Les femmes représentent à peu près 22% des employés dans la tech en Europe. Et c’est encore moins quand on fait un focus sur les rôles très techniques. Le secteur de la tech est en réalité assez symptomatique des problématiques de diversité dans les métiers dits techniques, souvent assimilés à des métiers masculins. C’est pourtant une construction sociale, nous démontre Caroline Ramade, serial entrepreneuse et fondatrice de 50intech, une organisation qui vise à renforcer l’autonomie des femmes dans la technologie et faire progresser l’inclusion et la diversité dans les entreprises. Dans cet entretien, on parle problèmes mais aussi solutions car elles existent !

Youmatter. Vous avez fondé 50inTech pour répondre à une trop faible représentation des femmes dans la tech, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Comment les femmes sont-elles représentées dans ce secteur ? 

Caroline Ramade. Il y a effectivement ces deux dimensions entremêlées. Les femmes représentent à peu près 22% des employés dans la tech en Europe. C’est encore moins quand on fait un focus sur les rôles très techniques (poste d’ingénieure ou de développeuse) : en France elles sont 17% dans ce type de métier et cela peut descendre à 10% de femmes dans les fonctions les plus techniques. Par ailleurs, les femmes y occupent essentiellement des postes juniors car elles sont nombreuses à quitter la tech après 35 ans. Pour l’IA, c’est à peu près 15%. 

Si on parle de postes plus orientés marketing, c’est 46% de femmes mais on n’en retrouve que 17 % en leadership. Enfin, quand on regarde les postes de data scientist par exemple, on a une représentation plus forte, de l’ordre de 30%, que ce soit sur des postes juniors ou seniors. 

On voit donc de grandes disparités au sein même de la tech. Mais ce qu’on voit aussi, c’est que la représentation des femmes dans la tech ne s’améliore pas vraiment. C’est même plutôt l’inverse. 

Caroline Ramade, CEO de la startup 50inTech et administratrice du comité ONU femmes France

Qu’est ce que cela dit de notre société ? 

Cela montre des problèmes à divers échelons. D’abord au niveau de la formation initiale :  on a un problème dans les écoles, les femmes  sont faiblement représentées dans les écoles d’ingénieurs, autour de 18 % des étudiants. Mais ce n’est pas une fatalité car l’UTC de Compiègne compte 52 % de femmes…Comment ont-ils fait ? En travaillant notamment sur les rôles models : dans les salons étudiants, ils ne présentent que des femmes pour aller parler de ces métiers là !

Autre problème, c’est qu’une fois dans l’entreprise, on a une très faible rétention des talents. Une étude Accenture / Girls in Tech parue en 2020 a montré qu’on perdait une femme sur deux après huit ans d’expérience. Et pourquoi elles partent à cet âge là ? Parce qu’elles en ont marre des blagues sexistes à la con ou du harcèlement et surtout parce qu’il y a des discrimination à la promotion !  On a 15 % de femmes développeuses, pourquoi il n’y a que 2 % de CTO (chief technical officer) ? Elles sont bloquées dans leur carrière, avec des différences de salaire à la clé. Cela est notamment dû à des des clichés du genre : « tu es une femme, tu n’auras pas les épaules dans ce monde de mecs » ou au fait qu’à cet âge là, les femmes peuvent être dans la maternité. Sauf que les femmes, elles ne veulent pas forcément coder toute leur vie : elles veulent devenir manager et avoir une dimension stratégique ou créative.  

Cette sous-représentation des femmes dans la tech est-elle une particularité française ou européenne ? 

En partie oui. C’est aussi le cas aux États-Unis, où c’est un problème depuis l’introduction de l’ordinateur personnel.  Dans les années 70, on trouvait 40% de femmes dans les études de computer science mais à partir du moment où le stéréotype du geek a été inventé, elles ont baissé à 18% et cela n’a jamais vraiment augmenté depuis.

En revanche, si l’on regarde ce qui se passe au Maghreb, c’est très différent ! Les femmes sont même majoritaires dans ces métiers. Même chose en Asie. Mais là encore, c’est une question de culture : elles sont majoritaires en computer science parce que c’est un métier qui ne requiert pas de force, qui est « propre » et que l’on peut faire de chez soi. Même choses en Thaïlande ou à Singapour, où elles sont à plus de 40%. En Chine aussi, le taux d’emploi des femmes dans la tech est relativement fort car avec la politique de l’enfant unique, on a élevé les femmes un peu comme les garçons. En Asie, il y a aussi cette vision d’un métier ressource, pas aussi valorisé qu’en France ou aux Etats Unis…et donc réservé en priorité aux hommes. 

