D’où viennent les inégalités de revenu ? Comment s’expliquent-elles ? Comment les Etats peuvent-ils diminuer ces disparités ? Décryptage…

Tout travail mérite salaire, certes, mais salaire variable. C’est un constat évident : la rémunération du travail est très variable.

Selon ILOSTAT établissant des statistiques sur le travail, la part des revenus générée par le travail dans le monde était de 51,4 % en 2017, le reste allant aux propriétaires de capitaux. Si les études montrent que les revenus du capital profitent de manière disproportionnée aux riches, qu’en est-il pour les revenus du travail ?

S’il l’on se penche sur la distribution des revenus du travail, on s’aperçoit que leur répartition est aussi très inégale. Les 10 % des travailleurs les plus riches gagnent 48,9 % des revenus du travail tandis que les 50 % les plus pauvres ne gagnent que 6,4 %.

En s’appuyant notamment sur les travaux de Thomas Piketty et notamment de son ouvrage à succès Le capital au XXIe siècle, tentons de comprendre les mécaniques à l’oeuvre pour fixer les niveaux de rémunération afin d’expliquer d’où proviennent de tels écarts de revenus liés au travail, dans et entre le bas et le haut de la distribution.

Comment expliquer les inégalités de revenu du travail ?

On voit bien que différents types de travail ne sont pas rémunérés de la même façon. En France, par exemple, 50% des salariés ont un revenu inférieur à 1850 euros nets mensuels pour leur travail. Inversement, les 10% les mieux rémunérés ont un salaire supérieur à 3650 euros nets mensuels alors que les 1% les mieux rémunérés perçoivent plus de 8000 euros nets par mois.

Alors, comment ces inégalités de revenu sont-elles justifiées ? Qu’est-ce qui explique que certains travailleurs gagnent 5 ou 10 fois plus que d’autres ? En théorie, puisque nous évoluons dans un marché du travail “libéralisé”, où les acteurs (employeurs et demandeurs d’emplois) sont plus ou moins libres de fixer les salaires, la hauteur des rémunérations devrait dépendre de lois “économiques”.

Le lien entre la productivité du travailleur et le revenu

La première de ces explications économiques serait liée à la notion de productivité marginale. La productivité marginale désigne la contribution à la production d’une unité de travail supplémentaire. Ce concept vise à mesurer en quelque sorte dans quelle mesure une heure de travail supplémentaire d’un travailleur permet d’augmenter la production de son organisation.

Derrière ce concept se cache l’idée que le niveau de revenu du travail d’une personne serait lié à sa productivité marginale : plus votre travail permet d’augmenter la production de votre entreprise, plus votre revenu est élevé.

Dans la théorie, cette productivité marginale dépendrait du niveau de qualifications, ainsi que de la demande dans ces mêmes qualifications. Plus un travailleur est qualifié, plus son travail permet d’augmenter la productivité de son entreprise, en théorie. Et de ce fait, si un faible nombre de personnes sont qualifiées et que la demande est forte pour ce type de qualification, leur salaire devrait être beaucoup plus élevé que la moyenne. C’est logique : les employeurs seraient alors prêts à payer plus cher pour avoir accès à cette qualification supplémentaire pour augmenter leur production.

Cependant, estimer la productivité marginale d’un salarié est extrêmement difficile. Par exemple, comment calculer la productivité marginale d’un cadre ou d’un ingénieur ? Certes, leurs qualifications permettent certainement d’inventer certains processus nouveaux, d’innover. Mais in fine, la productivité de leur travail dépend du travail des autres salariés : des ouvriers, des employés, et de tous les autres maillons de l’entreprise. 

Pour certaines fonctions comme celle des “super-cadres”, la théorie de la productivité marginale explique donc difficilement les niveaux de salaires parfois très élevés qu’on trouve à ces postes.

La question des qualifications dans la détermination du niveau de revenu

La seconde piste est celle des qualifications et du mérite. Est-ce juste d’affirmer que le niveau de revenu est lié au niveau de qualification ?

D’après la théorie de la course-poursuite entre éducation et technologie, les inégalités de revenus seraient faibles si le système éducatif produit suffisamment de qualifications pour satisfaire les besoins liés au développement de la technologie pour produire des biens et services, et fortes dans le cas contraire.

Si le niveau de formation et de technologie joue indéniablement un rôle dans les inégalités de revenus, et peut se vérifier dans le bas de la distribution, cela ne permet pas d’expliquer pourquoi on constate des écarts de revenus importants entre des pays où les niveaux de technologie et de formation ont la même importance.

Par exemple, la part des revenus du 0,1% le plus riche a plus que triplé entre 1980 et 2007 dans les pays anglo-saxons alors qu’elle est demeurée stable en Allemagne ou a augmenté de moins de 50% au Japon.

Si la montée des super-cadres était un phénomène uniquement technologique, on comprendrait mal des écarts si importants dans des pays par ailleurs si proches” résume Thomas Piketty.

