Quelle position adopter pour une entreprise dans une situation de guerre comme celle qui se déroule en Ukraine ? En quoi ce sujet relève-t-il de la responsabilité de l’entreprise ? Et si les entreprises se devaient désormais d’avoir une « politique étrangère » ? Tribune co-écrite par Patrick d’Humières, fondateur de Eco-Learn, enseignant IRIS sur la géopolitique de l’entreprise et Marine Champon, fondatrice de Initiatik, experte en stratégies de concertation.

La guerre en Ukraine vient de mettre à nue la diversité d’approches de nos entreprises quant à leur position stratégique lorsque survient une crise internationale grave, un conflit ouvert ou une tension mondiale et qui les prend en étau entre les intérêts des Etats et les valeurs des sociétés civiles. Certains groupes ont choisi la rupture outragée et d’autres le ménagement prudent du long terme. Y-a-t’il une règle et une méthode qui s’impose à elles afin de concilier leur intérêt social avec leur solidarité attendue avec leurs clients, actionnaires et salariés ?

En tout cas , il est de plus en plus clair que la responsabilité sociétale de l’entreprise comporte une dimension géopolitique à prendre en charge et que celle-ci n’est pas à part, ni exceptionnelle : elle consacre la vérité de l’engagement courant de l’entreprise dans son « rapport au monde ». 

Entreprise et géopolitique : l’histoire n’est pas nouvelle

On ne découvre pas cette problématique avec la guerre en Ukraine qui est aussi la guerre faite à notre projet démocratique européen, ne l’oublions pas. Ce serait une amnésie coupable de considérer cette situation comme nouvelle car de telles « prises en otage du business » apparaissent dans tous les contextes conflictuels et l’oblige à « choisir son camp ».  Sans remonter à la collaboration avec l’ennemi pendant la dernière guerre mondiale, le débat appelle les mêmes discussions et entraîne les mêmes conséquences : il y a les entreprises qui sont « du bon côté » et celles qui se trompent de combat, en se cachant derrière une fausse neutralité ou en faisant fi de leur insertions au cœur des sociétés où elles produisent et où elles vendent !

Au départ, il y a eu l’embargo des années 80 contre l’apartheid qui a fini par être suivi et qui a contribué à faire changer le régime politique sud-africain ; il est même à l’origine des principes de l’OCDE en matière de conduite responsable des affaires, le seul vrai cadre de droit international qui régit ces questions que les Etats ont la charge de faire appliquer mais dont ils semblent avoir oubliés qu’ils les ont signés… Concernant l’Iran, et avant les génocides du Darfour ou d’Afrique de l’Est, ce sont les Etats-Unis qui se sont chargés de faire appliquer les décisions onusiennes aux entreprises complaisantes, dans un concours de cynisme de toutes parts. Plus récemment en Syrie, en Birmanie, ce sont les ONG qui ont utilisé l’arme des juges pour rappeler les entreprises peu soucieuses des droits humains à leurs obligations plus que morales, qu’on aurait pu faire respecter bien avant.

De manière générale, il y a encore sur ces questions géopolitiques un suivi laxiste du droit et des accommodements particuliers qui démontrent que les entreprises comme les Etats ont du mal à avoir des doctrines claires assumées ; il y a eu beaucoup de gestions opportunistes dans le temps passé mais le conflit actuel semble générer des réactions plus affirmées et courageuses, du fait de l’implication directe de cette guerre sur notre destin mais aussi parce que la responsabilité d’entreprise progresse ; si elle ne s’exprime pas à cette occasion, quand sera-t-elle véridique ? A cet effet, on peut résumer les trois lignes directrices simples qui doivent guider la responsabilité géopolitique de l’entreprise, dans le cadre du droit et des engagements pris, pour que les gouvernances puissent assumer des choix difficiles dont dépendent rien moins que la légitimité sociétale de leur marque et la construction durable du monde que l’on veut, c’est-à-dire le prix politique de la prospérité.

De la responsabilité juridique des entreprises, socle de la bonne gouvernance.

