85% des actifs seraient inquiets du changement climatique selon l’Unedic. Une partie d’entre eux va jusqu’à éprouver de « l’éco-anxiété », ce qui peut avoir des conséquences tout au long du cycle du travail. Pourtant, peu d’entreprises se penchent sur cette problématique de santé mentale. Quels sont les risques à laisser cette angoisse sans réponse ? Comment au contraire faire en sorte de mobiliser ces personnes pour la transformation écologique et sociale de l’entreprise ? C’était l’objet d’une table ronde que Youmatter a organisée avec KissKissBankBank & co et le cabinet de recrutement spécialisé dans les métiers à impact, Birdeo. Voici quelques enseignements.
Qu’est-ce que l’éco-anxiété ?
Cette « peur chronique de la catastrophe environnementale » n’est ni une « maladie, ni une malédiction » car on peut s’en sortir mais elle « peut rendre malade » si elle devient intense et qu’on la laisse perdurer sur le long terme, avertit Pierre-Eric Sutter, psychologue du travail et fondateur d’Econoïa, la maison des éco-anxieux. Problème : cette prise de conscience des problématiques environnementales qui peut virer à la « détresse psychologique » n’est pas irrationnelle : elle se nourrit de l’état de dégradation réel de la planète. C’est donc une forme de lucidité mais qui peut glisser vers la dépression si rien n’est fait.
A noter que l’on « n’est pas éco-anxieux parce qu’on a une structure psychologique anxieuse, mais bien parce qu’on est affecté par les problèmes écologiques et inquiet de leurs conséquences », précise le psychologue.
Y-a-t-il des profils à risque ?
Si l’on pointe souvent la jeunesse comme le profil type de l’éco-anxieux, en réalité près de « 5% de la population française » serait « fortement touchée », avec une prédominance chez les femmes et les personnes diplômées selon l’étude “Quand travailler rend éco-anxieux” publiée en avril 2023 dans la revue Confluence Sciences et humanités.
Au travail, cela peut toucher toutes les directions ou métiers. Ancienne RH chez Decathlon, Peggy Masse a ainsi été confrontée à une forte éco-anxiété au sein de la direction développement durable il y a quatre ans. « En faisant une enquête, nous avons remarqué que le niveau d’angoisse sur ces sujets était très fort avec une médiane à 3,5 sur une échelle de 0 à 5. 20% disaient aller bien et 8% se disaient en détresse psychologique. C’est très fort ! Et malgré leur métier pourtant essentiellement tournés vers la façon dont l’entreprise pouvait gérer les enjeux environnementaux, ils avaient l’impression d’être impuissants », rapporte celle qui est aujourd’hui devenue consultante RH et co-fondatrice du collectif Buddleia.
De son côté, Catherine Brennan, directrice des opérations au sein du cabinet spécialiste du recrutement sur les métiers à impact, Birdeo s’avoue surprise de ne jamais voir la question évoquée par les candidats. « Cela vient peut-être du fait que nous travaillons avec des professionnels souvent aguerris. L’eco-anxiété a peut-être joué dans leur choix de carrière mais quand on les rencontrent, j’ai l’impression que ce n’est plus vraiment un problème car ils sont dans l’action », propose-t-elle.
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Quelles peuvent être les conséquences au travail de l’éco-anxiété ?
Si la peur peut être mobilisatrice, l’angoisse est souvent paralysante. Du moins au début. Résultat : « des ruminations, un sommeil déréglé, une perte d’énergie, un isolement ou encore l’impression de ne pas en faire assez », recense Pierre-Eric Sutter. Traduction professionnelle : un risque de désengagement au travail ou, à l’inverse, de burn-out et des relations qui peuvent être conflictuelles avec les collègues ou la hiérarchie…
Pour des jeunes actifs, quand c’est possible, l’éco-anxiété peut orienter le choix du métier ou de l’entreprise. Certains vont même changer de voie comme l’ont montré plusieurs jeunes diplômés de grandes écoles. Pour des professionnels plus aguerris, l’éco-anxiété va donner le signal de départ voire d’une reconversion. Pour d’autres encore, qui peuvent plus difficilement changer de travail pour une raison ou une autre, l’éco-anxiété peut amener à une sorte de résistance. Anne Le Corre, fondatrice du syndicat Printemps écologique a même trouvé un nom pour cela : « le quiet saboting ». Autrement dit : « les salariés vont saboter, tranquillement, à leur poste de travail des actions qui nuisent à la transformation écologique ».
