C’est le mot de l’année : le « régénératif » est utilisé à toutes les sauces pour l’économie voire les entreprises. Derrière cet engouement, des entreprises s’engagent avec sincérité dans une démarche de transformation de leur business model. D’autres moins. Pour y voir plus clair, une spécification Afnor vient de voir le jour. Pilotée par l’Entreprise Symbiotique d’Isabelle Delannoy et plusieurs organismes, elle pose une définition de l’économie régénérative et les bases d’une contribution qu’elle veut crédible de la part des entreprises. Un premier pas que l’écosystème espère voir déboucher sur une certification voire une norme ISO, à l’international. Mais qui reste à consolider à l’épreuve du terrain.
Après plusieurs années de réflexion et six mois de travail, la spécification Afnor sur l’économie régénérative vient de sortir, en accès libre. Une première mondiale sur un concept qui n’en est qu’à ses balbutiements mais qui fait beaucoup parler de lui en France et à l’international. Au risque de flirter avec le greenwashing. Autant dire que ce document était attendu, même s’il reste le fruit d’un groupe de travail restreint d’une vingtaine d’acteurs dont Axa Climate, Ecoact, La métropole de Lyon ou Le groupe Pierre & Vacances – Center Parcs et piloté par Isabelle Delannoy, fondatrice et présidente de l’entreprise symbiotique.
Leur objectif : clarifier la vision de l’économie régénérative en en donnant une définition qui permettra à l’écosystème de travailler avec un langage commun, faciliter le passage à l’action, amorcer un passage à l’échelle des entreprises désirant y contribuer et préfigurer des travaux de normalisation. Voici ses grandes lignes en trois questions/réponses !
L’économie régénérative, c’est quoi ?
L’enjeu de l’économie régénérative « est de basculer vers une économie alimentée par un autre moteur, qui au lieu de détruire les équilibres planétaires, contribue à les rétablir et nourrit les écosystèmes et les principes à l’origine de la génération de la vie », estime Isabelle Delannoy. Objectif : non plus produire de la croissance ou de la performance financière (qui peuvent être des conséquences) mais de la robustesse.
Traduite dans la Spec 2315 Afnor, cela donne la définition suivante de l’économie régénérative. Il s’agit d’un ‘modèle d’activités agissant pour l’intégrité du vivant, humain et non-humain, et soutenant la vitalité des écosystèmes écologiques et sociaux avec lesquels il co-construit, dans une spatialité définie. Sa création de valeur se caractérise par une prospérité écologique, sociale et économique, en intégrant le renouvellement continu, en qualité et en quantité, des matériaux, de l’énergie, des ressources naturelles et des capacités vivantes humaines et non-humaines »
Cette définition appuie sur plusieurs points importants pour lier économie et régénératif. D’abord, une vision holistique qui insiste sur l’intégrité du vivant dans son ensemble – humain et non humain- et son ancrage local (le mot spatialité permet d’intégrer la dimension de distance et de temporalité). Ensuite, la notion de renouvellement continue, essentielle à la triple régénération : économique, écologique et humaine. Mais son apport vient surtout avec la notion de « création de valeur » qui doit découler de cette régénération, à la fois pour l’entreprise et son écosystème. Celle-ci est couplée à son territoire et s’intègre dans une logique de « soutenabilité forte », qui exige donc un développement économique maintenant le « capital naturel » à un niveau constant, dans le respect des limites planétaires, celui-ci ne pouvant être remplacé par les autres types de capitaux humains ou financiers (contrairement à une soutenabilité faible où les capitaux sont interchangeables).
En rendant concrète pour l’économie 50 ans de théorie sur le régénératif, la spec permet « de parler le même langage, d’appuyer la démarche et de la faire connaître, ce qui est essentiel pour faire émerger des démonstrateurs sur l’économie régénérative », estime Ludovic Morawa, chargé de la mise en œuvre de l’engagement responsable de Haute Savoie Habitat. Des points importants quand il s’agit de bousculer les priorisations d’aménagement dans des projets urbains, en conciliant logements, services collectifs et préservation des espaces naturels ou cultivés…Elle permet aussi de clarifier le discours alors que « beaucoup d’entreprises et de labels se disent aujourd’hui régénératifs », dans le secteur textile et autour du recyclage par exemple. Cela « crée beaucoup de confusion » alors même que cette industrie reste très délétère, avec de forts impacts environnementaux et sociaux », souligne de son côté Catherine Dauriac de Fashion Revolution France.
Comment les entreprises peuvent contribuer à l’économie régénérative ?
Le document dit s’adresser aux « entreprises de toute taille, cotées ou non cotées, leurs directions et salariés » ainsi qu’aux collectivités, administrations publiques, ONG, tiers lieux et organisations syndicales et plus généralement « aux communautés humaines et biologiques qui constituent un territoire et entretiennent des relations intimes et réciproques ». Mais aussi à tous les territoires : en France métropolitaine, dans les outre-mer et à l’international.
Son objectif est de rendre le chemin vers l’économie régénérative « praticable » pour les entreprises. Ce qui est loin d’être évident aujourd’hui tant cette ambition est forte, son interprétation différente selon les acteurs et sa traduction complexe à l’échelle d’une entreprise. Pour ce faire, « nous sommes rentrés dans la matrice des organisations pour définir des pratiques, des leviers et des critères mais aussi pointer les freins », rapporte Vaia Tuuhia, directrice de projet de l’entreprise symbiotique et cheville ouvrière de la spec.
