Les Objectifs de Développement Durable (ODD) ont été adoptés il y a maintenant neuf ans. Mais alors que leur atteinte en 2030 est menacée par la montée des inégalités, de la pauvreté, du changement climatique et des guerres, quel rôle jouent les entreprises dans leur mise en œuvre ? On fait le point en 10 questions avec le Baromètre « ODD et Entreprises européennes en action« * du Pacte mondial de l’ONU réseau France, réalisé avec PwC France et Maghreb et d’autres études récentes, comme le rapport de la Plateforme RSE sur les ODD.
Comment les entreprises intègrent-elles les Objectifs de développement durable (ODD) dans leur stratégie ?
Les entreprises européennes, et notamment françaises, sont aujourd’hui largement familières des ODD dont 70% de manière approfondie selon le baromètre du Pacte Mondial Réseau France. Et 60% disent également les intégrer dans leur stratégie de développement durable. « La bonne nouvelle c’est que les entreprises qui s’emparent des ODD voient un vrai impact sur leur business », souligne Nils Pedersen, Délégué général du Pacte mondial de l’ONU-Réseau France.
Pour autant, la prise en compte des ODD comme boussole du business n’est pas encore une réalité. Dans le baromètre 2023, Seulement 28% des répondants Français disaient avoir redéfini leur stratégie Business en utilisant les ODD « allant ainsi à l’encontre de ce que demandait ISO 26000, la célèbre norme de responsabilité sociale », note Philippe Lefebvre, Membre du RIODD Enseignant-Chercheur à Mines Paris PSL, CGS dans sa contribution au groupe de travail RSE et ODD de la Plateforme RSE (France Stratégie). En 2024, seulement 35% des entreprises européennes répondantes disent avoir développé des produits, services ou innovations spécifiques contribuant à l’atteinte des ODD et autant ont entrepris des projets d’actions sociales qui y sont liés.
Quels sont les services responsables des ODD dans les entreprises ?
Pour 36% des entreprises européennes répondantes, c’est la direction développement durable/RSE qui est chargée des ODD. Dans 17% des cas, c’est la direction générale. Mais près de 10% n’ont pas chargé de direction spécifique aux ODD. De fait, ce sont essentiellement les grandes entreprises (11% des répondants) qui ont aujourd’hui une organisation structurée sur le sujet.
Quelles sont les motivations des entreprises pour intégrer les ODD ?
Pour la majorité des entreprises, c’est la volonté de « redynamiser leur démarche RSE » qui les pousse à travailler sur les ODD (44%) mais aussi une façon de répondre aux attentes des clients (43%) et de se conformer à la réglementation (32%). La conviction personnelle des dirigeants pèse également fortement pour embarquer l’entreprise dans la démarche.
Comment les entreprises embarquent elles leurs collaborateurs et écosystème ?
Aujourd’hui rares sont les entreprises qui parlent des ODD à leurs collaborateurs. Certaines entreprises le font dès l’onboarding de nouveaux collaborateurs, d’autres dans des communications internes via des newsletters RSE ou encore via de la formation. Mais celles-ci sont encore trop souvent réservées aux collaborateurs des services RSE note le baromètre. Le management et les cadres intermédiaires ne sont encore que 35% à bénéficier de formation sur les questions de « développement durable ».
Quant à la chaîne de valeur, celle-ci est très rarement intégrée dans le plan de formation : seules 11% des entreprises interrogées disent avoir formé leurs fournisseurs à ces enjeux. C’est d’autant plus problématique, que ces derniers sont de plus en plus sollicités par leurs donneurs d’ordre sur les mesures RSE qu’ils mettent en place pour obtenir des contrats ou les conserver. 17% des entreprises n’ont dispensé aucune formation sur le sujet.
Quels sont les ODD auxquels se réfèrent le plus les entreprises ?
Dans les différentes études publiées par le Pacte mondial depuis plusieurs années, ce sont les ODD « Bonne santé et bien-être » (3), « Égalité des sexes » (5), »Travail décent et croissance économique » (8), »Consommation et production responsables » (12) et « Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques » qui sont largement priorisés par les entreprises françaises. Souvent, en mettant « en parallèle ces ODD avec leurs stratégies existantes », sans en faire des leviers d’actions spécifiques, notait la Plateforme RSE dans son rapport sur la RSE et les ODD publié en mai dernier.
