Le devoir de vigilance européen progresse doucement, après le vote du projet de directive à la Commission des Affaires Juridiques du Parlement Européen. On fait le point sur les avancées.

Et si l’Europe instaurait un devoir de vigilance pour ses entreprises ? Depuis que la France avait donné l’exemple avec sa loi du 27 mars 2017, la question revenait régulièrement dans les instances de régulation européennes. Jusqu’à ce qu’en 2022, la Commission européenne puis le Conseil européen adoptent une position sur le sujet. L’Europe va donc bien instaurer une forme de devoir de vigilance, qu’on appelle aussi la CSDD ou CS3D, pour Corporate Sustainability Due Diligence Directive.

Avec cette directive, l’Europe va, en résumé, exiger des entreprises européennes qu’elles mettent en place un plan de vigilance et de prévention des risques liés à l’environnement ou aux droits humains sur l’ensemble de leur chaîne de valeur. Une petite révolution juridique qui rendrait les entreprises juridiquement responsables des atteintes à l’environnement ou des violations des droits humains, y compris chez leurs fournisseurs ou même leurs clients.

En principe, le parlement devrait examiner et voter l’orientation générale adoptée par le Conseil au printemps ou à l’été 2023. En attendant, la Commission des Affaires Juridiques du Parlement Européen planchait sur le sujet, pour préciser le cadre juridique de ce futur devoir de vigilance. Fin avril, cette commission a voté une version préliminaire du texte. Les choses commencent donc à avancer en matière de devoir de vigilance européen.

Plus d’entreprises concernées par le devoir de vigilance européen

Mettre en place un devoir de vigilance européen pose de nombreuses questions juridiques, économiques et politiques. D’abord, il faut définir quelles entreprises seront soumises à ce devoir de vigilance : les grandes entreprises seulement ? À partir de quels seuils ? Quels types d’entreprises seront concernées par la CSDD ? Toutes les entreprises, ou seulement les entreprises du secteur marchand, hors entreprises des services financiers ou assureurs ?

La Commission des Affaires Juridiques du Parlement Européen a souhaité adopter fin avril une position ambitieuse pour le devoir de vigilance : seront concernées toutes les entreprises établies dans l’Union Européenne, et ayant au moins 250 employés et un chiffre d’affaires mondial supérieur à 40 millions d’euros. Des seuls bien plus bas que la position précédente issue des travaux de la Commission et du Conseil.

Le devoir de vigilance concernera aussi les sociétés mères employant plus de 500 salariés, avec un chiffre d’affaires mondial supérieur à 150 millions d’euros. Les entreprises hors UE seront aussi concernées si leur chiffre d’affaire est supérieur à 150 millions d’euros dès lors que 40 millions au moins ont été générés dans l’Union.

Le secteur des services financiers et de l’assurance inclu

Sur l’implication des sociétés financières, le Conseil avait adopté une posture relativement laxiste, qui proposait aux Etats membres de définir eux-mêmes les typologies d’entreprises concernées, et notamment de décider si les entreprises des services financiers seraient inclues dans le cadre du devoir de vigilance.

Le texte adopté par la Commission des Affaires Juridiques, quant à lui, ré-intègre ce secteur, ce qui est une bonne nouvelle pour le développement d’une finance plus responsable. Toutefois, tous les acteurs du secteur financier ne seront à priori pas concernées : seuls les gestionnaires d’actifs et les investisseurs institutionnels devront se soumettre au devoir de vigilance. Les fonds de pension et les fonds d’investissement alternatifs, ou encore les opérateurs de marché y échapperont pour l’instant.

La question du périmètre de la responsabilité des acteurs financiers était également en question. Les acteurs du secteur peuvent-ils être tenus responsables de la manière dont leurs clients utilisent leur argent ? La logique voudrait que oui, et pourtant, plusieurs pays, dont la France, militaient pour l’inverse. Les acteurs financiers ne seront donc finalement concernés que pour leurs clients directs.

