Nos entreprises devront s’engager pour la démocratie si elles veulent prospérer demain dans une économie de marché responsable. C’est l’appel pour une économie responsable européenne que lance Patrick d’Humières.

La décennie qui vient semble devoir se structurer autour de la compétition sino-américaine. Ce duel se déroulera sur une multitude de terrains jusqu’à ce que les protagonistes s’entendent sur des règles de marché que devront respecter les uns et les autres, en dépit de systèmes de valeur que rien ne rapprochera avant longtemps.

L’Europe sera nécessairement en soutien des Etats-Unis dans ce combat, ce qui entraînera les entreprises occidentales à devoir montrer l’exemple dans le respect des droits humains, sociaux, environnementaux et d’une forme de « démocratie de marché » dont les contours se formalisent sous la pression de nos sociétés civiles. Pensons-nous que nous pourrons exiger des entreprises chinoises des règles de transparence, d’intégrité, d’éthique, de durabilité, déterminantes dans les termes d’une concurrence « fair », si nos propres entreprises ne les respectent pas ? 

Rôle politique de l’entreprise : l’étau de resserre

Cette logique implacable de compétition entre régimes démocratiques et régimes autoritaires qui fait du terrain commercial le nouveau champ du combat politique, va entraîner les consommateurs et les investisseurs à jouer les arbitres pour dire si telle marque est dans le bon camp. L’affaire Huawei a donné le coup d’envoi du match qui se poursuit aujourd’hui autour de H&M et de Nike, au nom de la défense des Ouigours et qui d’enjeux planétaires en controverses de société, obligera progressivement les dirigeants de groupes à assumer pour qui ils travaillent, avec qui, et à ne plus pouvoir se dérober à « la nature politique de leur responsabilité d’entrepreneur »*. Les futures taxations carbone aux frontières pour faire avancer l’Accord de Paris, le respect transparent des fiscalités pays par pays, comme l’obligation de vigilance de base sur la prise en compte des droits sociaux par les fournisseurs lointains, sont autant de situations cruciales qui vont installer des curseurs de responsabilité dans la vie économique dans un monde qui ne peut plus accepter qu’au nom de la croissance et de la liberté, on commette autant de « crimes », surtout si c’est notre concurrent qui en profite sans vergogne…

A titre d’exemple, la question Birmane vient interpeller les entreprises étrangères qui agissent sur place et qui paient nécessairement à la junte militaire leur droit d’opérer. Le Président de Total a eu le courage de s’en expliquer car il sent la polémique remonter autour de son engagement significatif au Myanmar ; on prendra au sérieux les arguments qu’ils soulèvent, c’est-à-dire l’intérêt de ses collaborateurs birmans, la menace d’une exploitation forcée et le besoin d’assurer les services d’électricité jusqu’en Thaïlande ; mais s’il prend clairement ses distances avec le régime politique de Rangoon, Patrick Pouyanné répond en diplomate sans traiter la problématique qui est la sienne, à savoir celle d’un groupe qui s’est mis en situation de complicité passive avec une dictature et qui ne peut pas brandir sa neutralité à ce niveau d’implication, sans devoir apporter la preuve aujourd’hui qu’il ne facilite pas le maintien au pouvoir des militaires ! D’autant que tout le monde sait que la Chine aidant, la situation ne pourra s’améliorer avant longtemps…

Dans des conditions moins explicites et plus confuses encore, c’est la même situation qui envoie Lafarge au Tribunal à cause de sa procrastination ambivalente avec Daech. Et sans remonter aux principes Sullivan qui avaient réglé les conditions d’intervention des entreprises contre le régime de l’apartheid, il y a près de cinquante ans, on sait que lorsqu’ils s’en mêlent, les Etats-Unis ne traitent pas avec nuance les groupes qui enfreignent leurs embargos ou qui soutiennent les régimes condamnables.

Vers une gouvernance claire et démocratique de l’économie internationale

Alors, plutôt que de jouer avec les principes fondamentaux, supérieurs à ceux du commerce, les entreprises européennes ne devraient-elles pas enfin être plus claires dans leurs règles géopolitiques et considérer que lorsqu’elles sont entraînées malgré elles à devoir « faire avec » des régimes qui attentent par la violence à la démocratie, elles doivent interrompre leur activité d’elles-mêmes, quitte à se mettre sous la protection de leur Etat d’origine et en appeler aux Nations-Unies ? Ce jour là, « le business » entrerait enfin dans le camp pro-démocratique qui ne peut être que le sien, si on veut rompre enfin avec la longue filiation d’un certain capitalisme colonial et affirmer qu’il n’y a de création de richesse légitime, au nom des citoyens épargnants ou salariés qui leur font confiance, qu’en mettant une limite aux raisonnements faussement réalistes ; ils ne font que faire reculer l’avènement sur la planète d’un cadre général conforme à nos valeurs fondamentales, plus que jamais indispensable !