Cette année, le baromètre du Pacte mondial note aussi une montée en puissance des actions autour du salaire vital (8) mais si elles travaillent sur la question pour leurs propres employés, 7% seulement disent avoir un plan d’action commun avec leurs fournisseurs.
Par ailleurs, peu d’actions sont mises en œuvre par les entreprises françaises sur les ODD liés à la lutte contre la pauvreté ou la faim. « Ceux-ci s’adressent en priorité aux États, donc beaucoup d’entreprises ne se sentent pas forcément légitimes mais à tort car elles ont des leviers via leur chaine d’approvisionnement notamment. Et les questions liées à la ressource en eau sont encore bien trop peu adressées par les entreprises au regard des enjeux », déplore Nils Pedersen.
Quel suivi de la prise en compte des ODD?
Plus de 25% des entreprises européennes répondantes ne mesurent toujours pas leur contribution aux ODD ou plus largement au développement durable. Encore trop d’entreprises ne suivent que leur contribution « positive » aux ODD sans évaluer leur impact négatif, regrette Nils Pedersen, prenant l’exemple de la pollution des océans.
« À l’échelle internationale et européenne, les données sont insuffisantes mais certaines enquêtes montrent une très faible contribution positive des entreprises aux ODD. Sur la base des données disponibles, peu d’entreprises utilisent les ODD et leurs cibles comme des leviers de transformation de leurs modèles d’affaires », note la plateforme RSE dans son rapport. Pour cette dernière, l’analyse d’impact des contributions positives et négatives des stratégies RSE aux ODD est pourtant « nécessaire », et il est important de trouver des solutions pour les entreprises de taille intermédiaire qui n’ont pas toujours des ressources internes, humaines et budgétaires, dédiées à la RSE, précise-t-elle.
Quelle communication des ODD auprès des parties prenantes ?
Les entreprises concernées par la CSRD, la directive européenne de reporting de durabilité, vont massivement utiliser les ODD dans leur rapport. 87% des entreprises répondantes au baromètre disent qu’elles les mentionneront explicitement. De fait, « Les ODD sont un outil facilitateur dans le cadre de la mise en place de la CSRD, une boussole qui permet aux entreprises de guider et structurer leurs actions », souligne la Plateforme RSE qui voit dans les nouvelles obligations réglementaires européennes « une opportunité pour adapter, repenser et réinventer le modèle d’affaires » des entreprises.
Plus largement, parmi les 60% d’entreprises qui réalisent un rapport RSE, 26% alignent les différentes sections sur les ODD.
Existe-t-il un risque d’ODD washing ?
C’est effectivement un gros point de vigilance. L’utilisation des ODD dans la communication des entreprises va ainsi de « l’exagération superficielle à la fraude avérée », soulignait ainsi Marie d’Huart de Cap Conseil, lors du SDG Forum 2023 à Bruxelles.
Parmi les pratiques d’ODD washing on trouve ainsi le « ODD tag » qui réduit les ODD à des icônes décoratives en les apposant sur des plaquettes de communication comme des timbres, sans approche cohérente ou explication spécifique. Mais aussi l' »ODD Promesse » qui consiste à faire croire qu’un ODD peut être atteint grâce à l’utilisation d’un seul produit comme une voiture électrique. La pratique « ODD singularisé » attire, elle, toute l’attention sur un seul ODD, en perdant la vue d’ensemble pourtant consubstantielle à l’efficacité des ODD. Enfin, beaucoup d’entreprises mentionnent uniquement les effets positifs qu’elles peuvent avoir sur un, plusieurs ou l’ensemble des ODD, occultant les impacts négatifs qu’elles ont forcément.
Une note d’orientation pour les entreprises et les investisseurs réalisée par le Département des affaires économiques et sociales de l’ONU a également été publiée pour lutter contre le greenwashing. Elle insiste sur le fait que les entreprises doivent être tenues pour responsables de ce type de pratiques.
Quels leviers pour améliorer l’intégration des ODD dans l’économie et les stratégies d’affaires ?