Des responsabilités élargies et précisées en matière de devoir de vigilance européen

Sur l’application concrète du devoir de vigilance, les députés de la commission ont aussi précisé les règles et les périmètres. L’ensemble de la chaîne de valeur amont sera soumis au devoir de vigilance, mais l’aval, et notamment l’usage des produits, en sera exclu. Une situation que dénoncent d’ailleurs certaines ONG, car elle induit des situations potentiellement paradoxales : une entreprise vendant, par exemple, des produits susceptibles d’être utilisés comme des armes devrait établir un plan de prévention des risques pour le transport de ces produits, mais pas pour leur usage.

L’entreprise en tant que personne morale, ainsi que ses dirigeants en tant que personnes responsables du déploiement du devoir de vigilance, seront juridiquement responsables en cas de manquement aux obligations du devoir de vigilance. Et les sanctions financières définies par la Commission pourraient s’élever à plus de 5% du chiffres d’affaires mondial.

Le projet défendu en commission ajoute aussi des règles plus strictes concernant le devoir de vigilance climatique. Pour les grandes entreprises en particulier, il instaure une obligation de mettre en place une trajectoire net zéro, alignée avec les objectifs de l’Accord de Paris. Ces entreprises devraient même être contraintes d’aligner en partie les rémunérations des dirigeants sur le respect de cette trajectoire. Une manière d’inciter encore plus fortement les entreprises à développer leur vigilance climatique.

Voir aussi : Neutralité carbone et greenwashing en entreprise

La question de l’accès à la justice en matière de vigilance

Enfin, derrière le devoir de vigilance, il y a aussi la question de la justiciabilité des questions de vigilance en entreprise. Il s’agit de savoir dans quels cas la justice peut être saisie en matière de vigilance, comment sont caractérisés les manquements, qui peut saisir la justice et qui doit porter la charge de la preuve en matière de vigilance.

Cette dernière question est particulièrement sensible, car il y a deux manières d’envisager la charge de la preuve. Soit c’est à l’entreprise de démontrer qu’elle a bien respecté son devoir de vigilance en cas de litige, soit c’est aux demandeurs (des associations, des parties prenantes lésées, des salariés dont les droits ont été bafoués) d’apporter la preuve que des droits ont été violés ou que le devoir de vigilance n’a pas été respecté. Or, les demandeurs ont souvent peu de moyens (financiers, juridiques), notamment dans les pays en développement où les risques d’atteintes aux droits sont les plus élevés, ce qui pose un problème évident d’effectivité des procédures.

Sur ce point, la commission juridique laisse la décision aux Etats membres, qui pourront chacun décider la répartition de la charge de la preuve. Sans cohérence européenne sur ce point, c’est probablement l’approche la moins ambitieuse qui sera retenue par les Etats…

Et maintenant ?

Au cours du mois de mai, les travaux parlementaires devraient permettre de finaliser le projet de directive, qui sera en principe voté par le parlement européen lors des sessions plénières de fin mai ou début juin.

Tous ces points pourront donc être amendés au cours des négociations, y compris avec les Etats membres et le Conseil. Il faut espérer que les acteurs européens choisissent une position ambitieuse concernant le devoir de vigilance européen, car cela permettrait d’ancrer la responsabilité juridique des entreprises en matière de respect des droits fondamentaux et des droits environnementaux à l’échelle du continent. Ce serait une première, et un pas en avant majeur pour l’avènement d’une RSE plus contraignante (et donc plus efficace) à l’échelle internationale.

Mais on peut craindre que cette phase de négociation aboutisse au contraire à la dillution du texte et de son ambition initiale. En effet, ces dernières semaines, les instances européennes, face aux pressions des lobbies économiques, ont reculé sur la CSRD et la SFDR, les principales réglementations encadrant la transition écologique des entreprises. Le devoir de vigilance européen pourrait malheureusement subir le même sort…

Photo de Remy Gieling sur Unsplash