Ce « temps engagé » succédera-t’il au « temps hypocrite » qui est largement à l’origine de l’état lamentable de la gouvernance d’une grande partie du monde contemporain, lequel ne cesse de se dégrader, à en voir les tendances de la corruption, des atteintes aux droits et la faiblesse du droit international ? La guerre froide avait fait des entreprises internationales les auxiliaires des stratégies impériales ; « la paix chaude » qui lui succède aujourd’hui relance cette prise d’otage du business par les intérêts des puissances, sauf à ce que les groupes choisissent d’eux-mêmes, par la voie de leur Conseil, au nom de leurs communautés parties prenantes, qu’il y a des terrains où elles ne jouent plus ou pas, quitte à laisser des concurrents jouer avec le feu et à réclamer à la communauté internationale un système de surveillance des situations sensibles, dans un droit des groupes qui reste à bâtir…

En tout cas, les réponses tactiques anciennes à des problèmes systémiques d’importance croissante, ne sont plus recevables, surtout si une entreprise se pique par ailleurs d’être « responsable », « à mission » ou durable ! Un changement de doctrine considérable a été annoncé par l’Union Européenne qui veut désormais que ses échanges commerciaux soient soumis à des critères minimaux, sur le plan social et environnemental, comme base d’une réforme de l’OMC qui va devoir s’engager ; cette position très nouvelle va dans le sens  de la « diplomatie des valeurs » proposée par la nouvelle administration américaine, bien décidée à ne pas laisser la mondialisation économique faire le seul jeu d’un capitalisme d’Etat chinois qui ne se pose plus de limites dans son extension planétaire. Si on rajoute à ce constat l’enjeu climatique dans lequel européens et américains n’auront d’autres voies que d’utiliser l’arme commerciale pour entraîner les grands émetteurs, on est bien entré dans le cycle historique de « conflits des modèles ».

Entreprise et démocratie : choisir son camp

Cette situation atteste « d’une planète éclatée » où se dispute la place faite aux grandes entreprises ; celle-ci a déjà dépassé le droit des Etats mais n’a pas débouché sur un droit international contrôlé. On voit se dessiner deux catégories de groupes au moins ; il y aura,  d’une part, les « vraies multinationales », plutôt européennes et américaines, australiennes, japonaises peut être, qui répondront à des règles de droit de plus en plus homogènes, réciproques et opposables, à des règles de gouvernance normalisées, se référant à des référentiels universels et contribuant plus ou moins à « une économie sociale de marché responsable » qui devra bien être mise en place dans la zone OCDE , à travers des règles fiscales et de transparence de mieux en mieux contrôlées, si on croit dans nos principes.

A côté de ce groupe dominant de firmes qui joueront le jeu de la responsabilité contrôlée, stimulée par leurs Etats d’origine, démocratiques, il y aura les « entreprises d’Etat mondiales », référents d’abord au pouvoir politique de leur pays d’origine, autoritaires le plus souvent et dont l’opacité des modes de fonctionnement le disputera à celle de leur modèle, sans accepter que le Departement Of Justice fasse la loi mondiale…Dès lors qu’elles atteindront une taille significative et qu’elles toucheront à des secteurs sensibles, ces organisations seront pour nous ce qu’étaient les vaisseaux fantômes au temps où se sont constituées les premières compagnies maritimes, dans un monde où les hommes d’affaires étaient d’abord des aventuriers. Les Etats autoritaires ont pour eux le fait qu’une économie sauvage est encore la règle dans bien des domaines, des mines au fret, des matières premières aux biens rares ; la nouvelle OMC, si elle voit le jour, en reprenant sérieusement les acquis de l’OIT, de l’Accord de Paris, des traités environnementaux qui existent (CDB, Nagoya, Aarhus), sera le terrain d’arbitrage de ce combat entre les modèles. C’est dans ce contexte critique que les entreprises devront choisir leur camp et s’engager dans l’organisation du cadre global. Et c’est bien notre affaire !

On rappellera, si de besoin, que le 16° Objectif de développement durable des Nations Unies, fixe la nécessaire contribution des acteurs à la paix et à la juste régulation des intérêts collectifs. Mais cette intégration de l’entreprise dans le courant civilisationnel ne peut se faire qu’en rupture avec la doctrine classique, néo-libérale surtout, qui a professé la neutralité politique de l’entreprise pour mieux occulter les turpitudes qui ont pavé la vie des affaires depuis toujours, au nom du sacro-saint principe du « pas vu, pas pris » ! Une priorisation des enjeux et une appréciation objective des situations locales par une coalition volontaire aiderait à conduire et à éclairer ce questionnement, sachant que le consensus d’opinion est en train de considérer qu’il y a effectivement des principes supérieurs à la seule liberté du commerce et de l’industrie ; sans ignorer qu’il s’agit là d’une idée européenne isolée pour l’instant, car nombre de nos partenaires proches sont très hypocrites, dès lors que leurs grands intérêts nationaux sont en cause….

Une coalition pour bâtir une transition juste

Cette problématique a fait l’objet d’un appel récent de la part de Rebecca Henderson, professeur à Harvard, auteur de « Reimagining capitalism in a world of fire », qui a demandé aux entreprises, en pleine crise pandémique, de prendre leur responsabilité face aux dérèglements civils qui montent ! C’est aussi le sens des appels récents du WEF, du WBCSD et de pionniers qui veulent que le monde de demain réussisse cette « transition juste » qui nous obsède. 

Cette question démocratique ne pourra pas être occultée dans les années futures ; il devient ainsi indispensable d’instruire le rôle que les entreprises devront y jouer afin d’anticiper un discours géopolitique qui émerge dans le prolongement de leur demande de responsabilité globale. Dans une séance d’anthologie, le groupe HSBC s’est fait tancé au parlement de Wetminster pour avoir accepté de céder aux règles de contrôle de ses clients par les autorités chinoises ! « Puissances en Société », nos grandes entreprises, plus elles continueront de se mondialiser et moins elles échapperont à cette interpellation sur leur rapport à la démocratie, mère de tous les combats futurs. Leurs salariés, leurs clients, leurs actionnaires aussi, attendent d’elles un engagement sociétal cohérent sur toute leur ligne de fonctionnement qui n’est plus divisible. Une coalition active est à bâtir rapidement en ce sens et nous appelons les promoteurs de l’économie responsable à y prendre part. 

*cf. « La nature politique de l’entrepreneur », par Patrick d’Humières, éditions Michel de Meaulle, 2018

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