Plus de 70% des travailleurs dans le monde encourent des problèmes de santé graves liés aux dérèglements climatiques, notamment en raison des fortes chaleurs. Pourtant, aujourd’hui, il n’existe toujours pas en France de plan d’adaptation dédié spécifiquement aux risques professionnels liés au changement climatique. Le point sur les risques encourus et les pistes de solutions.
Peut-on continuer à travailler sous 40°C quand on travaille dans le BTP, dans des cuisines ou dans des vignes ou des champs ? Avec le changement climatique, c’est une question qui se pose de plus en plus fréquemment. Sur les chantiers par exemple, les malaises sont fréquents car la température est encore plus élevée près des machines, du goudron ou de l’huile chaude. Des « conditions proches de l’esclavage » dénonçait un travailleur dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi portée l’an dernier par la députée LFI Mathilde Panot. Car malgré quelques avancées, le droit du travail reste très en retard face à la menace que fait peser le changement climatique sur les travailleurs, y compris en France. Le point en 5 questions.
Quel est le lien entre changement climatique et travail ?
Par la multiplication des épisodes météorologiques extrêmes comme les canicules, les sécheresses, les inondations ou tempêtes, le changement climatique pèse sur les conditions de travail. De « nombreux problèmes de santé chez les travailleurs (de tous les secteurs) ont été liés au changement climatique comme le cancer, les maladies cardiovasculaires, les maladies respiratoires mais aussi les dysfonctionnements rénaux et les problèmes de santé mentale« , souligne ainsi un rapport de l’Organisation internationale du travail publié en 2024. Les chaleurs extrêmes amplifient les polluants dans l’air, les allergies et maladies respiratoires s’aggravent et affectent la productivité et le bien-être des employés.
L’organisation a retenu six facteurs liés au changement climatique, en en raison de leur gravité et de l’ampleur de leurs effets sur les travailleurs: on y trouve en premier lieu la chaleur excessive mais aussi le rayonnement ultraviolet (UV); les événements météorologiques extrêmes (ex: incendies de forêts, inondations…); la pollution de l’air sur le lieu de travail (Les polluants atmosphériques et les gaz à effet de serre proviennent souvent des mêmes sources, comme les centrales au charbon et les véhicules à moteur diesel et les vagues de chaleur favorisent la pollution de l’air); les maladies à transmission vectorielle (le changement climatique ouvre de nouveaux écosystèmes à des moustiques vecteurs de maladie comme la dengue par exemple); ou encore les produits agrochimiques (qui renforcent le changement climatique et rendent les sols plus vulnérables).
Au-delà de la santé physique, c’est aussi la santé mentale des travailleurs qui peut être touchée souligne le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans un avis sur le travail et le changement climatique paru en 2023. Il y note l’émergence de risques psychosociaux comme l’éco-anxiété ou les conflits éthiques avec un impact sur l’engagement au travail.
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Qui sont les travailleurs les plus affectés par le changement climatique ?
Les ouvriers et agriculteurs en première ligne
Tous les secteurs ou presque peuvent être exposés à un moment ou à un autre aux différents facteurs retenus par l’OIT. Mais certains d’entre eux, comme les travailleurs agricoles et d’autres travailleurs en extérieur, notamment ceux qui accomplissent des tâches pénibles, dans le BTP par exemple, sont fortement touchés. On y songe moins mais des travailleurs qui travaillent dans des bâtiments mal isolés ou auprès de machines qui dégagent de la chaleur (moteurs, plaques de cuisson, fonderies…) sont aussi très exposés. Dans les cuisines d’un restaurant, la chaleur peut grimper jusqu’à 55°C. « C’est intenable. Sur plusieurs semaines consécutives, je ne crois pas que notre corps et notre esprit puissent encaisser un tel rythme », rapporte ainsi une cuisinière citée dans la proposition de loi de LFI.
Un des points communs à ces métiers est qu’ils « sont exercés dans des conditions précaires, peu rémunératrices avec des statuts qui ne protègent pas suffisamment (en intérim ou avec des statuts particuliers comme les agriculteurs) », ce qui provoque « un cumul des inégalités » alerte de son côté Oxfam.
