Inspiration. Mélanie Tisserand Berger préside depuis 2021 le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), un mouvement qui représente dirigeants et cadres dirigeants, notamment de PME depuis 1938. Elle même patronne d’un cabinet d’expertise comptable, elle revient pour Youmatter sur les mesures portées par le CJD pour assurer la transformation durable des entreprises et l’importance des nouveaux récits économiques dans celle-ci.
Youmatter : « Oser diriger autrement » , c’est le slogan du CJD. Qu’est ce que cela veut dire en 2024, à l’heure de l’urgence écologique et sociale ?
Mélanie Tisserand-Berger : C’est envisager l’entreprise dans le monde que l’on souhaiterait avoir et par, là même, donner plus de sens au management. En 1938, quand le CJD a été créé, l’un des objectifs était de sortir du « management paternaliste ». À l’époque, c’était révolutionnaire. Aujourd’hui, nous avons toujours la conviction profonde que le management à l’ancienne, très descendant, n’est satisfaisant ni pour les collaborateurs, ni pour les patrons et qu’il ne permet pas à l’entreprise de répondre aux défis écologiques et sociaux. Il nous faut travailler et diriger autrement. Au CJD, nous fonctionnons beaucoup par l’expérimentation. C’est ce que nous faisons avec la semaine de 4 jours par exemple. Cela nous paraît être intéressant pour travailler sur l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle notamment.
Beaucoup de réglementations structurantes pour la transformation durable, comme le devoir de vigilance européen (CSDDD) ou le reporting de durabilité (CSRD), sont aujourd’hui sous le feu des critiques, car elles seraient trop lourdes pour les entreprises et nuiraient à leur compétitivité…Quelle est la position du CJD ?
En tant qu’entreprises nous devons assumer nos responsabilités. Certes, il existe une complexité administrative qui pèse sur les entreprises et notamment les plus petites. Mais ne nous trompons pas de combat : il y a des réglementations qui sont essentielles pour transformer les entreprises face aux défis environnementaux et sociaux. Le fait d’avoir des règles de transparence sur la durabilité en fait partie. Et nous demandons même à ce qu’il y ait des contrôles pour rendre les sanctions effectives si les entreprises ne respectent pas ces obligations de transparence. En revanche, ce qui nous semble aussi indispensable, c’est qu’il y ait des contreparties, plus particulièrement pour les PME qui jouent le jeu. Car si les PME répondent aux demandes RSE de leurs donneurs d’ordres, ces derniers ne font pas toujours leur part en termes d’accompagnement financier ou technique. Nous souhaitons donc qu’il y ait des incitations pour les PME/TPE les plus vertueuses, notamment en termes de marchés publics.
Par ailleurs, je déplore que le gouvernement français se soit mobilisé pour amenuiser la portée du devoir de vigilance européen et que nous soyons à l’inverse le seul pays qui refuse d’instaurer une taxe sur la spéculation avec la taxe sur les transactions financières (TTF) au niveau européen. Cette taxe rapporterait 57 milliards d’euros par an selon la Commission et ce serait une juste répartition de l’effort !
Quelles sont justement les mesures qui permettraient selon vous d’accélérer la transformation durable des entreprises ?
En tant qu’expert-comptable, j’ai peut-être un biais mais je pense qu’il faut aller vers une façon différente de compter, d’évaluer la performance des entreprises. Il faut notamment que l’on arrive à faire payer la destruction des écosystèmes par des multinationales qui engrangent des bénéfices colossaux par des activités destructrices du bien commun, sans en assumer les conséquences. Il faut aussi plus de démocratie dans l’élaboration des stratégies en intégrant davantage les collaborateurs mais aussi les parties prenantes. Il y a deux grands absents dans le dialogue social : les citoyens/consommateurs et la planète. Il faut y remédier ! J’observe avec attention les modèles de Scic (Société coopérative d’intérêt collectif) ou de société à mission par exemple.
