L’hydrogène est devenue la coqueluche des gouvernements pour décarboner l’économie. Pour autant, les ambitions qu’on porte à l’H2 semblent être bien démesurées pour Aline Nippert, journaliste scientifique, qui a mené une enquête de terrain au cœur des usines d’hydrogène et des lobbies qui défendent la filière. Elle décrit ses doutes dans son ouvrage Hydrogène Mania, sorti en 2024 aux Éditions Le passager clandestin.
Comment expliquer cet engouement pour l’hydrogène* (H2) depuis quelques années en Europe ?
En Europe du moins, c’est le COVID-19 qui a consolidé la place de l’Hydrogène. Le Pacte vert européen (Green Deal), cher à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est mis en danger parce qu’à ce moment-là, la priorité de l’Europe n’est plus le climat, mais la santé publique. L’industrie hydrogène, incarnée par Hydrogen Europe, le lobby européen de la filière, s’est saisie de ces enjeux conjoncturels pour argumenter en faveur de la technologie hydrogène et l’a présenté comme pouvant résoudre deux grands dilemmes auxquels fait face l’Europe. D’abord, redynamiser l’industrie européenne en berne, et donc créer des emplois, et ensuite, lutter contre le changement climatique, et donc, sauver le Pacte vert en danger. Puis, il y a eu un deuxième élan avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’H2 représentait une manière pour l’Europe d’assurer sa souveraineté énergétique et de se passer du gaz russe.
L’ambition défendue par les acteurs de la filière est de réussir à décarboner massivement l’économie grâce à l’hydrogène. Vous semblez remettre en question ce postulat, pourquoi ?
L’hydrogène, avant d’être une solution pour le climat, doit cesser d’être un problème. Car à ce jour, l’H2 est majoritairement produit à partir de combustibles fossiles. C’est dans les faits une industrie très émettrice qui représente environ 2% des émissions globales de CO2, donc très proche des émissions de l’aviation. Ce n’est pas du tout négligeable. Parallèlement, l’hydrogène « bas-carbone », par exemple issue d’électricité, ne compte que pour 1% de la production mondiale. J’ajouterai également un autre point, la stratégie européenne hydrogène tente de prioriser l’accès à cet hydrogène « bas-carbone » à certains secteurs les plus émetteurs : le raffinage de pétrole et la production d’ammoniac en premier lieu, qui consomment respectivement 41 millions de tonnes d’hydrogène et 32 millions de tonnes sur les 95 millions produites en 2022. Et ça paraît assez logique vu de l’extérieur. L’H2 « bas-carbone » est une ressource rare qui doit être priorisée à ces consommateurs actuels et les filières qui émettent le plus de CO2. Mais c’est aussi prendre le problème à l’envers. Il y a une idée un peu cocasse qui est de dire qu’on va décarboner la fabrication de produits (le pétrole, l’ammoniaque, les engrais azotés), qui par essence sont « climaticides », sans réellement remettre en cause leur production.
Vous expliquez que l’hydrogène participe finalement à un récit, celui de la croissance verte, pouvez-vous développer ?
L’hydrogène a cette spécificité d’être au sommet de la pyramide de la croissance verte, dans le sens où, pour se déployer, la filière H2 devra s’appuyer sur toutes les autres technologies « vertes ». Elle a besoin de batteries, du captage carbone pour l’hydrogène bleu, du nucléaire dans une certaine mesure… Mais cette filière est plus généralement représentative du projet politique vers lequel nous allons pour résoudre la crise environnementale, et qui pourtant nous mène vers une impasse et nous éloigne de la neutralité carbone en 2050. Même les pays les plus ambitieux et ceux qui ont les meilleurs résultats sur leurs politiques de croissance « verte » ont une courbe de découplage trop lente ou trop limitée géographiquement. C’est du moins le bilan d’une étude du Lancet Planet Health. Il faudrait dans ces pays 220 ans en moyenne pour atteindre la neutralité carbone avec les trajectoires de découplage actuelles.
Voir notre article: Est-ce que l’ère de la croissance verte est arrivée ?