Ce que l’on voit en faisant ce tour rapide, c’est que tout cela est un problème de construction sociale. Et c’est extrêmement difficile à déconstruire. C’est pourquoi je milite pour qu’on change la politique des entreprises et le mindset des ingénieurs hommes. Parce que si l’on n’agit pas là-dessus, nous n’aurons pas les rôles modèles qui donnent l’envie aux jeunes filles d’aller vers les études informatiques. Il faut aussi former les hommes sur ces questions car nous avons besoin d’eux comme alliés : ce n’est pas vraiment cool ni sain de travailler dans des boîtes à 80% masculine ou à 80% féminine. Il faut que l’on comprenne qu’on a tous à y gagner. Toutes les études le prouvent : la mixité, cela fait gagner de la performance, de la créativité et de l’innovation. 

En savoir + : 5 mesures pour favoriser l’égalité femmes/hommes

Cette construction n’est pas propre à la tech. En France, on la retrouve dans le monde de l’entreprenariat, des start-ups…

Absolument. Notamment du fait de la structure du financement aujourd’hui. L’investisseur/ entrepreneur français type, c’est un homme, à 90-95% blanc, d’un certain âge, qui a fait des études de commerce. On est dans l’endogamie ! Le problème, c’est qu’en ne donnant jamais la chance aux femmes, on recrée sans arrêt ce cercle non vertueux qui finit par enraciner un un problème structurel d’inégalités femmes-hommes. Et la course à la rentabilité amplifie le phénomène avec une recherche rapide du mouton à cinq pattes. Sauf que le mouton à cinq pattes, c’est souvent un homme, tout simplement parce qu’il a  plus d’expérience que les femmes. 

Vous avez créé 50inTech justement pour changer les choses. Quels sont les leviers que vous avez identifiés pour faire la bascule ? 

Nous avons créé le Gender Score pour pouvoir évaluer les politiques et recommander plus facilement des plans d’action qui marchent. Car déjà, en sachant d’où l’on part, on peut évaluer les points qui bloquent et agir en fonction. Grâce à cela, une entreprise belge a ainsi pu passer de 10% d’inégalités salariales à 3 et bientôt à 0 !

Sur le recrutement, on peut par exemple faire des partenariats stratégiques avec les universités/écoles où il y a le plus de femmes. Cela aide déjà à attirer un pipe junior plus mixte. On peut aussi réfléchir à la reconversion professionnelle, notamment via la formation interne, en visant les femmes, qui auront déjà la culture d’entreprise et d’autres compétences transférables. Le problème, c’est que pour l’instant, cette formation repose beaucoup sur des managers déjà débordés qui n’ont pas envie de prendre ce temps, même si in fine cela coûte moins cher et que cela donne de supers profils. C’est quand même un enjeu majeur car on estime que l’on va manquer de 8 millions de talents en informatique et technique en Europe d’ici 2030. La responsabilité des entreprises, notamment des plus grosses, c’est quand même d’investir là-dedans ! 

Ensuite pour amener davantage de femmes dans les échelons seniors ou le management, il faut des plans de carrière égalitaires, transparents, où chacun sait quels échelons passer pour progresser. 

Mais en réalité, ce dont on parle, c’est tout simplement de bon sens et de ce que je considère être le B.A.B.A. d’une boîte saine ! 

Pour en savoir + : La transparence salariale : pourquoi et comment s’engager ? 

Est-ce qu’il y a une écoute de la part des entreprises aujourd’hui sur ces problématiques? Comment le marché évolue-t-il ? 

Il y a plusieurs types d’entreprises. Et certaines en ont clairement fait leur priorité. Mais peu abordent en réalité le problème de manière systémique. Ce qui devrait faire avancer les choses, parce que les entreprises n’auront plus le choix, c’est la réglementation européenne sur la transparence des salaires et la CSRD. Pour les start-up, c’est plus compliqué. D’autant qu’aujourd’hui, il y a plus de talent sur le marché, avec des hommes très expérimentés qui coûtent moins cher qu’avant. Pendant un temps, les GAFAM ont en effet privé le marché des meilleurs talents avant de les relâcher dans la nature. Aujourd’hui, la tech est en difficulté et recrute moins: il y a tellement de talents masculins, au bon prix, exactement plug and play, que plus de 83% des start-up françaises ont zéro politique sur le sujet. Résultat : de plus en plus de femmes seniors se mettent en freelance car elles n’ont plus envie de jouer le jeu de la startup, où l’on peut se faire jeter comme un Kleenex. Elles ne disparaissent pas de la tech mais elles ne sont pas dans le haut des organigrammes.

Illustration : Canva