Nous portons aussi l’idée que les PME/TPE soient accompagnées financièrement dans leur transformation à travers un PGE (prêt garanti par l’Etat) climatique. L’Etat l’a fait au moment du Covid car il y avait urgence. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui, nos dirigeants n’ont pas bien compris l’urgence de la situation écologique et sociale…Pour l’instant, cela doit leur paraître lointain mais gardons bien en tête que lorsque ce sera très concret, c’est que ce sera trop tard pour nous adapter !
Votre prochain congrès va porter sur les nouveaux récits, en quoi est-ce une thématique importante pour les entreprises ?
Un récent sondage Ipsos-Sopra Steria a révélé que 80% des Français sont inquiets vis-à-vis du dérèglement climatique. Et bien entendu, les dirigeants d’entreprise du CJD, ne sont pas exemptés de ces craintes concernant l’avenir et les catastrophes climatiques annoncées. Or, une fois qu’on a bien conscience de l’ampleur du problème auquel nous faisons face, chacun d’entre nous se retrouve envahi d’un sentiment d’impuissance pouvant se traduire par du fatalisme, de la résignation voire même parfois du déni.
Aujourd’hui, nous avons du mal à faire émerger des solutions positives pour l’avenir et appréhender ces bouleversements de nos sociétés sous un angle heureux, alors même que c’est indispensable si nous voulons endiguer les conséquences futures du dérèglement climatique et adapter nos modes de vie. C’est pourquoi, au CJD, nous sommes convaincus qu’il faut ouvrir une voie nouvelle pour demain. La psychologie sociale a déjà démontré la capacité des récits à créer du sens et à activer des émotions positives. Nous voulons donc nous inspirer du foisonnement d’actions positives déjà à l’œuvre aujourd’hui pour imaginer un monde de demain, différent mais positif et surtout inspirant pour nos dirigeants désireux de déployer leur esprit d’innovation.
Dans le domaine économique, l’un des nouveaux récits, c’est la décroissance ou la post croissance…Comment ces réflexions sont-elles portées au CJD ?
On va dire que pour le moment nous n’avons pas de consensus sur le sujet ! Le mot « décroissance » continue de faire peur et de braquer un certain nombre de personnes, en partie parce qu’il est mal compris. Et à ce titre, j’ai une dent contre ceux qui nous présentent la décroissance comme un récit dystopique alors que la dystopie, c’est le récit de la croissance effrénée qui détruit la planète.
À titre personnel, je pense que les notions de décroissance ou de post croissance ont toute leur place aujourd’hui dans le débat car elles nous permettent de repenser notre rapport au monde. En tant qu’entreprises, cela doit nous interroger : avons-nous besoin de tout ce que nous produisons ? Quand nous étions enfants, nous étions capables de répondre à la question : pouvons-nous construire un nombre infini de tours avec un nombre limité de Legos ? Adultes, nous croyons pourtant au mythe du découplage et d’une croissance verte qui réglerait nos problèmes écologiques…Nous avons donc clairement besoin de nouveaux récits économiques.
Mi-mars, vous avez annoncé avoir noué un partenariat avec la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC). Pourquoi ?
Avec ses parcours, la CEC est une démarche magnifique, positive et tout à fait alignée avec les travaux du CJD. Ce rapprochement est venu naturellement, puisque nous partageons la même vision du monde économique de demain. Il vise à faire converger nos outils et actions pour promouvoir une économie plus équitable et respectueuse de l’environnement. Nous allons pour cela encourager les échanges d’expériences de transformation au sein de nos communautés respectives, informer les partenaires institutionnels sur les réalités et les besoins des acteurs économiques en transition et expérimenter les nouvelles formes d’économie, notamment les modèles régénératifs en entreprise.
L’entreprise régénérative, on en parle beaucoup, comme une ambition forte pour aligner les stratégies des entreprises sur les limites planétaires et le bien-être social. On craint aussi un « regen-washing »…
Nous aussi ! L’entreprise régénérative est un horizon à atteindre. Nous n’y sommes pas, aucune entreprise ne peut se dire « régénérative » aujourd’hui. Mais il est extrêmement utile que des entreprises réfléchissent à la façon de régénérer les écosystèmes qui sont indispensables à notre vie et notre économie et que l’on détruit à une vitesse folle aujourd’hui.
Photo : Mélanie Tisserand-Berger, présidente du CJD / CJD