L’alimentation saine et durable et la gastronomie sont-elles vraiment incompatibles ? La gastronomie ne serait-elle pas un exemple pour la transition vers une alimentation plus saine, écologique et durable ?

S’il est un aspect de nos vies qui s’est radicalement transformé ces dernières décennies, c’est certainement l’alimentation. En à peine quelques dizaines d’années, nos sociétés sont passées d’un modèle où se nourrir était une question de survie à un modèle ou l’alimentation est une question à la fois de santé, de plaisir, de bien-être, un phénomène social, mais aussi une problématique écologique et économique.

Aujourd’hui l’alimentation est au coeur d’une foule de transformations et de questionnements extrêmement nombreux : comment rendre notre alimentation plus saine ? Comment éviter le gaspillage ? Comment nourrir le monde ? Comment définir une industrie agro-alimentaire plus saine ? Comment se nourrir sans détruire la planète ? Et comment penser une alimentation qui inclue aussi le bien-être animal ?

Et parmi les acteurs de l’alimentation, c’est sans doute la grande gastronomie qui est aujourd’hui en passe de trouver des solutions à toutes ces questions. Comment les grands chefs, étoilés ou non, les grands restaurants et les nouveaux influenceurs de la gastronomie et de la cuisine ouvrent-ils la voie à une alimentation plus durable et responsable ? Éléments de réponse.

Quand la gastronomie invente une alimentation plus saine

La grande gastronomie est souvent perçue comme une cuisine grasse, sucrée, mauvaise pour la santé, une cuisine de sauces, trop riche. Et pourtant, c’est bien la grande gastronomie qui innove le plus en matière d’alimentation saine.

Dès les années 1970, alors que l’industrie agro-alimentaire généralise l’utilisation des sucres ajoutés, des graisses hydrogénées et des additifs, la gastronomie, de son côté, invente la « Nouvelle cuisine ». L’idée de ces cuisiniers innovants (parmi lesquels Michel Guérard, Alain Senderens, Guy Savoy, et même Paul Bocuse) : inventer une cuisine plus saine, légère, basée sur des cuissons douces, des sauces légères à base de fruits, d’épices ou d’infusions.

gastronomie nouvelle cuisine diététique

La Nouvelle Cuisine a apporté à la gastronomie un vent de fraîcheur, diminué l’usage du beurre, des sauces lourdes ou des fritures. Elle a permis de redécouvrir la fraîcheur des aliments, à l’heure où au contraire l’industrie agro-alimentaire se concentrait sur les plats préparés, les conserves et la congélation. Michel Guérard, chef trois étoile dans son restaurant Le Prés d’Eugénie dans les Landes, au pays du foie gras et du confit de canard, a même théorisé et mis en pratique une vraie « cuisine minceur ».

La Nouvelle Cuisine a eu ses adeptes et ses contradicteurs, certains lui reprochant d’enlever à la gastronomie sa gourmandise. Néanmoins, son héritage a fait date dans l’histoire de la cuisine. Aujourd’hui de plus en plus de cuisiniers suivent encore certains de ses principes : la recherche de la sobriété, de la fraîcheur, de la légèreté, l’élimination des graisses et des sucres superflus au profit d’assaisonnements plus sains et subtils. Tout cela contribue au développement d’une haute-gastronomie toujours plus saine et diététique. Par exemple, Alain Passard, chef 3 étoiles, s’est fait une réputation internationale dans son restaurant l’Arpège en proposant une cuisine quasiment exclusivement tournée vers les légumes. William Ledeuil a remis au goût du jour ces derniers mois la cuisine des bouillons en s’inspirant de la diététique asiatique.

A partir des années 1980 et 1990, la recherche d’une gastronomie toujours plus précise et technique a aussi apporté de l’eau à ce moulin de la cuisine saine. Que ce soit via la cuisine moléculaire ou la cuisine fusion (inspirée des techniques japonaises par exemple), de plus en plus de cuisiniers ont cherché à maîtriser le geste de la cuisson. Ils ont appris ou réappris une cuisson qui préserve la qualité nutritionnelle des aliments et évitent les transformations nocives des aliments. C’est devenu la tendance des cuissons minute, sous-vide ou même des cuissons à froid.

Et en ce moment, parmi les dernières modes on trouve les extractions (mises en avant par Yannick Alléno), les infusions et les bouillons, des assaisonnements qui permettent d’apporter du goût sans graisse et sans caraméliser à outrance les sucs des aliments.

Le mouvement de la cuisine gastronomique de qualité, naturelle et sauvage

Aujourd’hui, ce mouvement continue et s’approfondit encore, avec des cuisiniers qui sont toujours à la recherche d’une cuisine plus naturelle et plus fraîche.

