Du 26 novembre 2014 au 30 août 2015, les sculptures du duo Yonetani investissent et ré-enchantent les espaces de l’Abbaye de Maubuisson avec l’exposition « Un autre rêve ». Les 4 œuvres exposées – truffées de clins d’œil à l’histoire de l’art et aux arts décoratifs – interrogent sur l’impact environnemental du nucléaire et de la société de consommation sur les générations futures. Entre émerveillement visuel et analyse critique.

Depuis plusieurs années et dans une démarche d’appropriation et de correspondance, l’Abbaye de Maubuisson souhaite établir un dialogue entre ses salles datant du 13ème siècle et l’art contemporain. Pour l’exposition, trois œuvres des Yonetani ont été re-configurées pour les espaces de l’abbaye – Grape Chandelier, The Five Senses, Crystal Palace – et une œuvre a été créée, The Last Supper.

Ken + Julia Yonetani : dialogue entre art, science, innovation et tradition 

Artistes australiens d’origine japonaise, c’est la première fois que les très impliqués Yonetani exposent leur travail en France. Leurs œuvres captivent, envoûtent, questionnent. Dans son travail, le duo rapproche l’art et la science par le biais de nombreuses collaborations avec le milieu scientifique : installations complexes, suivi d’études de l’impact des activités humaines sur l’environnement, mise au point de nouveaux matériaux au sein de laboratoires… Sel, sucre, verre d’uranium : il est clair que leurs matériaux de prédilection demandent une certaine maîtrise technique. Les deux artistes ont pour habitude de questionner le public en utilisant dans leurs œuvres des matériaux victimes – et conséquences – de catastrophes environnementales comme les papillons mutants de Fukushima. Les titres de leurs œuvres font également souvent référence à des chefs d’œuvres de la peinture ou de l’architecture. Le duo d’artistes s’est en effet beaucoup intéressé à l’histoire des arts décoratifs du monde entier et aux techniques de moulage traditionnelles en sculpture.

Dès le hall et de salles en salles, on contemple, en silence. On arpente l’ancienne abbaye cistercienne, on observe, on s’émerveille… et la magie opère. On est séduit par cette collection de lustres fluorescents et par ces sculptures de sel. Puis dans un élan de lucidité, on surpasse la dimension esthétique et les différents niveaux de lecture apparaissent. Le contraste, le décalage entre le beau et le sinistre est évident. Ces œuvres merveilleuses et méticuleuses s’opposent et font face aux enjeux et problématiques inquiétantes qu’elles soulèvent : exploitations de minerai d’uranium, déchets nucléaires, salinité des sols, agriculture intensive, sécurité alimentaire… Ken et Julia Yonetani « jouent sur les contrastes entre la beauté de leurs objets et la nature des sujets évoqués, tantôt prosaïques, tantôt polémiques, pour mieux stimuler la réflexion ».

À la sortie de l’Abbaye et entre nos deux oreilles, une question résonne : que laisserons-nous aux générations futures ? Zoom sur deux œuvres majeures et sensationnelles de l’exposition.

Install shots from Crystal Palace: The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nuclear Nations, 2012.
Install shots from Crystal Palace: The Great Exhibition of the Works of Industry of All Nuclear Nations, 2012.

Crystal Palace, lustres radioactifs 

Cette sublime installation est composée de 31 lustres représentant les nations nucléaires du monde : la taille de chaque lustre correspond à la quantité d’énergie nucléaire produite par ces pays. On ne s’étonne donc pas de voir les États-Unis en tête dans la course à l’atome. Suivi de près par la France, la Russie, la Belgique, le Royaume-Uni, la Chine, l’Ukraine et la Suède.