Dans son rapport, la Plateforme RSE formule plusieurs recommandations pour mieux utiliser les ODD comme levier de transformation des modèles d’affaires. En clé de voûte, c’est la notion d’effort collectif, de solidarité et de partenariat qui devrait guider l’action des différents acteurs de l’économie. Elle propose notamment aux entreprises de s’appuyer sur le dialogue social et aux fédérations professionnelles d’accompagner les entreprises, et notamment les plus petites, pour utiliser les ODD de manière opérationnelle en fonction de leur secteur d’activité. Quand les investisseurs sont appelés à mieux prendre en compte les ODD dans la constitution de leur portefeuille, via notamment la finance à « impact ».
« La question des fournisseurs et plus largement de la chaîne de valeur est aujourd’hui centrale car très peu adressée » , ajoute Nils Pedersen qui souligne aussi le levier du dialogue social, encore trop peu utilisé pour mieux intégrer les ODD dans l’entreprise, notamment via les CSE, et l’importance de « renforcer ses dynamiques de partenariats avec l’ensemble des parties prenantes concernées, une condition essentielle de la réussite de l’Agenda 2030« , estime-t-il. Aujourd’hui moins d’un tiers des entreprises ont mis en place des partenariats en faveur des ODD.
Les pouvoirs publics sont eux appelés à accompagner les entreprises de plusieurs manières : d’abord en soutenant les entreprises dont les actions contribuent à l’atteinte des ODD en mobilisant les fonds publics et privés, notamment en faveur des PME qui ont moins de moyens (Etat); en mettant en cohérence les programmes d’enseignement avec les enjeux de la RSE et des ODD; mais aussi en facilitant la mobilisation des acteurs locaux sur les territoires (collectivités locales).
Peut-on espérer une harmonisation et une structuration de l’intégration des ODD au niveau international ?
Une norme volontaire internationale (ISO) sur le système de management des ODD est en cours d’élaboration. Initiée par le Danish Standards, un organisme danois de normalisation, la démarche embarque aujourd’hui une vingtaine de pays, principalement européens. Le projet, lancé en 2023, prévoit deux textes, traités séparément : des lignes directrices (document ISO 53 002) et une norme ISO 53 001, qui doit définir les critères pour un mécanisme de reconnaissance avec certification (fin 2025). Cette norme pourrait « constituer une réponse au besoin d’une normalisation universelle des ODD destinée aux entreprises » et « viendrait compléter la norme ISO 26 000 axée sur une démarche RSE », note la Plateforme RSE.
*Baromètre « ODD et Entreprises européenne en action » du Pacte mondial de l’ONU réseau France, réalisé en ligne du 15 mars au 15 mai 2024 par PwC France et Maghreb auprès de 1422 entreprises européennes, il inclura une analyse comparative entre 10 pays où le Pacte mondial est présent, dont la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la Suisse/Liechtenstein, la Grèce, l’Irlande, la Bulgarie, la Serbie et la Turquie. 43% des répondants sont des PME, 33% des ETI, 13% des microentreprises et 11% des grandes entreprises. 52% participent au Pacte mondial des Nations Unies.
Encadré : Le nouveau Pacte pour l’avenir appelle au renforcement des ODD
Seulement 17% des cibles des ODD sont aujourd’hui atteintes ou sur la bonne trajectoire. C’est l’alerte qui a été donnée lors du dernier Forum politique de haut niveau de juillet. 712 millions de personnes (soit 9 % de la population mondiale) vivent dans l’extrême pauvreté en 2022, soit 23 millions de plus qu’en 2019, entre 691 et 783 millions de personnes étaient confrontées à la faim Les émissions de GES dans le monde ont atteint des niveaux records en 2022 (57,4 gigatonnes) et le nombre de conflits armés dans le monde est au plus haut depuis la création des Nations Unies.
Le Pacte pour l’avenir adopté par l’ONU à la suite du Sommet de l’avenir mi septembre appelle ainsi à « donner un nouvel élan aux Objectifs de développement durable (ODD) et à l’Accord de Paris sur le climat, deux accords historiques de 2015 qui ont connu des progrès hésitants et des échéances ratées ». Celui-ci « encourage le secteur privé, en particulier les grandes entreprises » à contribuer aux ODD « notamment par des partenariats ». Leur rôle est aussi largement mis en avant dans le Pacte numérique mondial qui doit donner un cadre inclusif pour réduire les inégalités en la matière.
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