La première ligne de conduite est le cadre du droit dont on ne dira jamais assez qu’il constitue l’obligation comportementale de base de l’entreprise : celle dernière, faut-il le répéter, n’est ni une institution autonome, ni une ONG ; c’est une organisation économique qui a une responsabilité politique, laquelle est cadrée par des principes internationaux et des lois qui en découlent, sur le respect des droits humains et sociaux, sur la gestion de l’empreinte environnementale, sur l’astreinte à une conduite des affaires loyale ; la somme de ces contraintes, redevables, constitue désormais « le bloc de durabilité » (pour soutenabilité) et la première responsabilité de la gouvernance, au sens anglais de « liability ».

Dans ce cadre, l’Objectif 16 des ODD qui formalise ce socle, demande à toute entreprise de contribuer à la paix et de participer à l’intérêt collectif de façon loyale ; la sanction ressort des Etats et est le plus souvent mal appliquée en la matière mais l’effet sur la réputation n’est pas la moins efficace. Le dernier boycott réussi fut celui de Shell dans l’affaire Brendspar. La mise en cause de Lafarge en Syrie, vient rappeler que tout acteur privé ne doit pas pouvoir être complice d’une atteinte à l’édifice juridique  démocratique, qui est la colonne vertébrale de notre modèle de développement occidental, tel que nous voulons le construire et que nous avons commencé à formaliser à travers les ODD. 

De la responsabilité politique des entreprises, stade complémentaire de leur loyauté. 

A cette responsabilité juridique s’ajoute désormais une responsabilité politique qui la complète et la renfoce ; c’est le niveau d’engagement que l’entreprise se donne volontairement pour aller plus loin que le droit, pour des raisons qui tiennent à sa culture, à ses intérêts et ses choix de long terme ou de vision, en lien avec ses parties prenantes, lesquelles peuvent s’avérer plus ou moins exigeantes au regard de principes démocratiques qui les animent. On ne retiendra pas la différence entre intérêts et valeurs, non pertinente au fond car les deux se confondent toujours, mais on retiendra qu’il s’agit plutôt d’arbitrer entre une vision de court ou long terme lorsqu’il s’agit d’interpellations très conséquentes qu’il convient de savoir doser. La solidité de ces choix politiques qui sont à faire par la gouvernance, nécessite l’explicitation des motivations et la légitimation par les parties consultées. 

C’est dans ce champ politique que se construit la démocratie qui est le droit, tout le droit, mais plus que le droit, c’est-à-dire la volonté de le faire progresser et de l’appliquer largement ; nos entreprises sont devenues des auxilliaires du droit et de la démocratie, qu’elles le veuillent ou non ; ou alors elles doivent assumer leur refus publiquement ! L’enjeu pour elles est de préserver leur autonomie de décision et leur droit à commercer dans des règles universelles dont le cadre est loin d’être abouti. Ce point nous distingue évidemment du capitalisme d’Etat et ce n’est pas la moindre difficulté qui nous attend face aux blocs autoritaires pour les décennies à venir, qu’il faut anticiper.

Vers une « politique étrangère des entreprises » au cœur de la RSE ?

Forte sur ces deux piliers que sont le droit à respecter et l’engagement à assumer, l’entreprise internationale peut plus aisément affronter sa relation aux Etats, selon qu’il s’agit de collaborer avec ou de s’y confronter ; c’est ce qu’on pourra appeler « la politique étrangère de l’entreprise », concept proposé par Sylvie Matelly de l’IRIS, qu’on pourra dénommer aussi la dimension géopolitique de la RSE. Dans les Etats qui promeuvent l’édifice juridique démocratique, l’entreprise sera à l’aise et pro-active ; à l’inverse, dans les Etats illibéraux, autocratiques, voire totalitaires qui plus est, elle devra faire des renoncements, coûteux parfois, gages de la sincérité de son engagement. « Chez nous », dans notre champ de la démocratie voulue, l’entreprise responsable ne peut engager son activité au côté d’Etats condamnés par la communauté internationale, sauf à pouvoir afficher des contrats susceptibles de faire évoluer les situations dans le bon sens…Les chinois, les russes, ne s’imposent pas ces exigences, et pour cause : tel n’est pas leur référentiel politique et économique non plus.

