Faut-il changer la définition et le statut de l’entreprise : la question est posée. Quels sont les enjeux de cette réforme en discussion ? Comment sortir de ce débat par le haut ? Décryptage.

La France poursuit en ce moment un travail collectif de fond visant à transformer son rapport à l’entreprise, dans l’idée de la faire passer (enfin) à un modèle post-industriel. En faisant évoluer la régulation collective vers le contrat et non plus seulement la loi, sous la pression du réformisme syndical, on avance ainsi dans la démocratie sociale. Pour autant, la définition de l’entreprise qui perdure encore dans les textes et dans les mécanismes institutionnels, est une définition ancienne, fixée dans le code napoléonien, qui limite l’aventure entrepreneuriale – comme on dit aujourd’hui – à « l’intérêt des associés ». Les modes de régulation de l’entreprise évoluent donc, mais ce qui définit l’entreprise, sa place dans la société ou son rôle dans le dessein collectif, lui, reste figé par des concepts anciens. C’est cette contradiction qui pousse aujourd’hui à se questionner sur la nécessité de réformer le statut ou la définition de l’entreprise.

La mutation du rôle de l’entreprise en tendance de fond

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Si l’adaptation nécessaire de ces termes du Code Civil soulève la controverse, c’est que l’engagement responsable de l’entreprise n’est pas clair dans la tête des dirigeants, formés et intéressés directement à la seule pratique du bénéfice net avant impôt et de la valeur actionnariale : ils voient dans la RSE un mélange de loyauté et de mécénat, ce qu’ils appellent une « citoyenneté d’entreprise » dont ils se contentent, pour ne pas avoir à se poser les questions dérangeantes sur « la durabilité » des modèles économiques au regard des enjeux du monde : ressources rares, pollutions, respect de l’équité et des droits, bonne régulation etc.. Or c’est bien sur ce terrain de la durabilité que la Société civile attend désormais l’entreprise pour savoir si elle gère sérieusement ses impacts, dans une relation mesurée et négociée avec ses parties prenantes, compatible avec les Objectifs de Développement Durable que tous les Etats ont adopté, en vue d’une croissance et d’une mondialisation, pérenne et partagée.

Sur la question de la définition et du rôle de l’entreprise, la plupart des grands acteurs sont en train d’évoluer. Le Forum de Davos 2018 rappelle ainsi le décor de fond : un monde fracturé, qui fait courir des risques au business s’il ne participe pas plus et mieux au destin commun, caractérisé autour par 4 défis majeurs : la responsabilité dans la gestion des data, la sécurité alimentaire, l’égalité entre les genres et le réchauffement climatique. Le World Economic Forum et les principaux économistes tirent la sonnette : les acteurs de marché ne cessent de gagner en puissance mais ils ne se demandent pas s’ils sont des facteurs de destabilisation ou de stabilisation de notre monde. Dans la livraison de janvier de la Harvard Business Review, G. Serafeim et R. Kaplan, les meilleurs spécialistes du sujet, appellent les dirigeants à s’engager plus car les démarches de responsabilité ne sont pas à la hauteur des enjeux, disent-ils. La même revue fait l’éloge des rares « CEO activistes » qui s’expriment sur ces questions. Même le Boston Consulting Group, dans un article d’anthologie publié en octobre 2017, a fait évoluer son dogme des années 80, le « Total Shareholder Return (TSR) », en proposant le « Total Societal Impact » ; le TSI est un levier de performance globale, pour toutes les parties prenantes, explique le BCG ; cet indicateur de résultat élargi garantit une création de valeur supérieure à l’approche partielle ancienne, sous-entendu limitée à l’actionnaire. Il y a quelques mois, les mêmes experts américains du management faisaient un sort au dogme friedmanien des années 70, en critiquant « la théorie de l’agence » (nb ; l’actionnaire est rationnel et décide pour tous…), responsable de la financiarisation excessive de l’économie, au profit de « la théorie de la firme » ; cette dernière explique qu’il n’y a d’entreprise qui dure que si elle est intégrée de façon équilibrée dans son eco-système, avec ses clients, ses salariés, ses communautés locales.