Toutefois tous les métiers sont en réalité touchés par les fortes chaleurs, y compris les emplois dans le tertiaire, notamment lorsque les espaces de travail sont situés dans des bâtiments mal isolés. De fait, la chaleur entraîne une baisse de la concentration, une augmentation du stress, de la fatigue, de la nervosité et de l’épuisement.
En France, entre 14 et 36% des travailleurs exposés à des fortes chaleurs
Très peu d’études se sont penchées sur le lien entre changement climatique et travail et la plupart se concentre sur les fortes chaleurs, l’impact peut être le plus visible et déjà meurtrier. En effet, à partir de 30° C dans les bureaux et de 28° C sur les chantiers, il y a risque pour les travailleurs et il y a danger au-delà de 33° C, selon l’IRNS. En 2022, sept personnes sont en effet décédées des suites de la canicule sur leur lieu de travail, en France et entre 2017 et 2021, 47 travailleurs seraient morts au travail des suites de l’exposition à de fortes températures selon Santé Publique France.
Dans le pays, la part des travailleurs exposés à de fortes chaleurs oscillerait déjà entre 14 % et 36 %, selon une note de France Stratégie, particulièrement en PACA, en Occitanie ou dans les Alpes. 23 métiers sont particulièrement concernés (voir infographie). Pour les trois prochaines décennies, « tout dépendra de la localisation de ces travailleurs » souligne la note.
Changement climatique & santé : 70% des travailleurs à risque dans le monde
Déjà 1 travailleur sur 7 souffre d’inconfort thermique lié à la chaleur en Europe (notamment dans le sud) et aux Etats-Unis, selon un rapport de l’OCDE. Mais au niveau mondial, c’est plus de 70 % des 3,4 milliards de travailleurs qui encourent des risques sanitaires graves liés au changement climatique, estime l’OIT. Plus de 2,4 milliards de travailleurs sont susceptibles d’être exposés à une chaleur excessive à un moment ou à un autre de leur travail. Depuis 2000, on estime que la chaleur a conduit à 18 970 décès de travailleurs et que 26,2 millions de personnes dans le monde souffrent d’une maladie rénale chronique liée au stress thermique sur leur lieu de travail.
Changement climatique & travail : quelles conséquences économiques ?
« Des températures élevées peuvent altérer les capacités physiques et cognitives des individus, ce qui peut avoir un impact sur la productivité du travail et donc la croissance économique‘, précise ainsi France Stratégie dans sa note « Le Travail à l’épreuve du changement climatique ». Et dès 24 à 26°C, la productivité baisse…En France, les projections tablent ainsi sur une baisse d’environ 1,5% du PIB (environ 39 milliards d’euros) liée aux fortes chaleurs sur la période 2055-2064 et entre 3% et 8% dans les zones les plus touchées à horizon 2080. Mais ces estimations, avec une amplitude large, pourraient être revues à la hausse dans les prochaines années, précisent les auteurs.
Au niveau mondial, l’OIT prévoit que d’ici 2030, 2 % des heures de travail seront perdues chaque année dans le monde du fait de températures insoutenables. C’est l’équivalent de près de 80 millions d’emplois à temps plein. Ce sont les pays les moins économiquement développés qui auront à subir les pertes les plus importantes avec à un manque à gagner de l’ordre de 7 % de PIB par habitant.
Mais les conséquences se font sentir dès aujourd’hui. L’assureur Allianz Trade a fait le calcul pour 2023 : les vagues de chaleur ont amputé le PIB mondial de 0,6 %, notamment en Chine, en Espagne ou en Grèce.
Conditions de travail sous les fortes chaleurs : quelle est la responsabilité de l’employeur et de l’Etat ?
En France, une législation qui s’adapte…trop doucement au changement climatique
En France, l’employeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés (art L4121-1 du code du travail). Il doit notamment informer et former ses salariés mais aussi mettre en place des mesures de prévention. Ces obligations sont aussi à garder en tête dans le cadre des nouvelles réglementations RSE comme la CSRD sur le reporting de durabilité ou le devoir de vigilance (loi française et CSDDD). Mais le changement climatique n’a pas encore fait son entrée dans le code du travail et les mesures actuelles ne sont pas suffisantes pour protéger les travailleurs, souligne France Stratégie. De son côté Oxfam, souligne que si en théorie, le salarié peut exercer son droit de retrait en « cas de danger grave et imminent », il se sent « rarement libre de le faire, en raison du rapport hiérarchique ».
