98% du trafic Internet transite par les câbles sous-marins. Pourtant, malgré leur importance stratégique pour l’information mais aussi le contrôle d’infrastructures vitales comme des barrages, centrales électriques ou usines d’eau potable, ces pipelines du numérique sont méconnus, autant que leur impact environnemental ou leur enjeu de souveraineté. Explications avec Camille Morel, chercheuse en relations internationales.
Plongés au fond des océans et des mers du globe, quelque 500 câbles forment le centre névralgique de notre société numérique. En 2024, ce sont environ 1,4 million de kilomètres de câbles qui connectent les continents et les espaces insulaires ou isolés.
Les câbles sous-marins, des infrastructures stratégiques
« Ils sont répartis sur trois grands axes, pour vraiment schématiser la cartographie des câbles. L’axe transatlantique, donc Europe-États-Unis, l’axe Europe-Asie, qui passe par le canal de Suez, et l’axe transpacifique, Asie-Amérique », explique à Youmatter Camille Morel, chercheuse en relations internationales associée à l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD) de l’université Jean Moulin Lyon III et au Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) et autrice de l’ouvrage Les câbles sous-marins publié en 2023 aux éditions du CNRS, à l’occasion de l’édition 2024 des conférences USI (Unexpected sources of inspiration).
Leur discrétion dans les débats publics dénote pourtant avec leur importance stratégique. Internet représente aujourd’hui plus de 5 milliards d’utilisateurs dans le monde, et 98% du trafic internet mondial transite par les câbles sous-marins. Des informations précieuses, tant pour les citoyens que pour les entreprises et les gouvernements. Comme le note un article de Camille Valero pour l’Institut supérieur d’économie maritime Nantes – Saint-Nazaire (Isemar), « la transmission d’information est également vitale dans le contrôle de certaines infrastructures comme les barrages, les usines d’eau potable ou les centrales électriques dont le système de gestion est souvent automatisé ».
Approfondir le sujet avec le podcast Triple A sur ce lien.
Une montée en puissance pour assurer la croissance du numérique
Le numérique est en pleine effervescence. Le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) a connu une croissance 3 fois plus rapide que l’économie dans son ensemble dans les pays de l’OCDE. Un dynamisme porté par le déploiement des technologies du « cloud computing », de la 5G, des objets connectés et l’essor de certains usages, à l’instar des services de streaming, des réseaux sociaux ou des jeux vidéo en ligne.
« Notre demande en services numériques ne fait que croître notamment avec les grands acteurs de l’Internet que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ainsi que Netflix, Airbnb, Tesla, Uber (NATU)… » explique le rapport de l’Isemar. Ces entreprises du « cloud » et fournisseurs de contenu représentent plus de 70% de l’utilisation totale de la bande passante mondiale souligne une note de 2024 d’Alan Mauldin, directeur de recherche à l’institut TeleGeography, une référence dans le secteur des câbles sous-marins.
La demande de bande passante a par ailleurs plus que triplé entre 2019 et 2023, atteignant les 5 pétaoctets par seconde, ou 5 000 téraoctets par seconde (Tb/s).
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Des câbles sous marins de plus en plus puissants
Cet appétit insatiable de données est comblé tant bien que mal par le développement de nouveaux câbles sous-marins de fibre optique (la technologie privilégiée actuellement) toujours plus performants. La plupart des câbles qui ont été déployés ces dernières années ont été conçus avec une capacité de plus de 100 Tb/s explique l’ouvrage de Camille Morel, « là où la majorité des câbles en service avaient auparavant une capacité de 30 à 70 Tb/s ».
Si le secteur reste limité par les contraintes physiques de la transmission par fibre optique, l’alternative par satellite, comme les projets de constellation satellitaire dont Starlink du constructeur Space X est le fer de lance, est à ce jour trop peu compétitive. La multiplication des câbles et des infrastructures associées (station de câble, point de présence opérateur, data centers) permet de contourner ces contraintes. « Alors qu’en 2014, environ 263 câbles en service étaient recensés, ce nombre avoisine en 2022 les 450. Entre 2017 et 2021, ce sont plus de 87 nouveaux services qui sont entrés en service », précise l’ouvrage. En 2024, une cinquantaine de projets de câbles sous-marins seraient en développement.