La révolution intellectuelle est donc faite, aux USA et en Europe surtout : la mutation du rôle de l’entreprise au-delà du seul profit est une tendance de fond. Mais beaucoup d’acteurs ne l’ont pas encore compris, laissant des pionniers partir en avant en expérimentant de nouveaux modèles, qu’ils veulent croire marginaux.

Définition de l’entreprise : faut-il changer la loi ?

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De fait, le débat qui agite la France peut paraître dérisoire quand on lit la lettre du premier gestionnaire d’actifs au monde, Larry Fink, patron de Blackrock, incitant ses participations à se doter d’une mission, à rechercher l’intérêt de la Société toute entière et pas seulement la performance de la firme à court terme, afin de considérer « le bien commun ». Il remet le débat au bon endroit : celui de la bonne gouvernance. En réalité, nul besoin de changer les règles de droit ! Il suffit que les conseils d’administration utilisent leur pouvoir pour élargir leur mode de décision aux analyses extra-financières désormais à leur disposition, pour écouter des parties prenantes dont ils ont ignoré l’existence jusqu’ici et envisager les attentes de la Société où résident des opportunités extraordinaires, découlant des besoins non satisfaits d’une population qui n’a jamais été aussi nombreuse et désireuse de progresser ! L’IFA (Institut Français des Administrateurs) a d’ailleurs fait une recommandation en ce sens en 2017, incitant ses membres à dépasser une fonction de contrôle étroite pour se pencher sur la dimension « durable » de la stratégie.

Mais dans cette évolution, l’ouverture des Conseils à des Administrateurs salariés et à des personnalités issues de la Société civile, en nombre suffisant, serait également une contribution appréciable à cette ouverture, tout en respectant leur collégialité fondamentale. Les actionnaires doivent pouvoir aussi acter la mission de l’entreprise au cœur du projet statutaire, s’ils le souhaitent, modèle à encourager s’il en est. Les propositions réglementaires sont sur la table, les tendances sont à l’œuvre, reste au projet PACTE du gouvernement à dégager un consensus à travers un volontarisme non déstabilisant. La mission Notat-Senard est la mieux appropriée qu’on ait pu trouver pour réussir cela ; ses propositions sont très attendues.

Plus que la définition, c’est le paradigme du management qu’il faut changer

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Mais surtout, au-delà des codes, ce qui est en cause est l’avènement d’un nouveau management, celui du modèle de performance globale, voulu par la gouvernance, encouragé par les actionnaires, soutenu par la Société civile et la régulation, qu’on appellera le modèle de l’entreprise durable par opposition au modèle ancien de l’entreprise productive. Depuis l’invention du rapport intégré ce modèle est bien formalisé, dans toutes ses dimensions. Les experts académiques, longtemps attachés à enseigner la seule maximisation des capitaux, sont mobilisés (à Harvard, Cambridge, HEC) pour proposer cette démarche repensée qui va beaucoup plus loin qu’une relation empathique entre l’entreprise et la société civile, comme on a cru que cela suffisait dans les années 2000.

Toutefois, il serait dommage d’attendre la prochaine génération de cadres pour mettre en œuvre la mutation des modèles économiques, alors que les défis critiques s’amplifient et que la globalisation, la numérisation et l’automatisation vont continuer de redistribuer les cartes ; il s’agit de tirer les leçons de « la dimension politique » et même géopolitique de l’entreprise, de plus en plus puissante et prospère mais qui court derrière un rapport au monde constructif. Il faut donc accélérer cette intégration du modèle durable, sinon, comme l’indique la dernière livraison de The Economist, il faudra « combattre les titans », au détriment de l’innovation et de la croissance. Ce serait paradoxal que le monde n’apporte au succès des groupes que leur remise en cause, parce qu’ils n’auraient pas su se contrôler eux-mêmes…