Dans les grandes cuisines, l’accent est mis sur la qualité des produits, leur fraîcheur. Les restaurants mettent en avant des circuits de production courts et des producteurs ultra-qualitatifs. Des petits producteurs comme les maraîchers Joël Thiébault, Yamashita ou encore le producteur d’agrumes Michel Bachès sont plébiscités par les restaurants pour leurs produits exceptionnels, cultivés grâce à une agriculture raisonnée, inspirée de l’agro-écologie. Ces circuits de production ont permis à la grande gastronomie de retrouver une identité autour de la qualité des produits, mais aussi de faire découvrir ou redécouvrir des variétés anciennes de fruits et des légumes. Cette relation privilégiée au producteur donne à la gastronomie une dimension à la fois écologique, économique et sociale, puisqu’en plus de préserver la biodiversité et l’environnement via des productions moins polluantes, elle permet de dynamiser des tissus économiques et sociaux, des terroirs parfois abandonnés au profit des productions intensives de l’agro-alimentaire.

De plus en plus de cuisiniers reconnus partout dans le monde mettent l’accent sur cette cuisine des produits de qualité : Alain Ducasse fait depuis des années l’apologie d’une cuisine de la « naturalité », respectant les saisons et les qualités des produits autour du triptyque « légumes-céréales-poisson », René Redzépi, chef danois élu à plusieurs reprises meilleur chef du monde, a tout misé sur une cuisine ultra-locale, sur des productions autonomes, et des chefs comme Jean Sulpice ou Marc Veyrat, prônent même une cuisine « sauvage », basée sur des plantes endémiques ou sur la cuisine des fleurs sauvages et autres graines germées. On pourrait encore citer Jean-Luc Rabanel, chef deux étoiles à côté d’Arles, qui propose une cuisine axée sur les légumes et sur l’agriculture biologique.

Certains chefs comme Yannick Alléno cultivent même désormais eux-mêmes leurs légumes et herbes aromatiques, y compris sur les toits de Paris !

La gastronomie et l’alimentation durable et écologique : des produits aux gestes

Grâce à toutes ces tendances, la gastronomie est en train de devenir l’un des piliers des réflexions sur une alimentation plus durable, à la fois pour la santé, l’économie et l’environnement.

Ainsi, on a souvent moqué la gastronomie pour sa tendance à servir des assiettes minimalistes avec des dressages improbables et des légumes tournés au millimètre, mais aujourd’hui c’est bien la gastronomie qui est à la pointe des gestes de la lutte contre le gaspillage alimentaire. À l’heure actuelle, la grande gastronomie s’est fait le devoir de consommer toutes les parties des produits qu’elle exploite. Des fanes de carottes aux abats des viandes, en passant par les os ou les épluchures, la tête de veau ou les pieds de cochon, la grande cuisine recycle beaucoup plus ses aliments que ne le font les consommateurs chez eux. De nombreux grands chefs se font aussi les avocats du zéro déchet en cuisine ou de la réduction du gaspillage alimentaire : Tom Colicchio, juré de Top Chef aux Etats-Unis, ou encore Dan Barber, Daniel Humm ou Thomas Keller qui ont tous participé au projet WastED, restaurant où on ne cuisinait que les restes. Même l’émission à succès Top Chef met chaque année à l’honneur la cuisine des restes ou des épluchures, pour sensibiliser au gaspillage en cuisine.

La vision minimaliste de la cuisine gastronomique a aussi l’avantage de se poser en alternative à la tendance de la surconsommation alimentaire et des assiettes remplies à ras bord dont on jette la moitié lorsque l’on a plus faim.gastronomie végétale environnement végétarien

Même sur la question des produits, la gastronomie est à la pointe. Quand on sait l’impact environnemental de la viande, on ne peut que se réjouir que de plus en plus de chefs passent à une cuisine quasiment sans viande (comme Alain Passard ou Alain Ducasse qui a pratiquement retiré la viande de certains de ses menus). Les grands chefs qui proposent des menus végétariens se multiplient, Joël Robuchon a même ouvert un restaurant totalement végétarien à Bombay, et Jean Montagard propose une cuisine gastronomique 100% végétarienne et bio depuis près de 25 ans. Et pour ceux qui cuisinent encore de la viande, ils choisissent presque toujours des petits producteurs et des filières de qualité, représentée par les grands bouchers tels que Yves-Marie Le Bourdonnec ou Hugo Desnoyer. On est bien loin des boeufs aux anti-biotiques ou des images sordides des abattoirs industriels révélées ces derniers mois.

Enfin, les grands chefs ont également été les premiers à proposer à leur carte des produits comme les insectes, extra-ordinaire source de protéine dont l’impact sur l’environnement est nettement moins fort que celui de la viande. René Redzépi en propose dans son restaurant à Copenhague, et des chefs nordiques ont même créé un groupe de travail qui étudie partout dans le monde l’introduction de ces aliments nouveaux dans notre alimentation.

Si la cuisine des grands chefs devenait un modèle ?

Pour toutes ces raisons, la grande cuisine et la gastronomie constituent de véritables laboratoires d’expérimentation pour une transition vers une alimentation plus saine. Le culte du fait maison, de la fraîcheur et de la qualité des produits, la volonté de tout utiliser et réutiliser font de la gastronomie une vraie alternative écologique et même diététique à notre alimentation industrialisée et standardisée. La tendance est arrivée au point que des grands magazines comme le Fooding proposent désormais des évènements entièrement dédiés à la cuisine saine et écologique, comme la Veillée Food Stock qui avait lieu le 20 mai dernier.

 

Alors, si on s’inspirait un peu des grands chefs ?