Il est cependant « très rare que des entreprises soient régénératives sur l’ensemble de leur activité ou périmètre car la marche est très haute et demande un vrai changement d’état d’esprit » tient à souligner Isabelle Delannoy. Comme pour la neutralité carbone, les organisations peuvent davantage y « contribuer » ou se réclamer de « viser cet objectif », précise-t-elle. La spec permet ainsi aux organisations de se positionner sur une trajectoire en fonction de différents critères (seuils d’intégrité, de renouvellement, d’épanouissement…) entre une logique d’exploitation (la logique dominante actuelle) et de régénération (celle visée) en passant par la réparation (où on restaure et on compense) et la préservation (où l’on cherche à conserver l’intégrité des milieux). L’un de ses points forts est aussi de travailler sur la gouvernance, note Eric Duverger, co-fondateur de la Convention des entreprises sur le climat (CEC). Un point « fondamental » pour assurer la cohérence des pratiques avec l’ambition, estime-t-il.
Quels sont les effets attendus de la spec par les entreprises ?
Pour Mathieu Vérillaud, chargé de la Mesure d’impact et des modèles d’affaires régénératifs d’Axa Climate, cette spec a le mérite de permettre aux organisations de « s’interroger en permanence ». « Nous ne sommes pas dans une vision noir et blanc : il y a plusieurs points d’entrée pour se mettre en mouvement ! », expliquait-il lors de la présentation de la spec. « Cela permet à l’entreprise de prendre du recul sur où elle se place, d’identifier avec qui elle va pouvoir coopérer pour avancer et de garder une position de modestie car il n’y a pas de voie royale ou de trajectoire toute tracée : il s’agit de construire briques par briques ».
Pour H2X qui travaille sur l’hydrogène vert, cela passe notamment par le fait de réfléchir d’abord en termes de besoins réels en termes de mobilité, de chauffage ou d’éclairage pour proposer des services aux entreprises ou collectivités au lieu de raisonner en termes de production. Pour l’industrie textile cela peut être de recréer une filière à base de plantes locales (lin, chanvre) et bio.
Cela sera-t-il suffisant quand voit le chemin à parcourir par les entreprises même du groupe de travail comme le groupe Pierre & Vacances-Center Parcs ? Car pour le leader européen de la résidence de tourisme, il va falloir totalement « changer de paradigme » pour se mettre dans la voie de la régénération, comme le souligne sa directrice RSE, Emilie Riess dans le dossier de presse. Rappelons que ces dernières années le groupe a fait face à de nombreuses procédures judiciaires et occupations de chantiers en raison de l’impact environnemental de ses projets…
En attendant, la CEC, qui a fait de l’entreprise à visée régénérative son cap de transformation pour les entreprises qui suivent le programme, voit la spec afnor comme un « game changer ». « Ce premier pas vers un encadrement de l’économie régénérative va permettre de délimiter le terrain de jeu dans lequel nous opérons depuis plusieurs années maintenant en travaillant sur des feuilles de route de transformation. Les entreprises de la CEC vont être un apporteur d’exemples concrets et vont aussi permettre d’apporter des améliorations par itération, par exemple sur le socle minium à atteindre pour être considéré comme crédible ou les éléments disqualifiants », souligne ainsi Eric Duverger.
Qu’est-ce qu’une SPEC Afnor et peut-on envisager une norme ISO sur l’économie régénérative ?
La spec Afnor n’est pas une norme ni une certification. C’est une première étape dans le parcours de normalisation. « La spec permet de pouvoir disposer plus rapidement d’un document de référence que la norme car elle est élaboré par un groupe de travail défini, qui ne peut pas intégrer des organisations en cours de route et ne donne pas lieu à une consultation publique », souligne Pauline Joris, responsable du pôle gouvernance et développement durable de l’AFNOR.
Dans le cas de la spec sur l’économie régénérative, elle permet notamment de positionner clairement la France sur le sujet car si le mouvement est mondial, « la France a pris le lead sur l’économie régénérative avec près de 2 000 entreprises sensibilisées via la Convention des entreprises pour le climat ou le Grand Défi par exemple », assure Isabelle Delannoy. C’est notamment ce qui s’était passé pour l’économie circulaire il y a quelques années. C’est aussi la première fois qu’un projet de normalisation « place le vivant au cœur du processus », se réjouit-elle.
Pour les auteurs de la spec, l’objectif est très clairement de ne pas s’arrêter là et de préempter le pilotage d’une éventuelle norme ISO, internationale donc. Pour Eric Duverger, cette norme permettrait « d’inverser la charge de la preuve »: « tant qu’il n’y a pas de norme, on peut nous taxer d’être un peu perchés et moralisateurs. Mais à partir du moment où l’on définit clairement de quoi on parle et que cela est validé par les acteurs économiques, il faudra que les entreprises qui continuent le business as usual se justifient de poursuivre un modèle extractif et destructeur », estime-t-il. La norme pourrait aussi permettre aux pouvoirs publics mais aussi aux investisseurs de s’appuyer dessus pour orienter leurs politiques et stratégies d’investissement.
Mais il faudra 5 à 6 ans pour élaborer une norme, prévient Pauline Joris. En attendant, la prochaine étape est d’abord de faire connaître ce premier document normatif sur le sujet au niveau mondial via des traductions notamment.
Pour aller plus loin, le module 5 du MOOC « Comprendre la crise écologique pour réinventer l’entreprise » du C3D est consacré à l’entreprise à visée régénérative et a été élaboré par Youmatter.
Illustration : Canva