Ceux-ci sont notamment déployés par de nouveaux acteurs, les géants du numérique, qui investissent massivement dans les câbles sous-marins afin d’assurer leur souveraineté.
Un enjeu de souveraineté numérique dans une géopolitique chamboulée
« Au départ, les Gafam étaient locataires de bandes passantes. Donc, ils louaient auprès d’acteurs traditionnels, comme les opérateurs de communication (Orange AT&T, Verizon…) la capacité à transférer des données », rappelle Camille Morel. Mais, les factures importantes payées par les Gafam aux opérateurs traditionnels, et les économies d’échelle réalisées par les géants du numérique les ont poussés à investir dans les câbles sous-marins.
Ces investissements massifs ont bousculé l’ordre établi jusqu’à présent. Ils permettent désormais à Alphabet (Google), Meta (Facebook), Amazon ou Microsoft de devenir maîtres de leurs infrastructures et de choisir les chemins qu’ils vont emprunter pour faire transiter leurs données, « typiquement, l’intérêt des Gafam est de relier le plus directement possible leurs data centers entre eux, sans faire de détours par plusieurs pays », complète la chercheuse. En devenant propriétaires de près de 50% des câbles mondiaux, les Gafam prennent ainsi le monopole, au détriment des États. « Une domination qui peut peser sur la « neutralité du net » du fait du lien de propriété qui les relie aux câbles », selon le Portail de l’intelligence économique.
Google a mis en service en 2020 son câble sous-marin « Dunant », d’une puissance de 250 Tb/s et reliant les États-Unis à la France. L’entreprise Meta compte mettre en service d’ici la fin de l’année 2024 ce qui sera le câble le plus performant dans le monde, nommé Anjana, avec une capacité de 480 Tb/s.
Une empreinte environnementale raisonnée…
La multiplication des câbles sous-marins peut interroger sur l’empreinte environnementale de tels aménagements sur les fonds marins.
Pourtant, la pollution liée à l’activité même du câble est assez minime sur la vie marine par rapport à d’autres infrastructures assure Camille Morel dans son ouvrage, « les activités de pose et de réparation des câbles sous-marins sont traditionnellement considérées comme des usages ‘raisonnés’ de la mer ». La durée de vie des câbles est assez longue, de 25 à 30 ans en moyenne, et la pose et la réparation de ces infrastructures ne perturbent, en théorie, que temporairement et de façon très locale les écosystèmes marins.
En ce qui concerne le câble en lui-même, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estimait dans un rapport de 2009 que sa présence dans le sédiment marin n’induirait pas d’incidences permanentes sur les espèces de l’endofaune (faune présente dans les sédiments). Il n’entraînerait par ailleurs aucune perturbation thermique, sonore ou magnétique.
… mais au cœur de la pollution numérique
Pour autant, leur multiplication dans les fonds marins n’est pas sans conséquence sur la biodiversité et l’environnement, nuance Camille Morel, d’autant plus que l’amélioration des performances des câbles tend à réduire leur durée de vie. À ce jour, le droit international ne contraint pas les acteurs du milieu à retirer les infrastructures hors d’usage. Elles perdurent au fond des océans « et contribuent par leur présence sur le long terme, de la même manière que les satellites en orbite, à polluer l’environnement marin ». Cependant, après plusieurs décennies de présence, leur retrait pourrait détruire l’habitat de ces espèces venu s’abriter au plus près des câbles. C’est donc au cas par cas que les travaux de restauration doivent être pensés.
En prenant un pas de recul, le secteur est aussi responsable de pollutions hors de l’eau, notamment pour les nouvelles infrastructures sur les côtes, la construction de navires spécialisés de pose et réparation des câbles, leur utilisation, l’extraction de matériaux pour les câbles…
Enfin, par sa position stratégique dans le secteur du numérique, l’essor des câbles sous-marins participe indéniablement à l’empreinte environnementale globale du numérique. L’Agence française de l’environnement (Ademe) et l’Arcep, estiment dans un rapport de 2023 que le numérique est responsable de 3 à 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Et son poids est appelé à augmenter fortement dans les prochaines années.
Les câbles sous-marins, Camille Morel, CNRS Éditions, 2023, p. 200, 10€.
Illustration : Canva