Elle raconte : « un salarié qui gère la partie achat pour le transport de marchandise modifie depuis des années les prix du transport aérien sur Excel pour faire en sorte de privilégier le transport par bateau. Il risque gros si c’est découvert mais c’est ça façon à lui de vivre la dissonance et le résultat, c’est que les marchandises sont désormais achetées davantage en Europe… ». Cette dissonance entre les convictions du salarié et le métier exercé commence aussi à être entendue par les managers. « Un salarié ne souhaitait pas travailler sur un projet climaticide. Son manager lui a dit qu’il comprenait et qu’il pouvait accepter de ne pas le mettre sur le projet. Mais il lui a aussi proposé une autre solution: celle de refuser pour que le salarié essaye de pousser une revendication syndicale sur un droit de retrait écologique », rapporte Anne le Corre. « Dans ce cadre, l’éco-anxiété ou l’éco lucidité est intéressante dans le sens où cela provoque l’action et la rébellion : des gens se bougent pour faire advenir la transformation et c’est un très bon remède », ajoute-t-elle.
Quelle est la responsabilité de l’entreprise face à l’éco-anxiété ?
En tant qu’employeur, l’entreprise a une obligation de sûreté en matière de santé au travail et doit donc prévenir les risques psychosociaux (RPS) et pathologies associées. Or, l’éco-anxiété entre clairement dans cette catégorie en tant que « facteur aggravant », souligne Peggy Masse. « Et quand l’on parle de RPS, il faut bien avoir en tête que la responsabilité de l’individu, c’est environ 20% et celle de l’entreprise, 80% », détaille-t-elle.
Dans le cas de l’éco-anxiété, cela pose notamment la question de l’action réelle de l’entreprise en termes de RSE et sur la communication qu’elle peut en faire. « Je constate encore de la part des directions RH et RSE un fort greenwashing, non plus vers l’extérieur mais vers l’interne pour garder les salariés. Or, cela devient insupportable pour les collaborateurs. C’est de la responsabilité de l’entreprise d’être honnête sur qui elle est et ce qu’elle fait », insiste de son côté Anne Le Corre. Des études sont d’ailleurs en cours pour évaluer les facteurs d’attirance ou de répulsion des politiques RSE des employeurs et si ces dernières contribuent ou pas à l’éco-anxiété des salariés.
Si un employé fait une tentative de suicide à la suite d’une éco-anxiété et d’un conflit éthique lié à son métier et ou entreprise, cela peut ainsi être considéré comme une « faute inexcusable de l’employeur s’il n’a pas pris de mesures pour y remédier ou n’a pas fait attention, même de façon non intentionnelle à la santé mentale de son employé », précise Pierre-Eric Sutter.
Pour cela, « les entreprises auraient tout intérêt à évaluer l’éco-anxiété de leurs collaborateurs » souligne l’étude « Quand travailler rend anxieux ». Cela permet de pouvoir accompagner au mieux les collaborateurs en fonction de leurs besoins, estiment ainsi les experts. Ce que très peu font aujourd’hui. Dommage, car selon Peggy Masse, en travaillant sur cette question avec les équipes, cela permet de remotiver des personnes qui auraient quitté leur emploi ou auraient fait un burn-out, assure-t-elle.
Comment en faire un levier d’action au service de la transformation écologique et sociale ?
Une fois que l’on sait, qu’est-ce-qu’on fait, côté employeur ou travailleur? L’écoute, l’échange mais surtout l’action sont indispensables pour sortir de la spirale. Du côté des entreprises, outre l’accompagnement, « la sensibilisation mais surtout la formation de tous les collaborateurs aux enjeux environnementaux, en lien notamment avec leur métier est essentielle car cela permet d’agir concrètement », souligne Catherine Brennan de Birdeo.
Pour certains, l’action se fera en dehors de l’entreprise, dans des ONG par exemple. Mais cela ne convient pas à tous et il est aussi possible d’agir dans l’entreprise, dans son métier, avec d’autres, au sein de collectifs par exemple. Ou encore de s’engager dans des actions syndicales qui peuvent transformer l’entreprise. « Dans une grande entreprise de l’agroalimentaire, 99% des ouvrières et ouvriers se sont mobilisés contre un projet de chaudière à bois qui devait avaler un terrain de foot par jour alors que l’on sait que la filière est mal structurée. Ils ont proposé des projets alternatifs et ils ont réussi à faire changer la direction, avec un projet décidé de façon collective et démocratique », rapporte Anne Le Corre.
Pour permettre de transformer l’éco-anxiété en moteur d’action, il est cependant nécessaire à la fois de prendre du temps pour soi, ce qui n’est pas toujours évident ni donné à tous, et dans l’entreprise, collectivement. « Beaucoup d’entreprises ont peur de ce sujet et de l’aborder car elles craignent d’ouvrir la boîte de Pandore mais quand on l’ouvre, on se rend compte que l’on peut agir », assure Peggy Masse.
A lire : Vivre avec l’éco-lucidité, de Tanguy Descamps et Maxime Ollivier, collection Je passe à l’acte, Actes Sud, 2023.
Illustration : Canva