Cette théorie d’une course-poursuite entre éducation et technologie n’apporte encore une fois qu’un éclairage partiel sur les inégalités de revenus. Pour trouver des pistes d’explication complémentaires, mettons le cap sur les pays anglophones où les hauts salaires sont plus nombreux et tentons de comprendre pourquoi.

La fixation arbitraire des hauts salaires

Selon un rapport d’Oxfam de janvier 2020, 1 % des plus riches détiennent deux fois la richesse de 92% de la population mondiale.

A ce constat il faut préciser que les trois quarts de la différence de croissance des revenus du 1% le plus riche s’est en réalité manifestée dans le millième le plus riche, où les super-cadres sont encore plus présents.

L’envol du nombre de ces super-cadres corrélé à une rémunération très élevée de ces derniers est une cause majeure du creusement des inégalités d’après l’auteur.

Ainsi, le revenu des super cadres n’est ni déterminé totalement par la productivité, ni totalement par les qualifications. Thomas Piketty propose une troisième piste d’explication en expliquant que ces salaires seraient définis à la fois par des comités de rémunération et par le niveau d’acceptation de la société.

  • Le comité de rémunération a pour mission de fixer à l’intérieur d’une entreprise la rémunération de ses dirigeants et autres mandataires sociaux. Composé de membres choisis parmi le personnel de l’entreprise, la détermination du salaire semble davantage reposer sur des rapports de force et des liens entre les personnes concernées.
  • Le second déterminant est celui du poids des normes sociales et sur le niveau de revenu jugé “acceptable” par les employés et la société. C’est ce qui permet d’expliquer la hausse des inégalités aux Etats-Unis et au Royaume-Uni : “les sociétés américaines et britanniques sont devenues beaucoup plus tolérantes face aux rémunérations extrêmes à partir des années 1970-1980”.

La nécessaire intervention de l’Etat dans la réduction des inégalités de revenus du travail

Comprendre les mécanismes de détermination des salaires et l’origine des inégalités de revenu permet de mieux les combattre. Que ce soit dans le haut ou le bas de la chaîne de revenus, les Etats ont des leviers d’action à leur disposition pour lisser ces disparités à l’échelle nationale. Quels sont-ils ?

Dans le bas / milieu de la chaîne de revenus

Pour diminuer les inégalités entre le bas et le milieu de la chaîne de revenus, la mise en place d’un salaire minima et de grilles salariales aurait une portée à la fois en termes d’éthique mais aussi en termes de réduction des inégalités de pouvoir dans la relation au travail.

Par exemple, dans le cas d’un monopsone c’est-à-dire quand un petit groupe d’employeurs est le seul à pouvoir offrir du travail dans un endroit, ils vont potentiellement être tentés d’exploiter au maximum leur avantage et baisser les salaires autant que possible, un risque qui devient limité avec le salaire minima.

Il faut toutefois veiller à la fois à ce qu’il ne soit trop haut car cela entrainerait des effets négatifs sur le niveau de l’emploi, et à éviter la rigidité salariale pour conserver des incitants à produire.

Parallèlement, l’amélioration du système éducatif augmenterait le niveau de qualification d’une société. Les bénéfices se ressentiraient sur le niveau d’emploi, mais bien au-delà, car, on le sait, l’éducation contribue à la stabilité sociale et à la croissance économique sur le long terme.

Dans le haut de la chaîne de revenus

Concernant la fixation des salaires des plus riches, d’autres forces sont à l’oeuvre, donc d’autres modes d’intervention sont nécessaires.

Tandis que l’écart de revenus entre les plus riches et les plus pauvres se creuse et que dans le même temps on sait que la théorie du ruissellement ne fonctionne pas (idée selon laquelle les revenus des plus riches sont réinjectés dans l’économie, créant ainsi de la croissance et de l’emploi), l’Etat a tout intérêt à intervenir pour réduire ces inégalités, notamment via la fiscalité.

D’après Thomas Piketty dans Regards croisés sur l’économie, il s’agit de repenser la fiscalité via un taux adapté de taxation des hauts revenus.

Dans cet article, il expose les chiffres du taux marginal d’imposition aux Etats-Unis (taux auquel est imposée la dernière tranche du revenu d’un contribuable). Sa baisse au cours des dernières décennies conduit les plus riches à s’enrichir encore plus.

“Depuis 1975, on constate qu’il existe une forte corrélation entre la baisse des taux d’imposition sur les plus riches et la croissance de la part des plus riches dans le revenu national. Par exemple, aux États-Unis, le taux marginal supérieur d’imposition au niveau fédéral est passé de 70 % dans les années 1970 à 35 % aujourd’hui.” A noter qu’il s’agit ici de l’ensemble des revenus, pas uniquement le revenu du travail.

En France, ce taux a peu évolué, et la part des 1 % les plus riches est “relativement stable depuis 1975.” Plutôt cohérent quand on sait que les revenus des “super-cadres” sont moins élevés dans le pays qu’aux Etats-Unis par exemple.

Si la métropole fait partie des pays européens où les inégalités de revenu disponible sont relativement faibles, après prélèvements obligatoires et redistribution, il reste encore beaucoup d’efforts à réaliser à l’échelle mondiale et ainsi atteindre les objectifs de développement durable.