Le code du travail doit-il et va-t-il donc évoluer pour s’adapter à ces nouvelles conditions ? L’idée serait dans les cartons avec un renforcement de l’arsenal réglementaire et du niveau de sanctions pour obliger les chefs d’entreprise à mieux protéger les travailleurs les plus exposés lors des épisodes de canicule. Depuis fin juin, c’est le cas pour le BTP. Jusqu’à présent en effet, seules les intempéries (neige, gel et vent) pouvaient être prises en compte pour arrêter les chantiers avec une indemnisation des ouvriers du bâtiment ou de la voirie. Désormais le chômage technique sera aussi possible lors d’une alerte de vigilance canicule orange ou rouge émise par Météo France. Dans ce cas là, le salarié devra cesser de travailler et sera indemnisé à partir du deuxième jour avec un quasi maintien de salaire (l’employeur pouvant demander un remboursement partiel de ces indemnités auprès de l’État) Une demande portée depuis des années par les syndicats. Ceux-ci demandent cependant l’intégration des « pics de chaleur », moins longs qu’une canicule, mais également très accidentogènes.
Mais aujourd’hui, aucune obligation spécifique n’a été prise pour l’ensemble des travailleurs. Le plan Vagues de chaleur présenté par le ministère de la transition écologique en 2023 indique juste que « les contrôles de l’inspection du travail seront renforcés » pendant ce type de période. Et la proposition de loi portée par Mathilde Panot qui visait à limiter voire interdire le travail en cas de fortes chaleurs n’a pas été adoptée. Pour Oxfam, il est cependant urgent de « faire évoluer le droit du travail » et de « renforcer les systèmes de protection pour les travailleurs les plus vulnérables ». Cela pourrait notamment se faire dans le cadre du plan national d’adaptation au changement climatique, qui tarde à voir le jour…
Au niveau mondial, des avancées en ordre dispersé
Au niveau international, plus recommandations de l’OIT appellent à prendre en compte les conditions climatiques dans l’organisation du travail mais aujourd’hui, « les protections mondiales en matière de sécurité et de santé au travail (SST) ont eu du mal à suivre l’évolution des risques liés au changement climatique, ce qui a entraîné la mortalité et la morbidité des travailleurs », souligne l’OIT. Parmi les mesures à prendre au niveau national sur l’ensemble des pathologies liées au changement climatique on peut citer : l’obligation d’une surveillance médicale, la mise en place de valeurs limites d’exposition professionnelle, la formation et l’information, l’évaluation des risques et des mesures de prévention sur le lieu de travail, des listes de maladies professionnelles ou encore du chômage technique indemnisé.
De plus en plus de pays adoptent pourtant des réglementations et lois pour encadrer le travail en fonction des températures. En Chine, le travail en extérieur est suspendu au-delà de 40° C et limité à 6 heures entre 37° C et 40° C. Ces suspensions sont payées au salaire normal. À Chypre, des seuils de températures et d’humidité ont été définis en 2012 selon les types d’emploi (« léger », « intermédiaire » ou « pénible ») et rendent possible l’interdiction du travail à partir de 39° C.
Quelles solutions pour améliorer les conditions de travail face aux canicules ?
L’INRS rappelle qu’une vigilance particulière est nécessaire à partir de 28°C pour un travail physique et 30°C pour une activité de bureau et que les risques professionnels induits par les conditions climatique doivent être pris en compte dans le document unique, avec la mise en place d’une organisation du travail adaptée. L’institut national de recherche et de santé récapitule l’ensemble des mesures simples à prendre par les entreprises dans une brochure à télécharger ici et un guide à destination des entreprises concernant les travaux simples réalisables pour améliorer la température dans les bureaux doit être prochainement publié selon le plan national sur les fortes chaleurs publié en 2023.
Illustration : Canva