Pour réaliser cette installation, Ken + Julia Yonetani ont sillonnés les allées des brocantes et braderies, à la recherche de lustres anciens sur lesquels ils ont accroché des centaines de perles d’ouraline (ou verre d’uranium, matériau utilisé depuis l’antiquité et surtout au 19ème siècle dans les arts décoratifs). Éclairés par des lampes ultraviolettes, les lustres brillent d’une lumière verte fluorescente et obsédante. Le verre d’uranium, même si il n’est que très peu radioactif, est utilisé ici par les artistes comme un moyen d’explorer la peur des radiations en réaction à la catastrophe nucléaire de Fukushima.

Un peu plus loin en sortant de la salle des anciennes latrines, un lustre se tient à l’écart, éteint, isolé. C’est le Japon. Ni maladresse ni hasard, cette mise à l’écart est volontaire. En effet, depuis le drame de 2011, les réacteurs japonais sont à l’arrêt. Le gouvernement nippon a annoncé en 2012 l’abandon progressif du nucléaire sur 30 ans et le développement de sources d’énergies renouvelables.

Le titre Crystal Palace fait référence au palais d’exposition londonien, véritable symbole de la puissance de l’empire britannique qui accueillait la première exposition universelle en 1851 (The Great Exhibition). Ken + Julia Yonetani ont souhaité ici faire allusion aux tensions entre l’ambition humaine, les progrès technologiques, leurs coûts et surtout leurs conséquences.

The Last Supper. Sel, 2014 © Ken + Julia Yonetani
The Last Supper. Sel, 2014 © Ken + Julia Yonetani

The Last Supper, rêve salé 

Spécialement créée pour l’exposition, The Last Supper (en référence à La Cène de Léonard de Vinci) est une œuvre imposante de 9 mètres de long sur laquelle sont disposés quelques 120 objets et produits alimentaires frais… moulés en sel ! Les symboles sont nombreux et les interprétations multiples. L’œuvre est majestueuse : un rêve de sel, entre luxe et abondance.

Avec ce banquet, les artistes – extrêmement affectés par la catastrophe de Fukushima – ont souhaité faire référence aux problèmes de sécurité alimentaire dans un monde de plus en plus toxique. « Le sel est ici une métaphore de la mort de la terre, sacrifiée au nom de la production et de l’industrie. Notre appétit insatiable de consommation prend fin avec The Last Supper. Cette œuvre s’intègre parfaitement bien à l’abbaye, de par son rappel de l’esthétique médiévale et de par l’importance religieuse et artistique de la représentation de La Cène » Ken + Julia Yonetani.

The Last Supper. Sel, 2014 © Ken + Julia Yonetani
The Last Supper. Sel, 2014 © Ken + Julia Yonetani

Réelle expérience visuelle, et source de développement de l’imaginaire, l’exposition détient un certain pouvoir évocateur. La richesse de celle-ci tient dans la singularité, la splendeur et la diversité de ses œuvres ainsi que dans les multiples thématiques abordées. On peut l’appréhender comme une méditation sur l’histoire grâce aux objets illustrant les fastes du pouvoir – cadres, lustres ou encore la table, omniprésente dans les natures mortes – qui apparaissent à la fin du 17ème siècle. Ces objets décoratifs particulièrement plaisants et fascinants, puissamment incantatoires, constituent des amorces de récit, comme La Cène.

« Ce décalage qui se fait jour entre les surfaces séduisantes de leurs œuvres, le travail méticuleux des artistes et les connotations souvent angoissantes des sujets évoqués invite à appréhender l’œuvre aux deux niveaux de l’émerveillement visuel et de l’analyse critique », Abbaye de Maubuisson.

Au fil des œuvres, l’exposition réussit à s’harmoniser, à trouver le juste équilibre entre l’ambiance mystérieuse des salles, le temps en suspens, les sculptures inquiétantes, le désir profond d’une transition écologique et la beauté épurée du lieu. Un autre rêve… qui se répète ? Ou celui d’un monde durable où nature et culture se pardonneraient ?

 

Exposition du 26 novembre 2014 au 30 août 2015 à l’Abbaye de Maubuisson, site d’art contemporain 
du Conseil général du Val d’Oise : pour plus d’informations.