En Europe et aux Etats-Unis, Canada, Japon…la volonté de « durabilité » de l’entreprise est le stade avancé de sa responsabilité sociétale ; il comprend cette relation à la démocratie partout où l’entreprise agit, dès lors qu’elle revendique une origine, un statut et un cadre d’action qui la situe et la protège sur une planète que nous tentons de bâtir autour d’idéaux, des principes de San Francisco aux principes de Rio. Ceci intègre, à ne pas oublier, le respect de la Justice, de la liberté de l’information, le refus de la corruption, la loyauté fiscale, le respect des femmes, des minorités, des biens communs planétaires etc… 

Cette vision démocratique en construction doit conduire les acteurs privés à anticiper toutes les situations et à s’appliquer à bien gérer leurs relations avec les Etats, pouvant aller du refus de la collaboration, circonstanciée souvent, à l’alliance autour des causes communes, selon la nature des régimes. A un moment de l’Histoire qui voit le passage du monde dominé par une mondialisation occidentale très hypocrtie à un monde multipolaire qui se veut équitable, réparti entre régimes démocratiques et régimes non démocratiques, en forte rivalité, nos entreprises devront faire leur choix et l’assumer devant les opinions publiques, formées de leurs clients, de leurs salariés et de leurs épargnants. Ce qui peut les conduire désormais à devoir quitter des zones totalitaires et dans tous les cas à faire la part de leurs responsabilités juridiques et politiques dans les situations où les décisions publiques sont condamnables ou contradictoires avec nos principes démocratiques. 

Une mondialisation à repenser dans ses principes, avec les entreprises…

Si on veut s’efforcer de faire avancer « l’économie responsable » c’est-à-dire la régulation des échanges, en introduisant des critères sociaux et environnementaux minima dans les accords commerciaux de la prochaine OMC, on aura besoin que les entreprises assument plus clairement encore cette responsabilité politique dans le sens de la durabilité et de la démocratie.  Nos sociétés civiles accepteront de moins en moins que des firmes affichent leurs bonnes intentions et que leur  gouvernance ne soit pas clairement responsable dans leurs rapports avec les Etats, quels qu’ils soient.

Dans le moment que nous vivons, les entreprises actives en Russie ne peuvent pas ne pas condamner la guerre faite à l’Ukraine et justifier la façon dont elles entendent gérer leur responsabilité sur place sans être complice du gouvernement russe dans le temps que durera son agression, sachant que personne n’ignore qu’à travers l’Ukraine, la Russie veut s’en prendre à notre projet démocratique européen.  Certes, il est complexe de gérer des situations humaines, sociales, morales associées à des conflits aussi violents avec des rapports de force aussi destructeurs, mais c’est parce que l’entreprise connaît ses obligations, assume des engagements clairs et s’affirme ouvertement dans des relations avec les Etats au regard des enjeux de la durabilité et des principes de la démocratie, qu’elle peut continuer de proposer une marque respectée et respectable. 

L’avenir de l’économie de marché est redevenu celui de « la démocratie de marché », concept libéral des années d’hyper-puissance américaine qu’on pensait installée pour de bon ; ce concept se révèle devoir être aussi le fondement du combat européen pour installer un modèle politique, économique et social que veulent les citoyens de nos pays; il doit aussi accompagner les émergents dans la résolution de l’enjeu climatique, d’une meilleure gouvernance mondiale et d’un dialogue culturel véritable. L’interdépendance des économies au niveau mondial n’a pas vocation à disparaître mais elle doit résolument être repensée pour faire en sorte que le modèle démocratique ne soit pas seulement défendu par celles et ceux qui en bénéficient mais bien partagé et vécu dans l’intérêt du plus grand nombre de pays, sur tous les continents. Nos entreprises ont une place à tenir en ce monde qui passe par des stratégies à penser et à organiser, au centre de leur politique de développement durable, via une diplomatie privée qui est liée à la diplomatie publique européenne. La guerre faite par la Russie à l’Ukraine sollicite ces entreprises d’une façon qui n’est pas si différente du combat mené et gagné contre un Etat raciste il y a quatre décennies. Ces rendez-vous historiques nous rappellent que le commerce n’est pas doux et qu’il n’est jamais désincarné. Dis-moi comment tu commerces et je te dirai qui tu es…

Photo par Adolfo Félix sur Unsplash