Faut-il donc abandonner le déploiement de l’hydrogène ?
Il faut reprendre la question à l’endroit de la transition énergétique. C’est-à-dire non pas être dans une logique de substitution pure et dure, mais questionner les besoins auxquels on doit répondre collectivement. Quand on réfléchit à la décarbonation sous ce prisme, je vois difficilement comment se passer de la sidérurgie dans une économie post-carbone. On aura toujours besoin de construire des infrastructures gourmandes en acier ou en fer, des rails, des transports en commun, que sais-je… Or, cette industrie du fer et de l’acier représente 7% des émissions mondiales de GES et il existe très peu d’alternatives techniques fiables, à part l’hydrogène, pour remplacer le charbon utilisé par l’industrie sidérurgique.
Vous ouvrez votre livre sur un appel, celui de repolitiser la question énergétique et climatique. Pourquoi ?
Le développement actuel de l’hydrogène est, si je reprends les travaux de l’économiste Bruno Amable, représentatif de l’idéologie néolibérale. Nous donnons à des experts non élus, indépendamment de la souveraineté populaire et démocratique, une capacité d’influence et de prise de décision extrêmement forte. C’est évidemment ce que j’essaye de démontrer dans mon ouvrage, et à mon sens, c’est une petite brique pour repolitiser la question énergétique. Car, un des enjeux principaux est de réussir à vulgariser et diffuser les enjeux liés à l’énergie pour qu’ils soient mieux appréhendés par les citoyens les plus éloignés de ces sujets. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire des reportages sur le terrain, pour décrire l’ensemble de la chaîne de production et des grands acteurs qui ont la main dessus. Je rappellerai que le succès d’une technique ne s’appuie pas uniquement sur ses qualités intrinsèques. Il est nécessaire de comprendre que ce succès est avant tout possible dans un contexte politique et social très particulier qui est le fruit de choix humains**.
En savoir + : La transition énergétique a-t-elle eu lieu ?
Des freins encore multiples pour la filière de l’hydrogène bas-carbone
En septembre 2024, Bercy accueillait en son sein la 4ème édition de la Conférence Hydrogène Renouvelable. À cette occasion, Mikaa Blugeon-Mered, spécialiste géopolitique de l’hydrogène, et par ailleurs à la tête de la task force hydrogène du MEDEF, expliquait lors d’une vidéo pour les acteurs de la filière présents à Bercy que 124 pays ont à ce jour une stratégie nationale d’hydrogène bas-carbone ou ont entamé des réflexions sur ce sujet. Ces 124 pays représentent 91% de la population mondiale, 99% du PIB global, et 94% des émissions de GES, égrenait-il. Pour autant, dans la salle, le bilan apparaissait comme plutôt mitigé sur le développement de la filière de l’hydrogène « vert ». Entre la concurrence avec d’autres formes d’hydrogène (gris, rose, bleu…), les attentes de financement, les investissements majeurs pour les entreprises, la concurrence de l’hydrogène chinois et américain, les freins sont à ce jour multiples pour la filière de l’hydrogène « bas-carbone ». De son côté, Nicolas Broutin, président de Yara France, spécialiste mondial de l’ammoniac, et donc grand consommateur d’hydrogène, rappelle son intérêt pour l’hydrogène bleu (réalisé à partir de gaz naturel ou de charbon tout en s’appuyant sur le captage du carbone), qui « est une bonne manière d’assurer notre survie jusqu’à avoir une ressource en hydrogène verte suffisante ». La question du coût économique de ce vecteur énergétique est en effet le point de blocage principal pour les industries : « les industriels ont besoin d’un prix de revient hydrogène inférieur à 3€/kg. S’ils n’arrivent pas à avoir ce prix là dans les prochaines années, la décarbonation, ce sera la délocalisation » souligne de son côté Alexis Martinez, directeur général de H2V, producteur d’hydrogène.
* L’hydrogène est le nom usuel du dihydrogène (H2)
Hydrogène mania. Enquête sur le totem de la croissance verte, Aline Nippert, Éd. Le passager clandestin, 2024, p. 320, 22 €.