Alors que le techno-solutionnisme s’installe dans les instances dirigeantes face à la montée des risques environnementaux, cette croyance aveugle en la technique montre ses limites en aggravant les inégalités et en simplifiant les enjeux écologiques. Une réponse durable exige une transformation collective de nos modes de vie, alliant sobriété et justice sociale, loin des promesses faciles que pourraient apporter les défenseurs du tout technologique.
La montée en puissance de figures telles que le libertarien Elon Musk dans les plus hautes sphères de l’administration américaine confirme une tendance déjà bien implémentée au « techno-solutionnisme » pour faire face aux crises du changement climatique. Cette gestion environnementale trouve de nombreux échos, tant dans les entreprises que dans les gouvernements. Et pourtant, la croyance absolue en la technique pose des limites et des effets secondaires pourtant déjà bien identifiés, en premier l’accentuation des inégalités, la dépendance accrue aux outils technologiques et le risque de négliger les dimensions humaines et structurelles des problèmes.
« Pour que l’empreinte des activités humaines réintègre les frontières planétaires, la seule approche reposant sur l’innovation technologique ne suffira pas », alerte Bruno Tassin, professeur d’hydrologie urbaine à l’École nationale des ponts et chaussées (ENPC) lors de la présentation en novembre 2024 de la revue Transitions de l’ENPC, intitulée Au pied du mur, imaginer les futurs socio-écologique. « C’est une évolution majeure du système de production et de consommation qui est nécessaire, ainsi qu’une transformation collective de nos modes de vie, au croisement de la sobriété d’usage et de la désescalade énergétique », explique-t-il
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Nature et technique, deux domaines inséparables
Depuis l’avènement de l’ère industrielle, la nature et la technique ont souvent été perçues comme deux domaines distincts de l’ingénierie. D’un côté, on concevait la nature comme un système de forces à user et un gisement de ressources, par exemple minières, à exploiter. De l’autre, la technique regroupait l’ordre des machines, des instruments et des outils conçus et utilisés par l’humain pour créer des systèmes complexes de production. Dans cette société productive, le lien de dépendance de la technique sur la nature est resté relativement invisibilisé. Et ce sentiment s’est aggravé à mesure que la mondialisation s’est diffusée.
« Plus spécialement, les grands réseaux techniques invisibilisent largement les processus de métabolisation et donnent le sentiment d’une disponibilité illimitée des ressources et d’une capacité illimitée des milieux à absorber, diluer et rendre inoffensives les pollutions engendrées », précise Olivier Coutard, socio-économiste et directeur de recherche CNRS au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) dans un article de la revue.
Dans les années 1960 – 1970, ce lien entre technique et nature apparaît plus concrètement dans la recherche de l’histoire environnementale. Comme le souligne dans Transitions Antoine Picon, professeur et historien de l’architecture et de la technologie du XX et XXIè siècle, ce champ de recherche insiste « sur l’importance des écosystèmes dans l’évolution des sociétés qui les exploitent, les modifient, mais portent également leur empreinte, au point que l’on serait là encore tenté de parler de coproduction de l’environnement et de la société ».
Quelles que soient les avancées techniques, des systèmes d’irrigation anciens aux systèmes numériques actuels, s’intéresser à elles révèle que cette dichotomie entre nature et technique est illusoire. Des travaux comme ceux de de l’historien de l’environnement William Cronon, portant notamment sur l’évolution de la ville américaine de Chicago, soulignent comment des innovations telles que les chemins de fer ou la réfrigération ont redéfini des écosystèmes entiers à l’autre bout du pays dans l’Ouest des États-Unis. « Plutôt que de l’aborder à partir des liens qui se tissent entre ressources naturelles, machines et procédés, il est peut-être plus parlant de la décrire à la façon dont les traits saillants d’un paysage, à la fois étrange et familier, sont brossés », estime Antoine Picon.
Un difficile compromis face aux crises sociales et environnementales
Mais face aux conséquences du changement climatique et des crises croissantes (sanitaires, économiques, géopolitiques) aux quatre coins de la planète, la réponse de nombreux pays est le développement de nouvelles technologies, censées résoudre à la fois les crises environnementales et assurer une stabilité et une force concurrentielle nécessaire pour peser dans des rapports de plus en plus conflictuels entre pays. Dans ce contexte de recherche de puissance, les tendances au « techno-solutionnisme » font légion dans toutes les sphères de notre société.
« Nous avons un mode de pensée, que ce soit nos décideurs et décideuses ou nous-même, encore très centrés là-dessus. Nous sommes tous des techno-solutionnistes en puissance quand on réfléchit à notre mode de vie », considère François-Mathieu Poupeau, sociologue et politiste, directeur de recherche au CNRS, lors de la présentation de la revue. Pour lui, l’imaginaire technique est resté encore imprégné de la « technique émancipatrice », du progrès social, du sentiment de maîtriser le réel.
Pourtant, la technique n’est pas neutre par essence, elle est politique. Le développement et l’implémentation de nouvelles technologies provoquent une réorganisation de la société, et entraîne donc des conséquences sociales, économiques et écologiques, qui sont à ce jour plutôt subies que voulues. L’approche « techno-solutionniste » tend à simplifier les interactions dans les écosystèmes utiles aux activités humaines. Elle pousse par ailleurs à une fuite en avant dans la gestion des crises environnementales, qui pourrait atteindre un niveau sans précédent avec le développement de nouvelles technologies de géo-ingénierie, destinées à la maîtrise du climat et de l’environnement.
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Cependant, l’idée contraire de sortir totalement d’un joug de la technique ne permet pas de résoudre la crise du climat sans de forts sacrifices. « L’idée de sortie de l’industrie est, dans l’immédiat, vide de sens. En effet, c’est la totalité du monde matériel qui est profondément industrialisé : pas seulement les puces et tous les objets high-tech, mais tous les matériaux courants (le verre, le papier, l’acier). Notre tâche collective est de réinventer l’industrie, de la rendre moins carbonée et de la circulariser », rappelle l’ingénieur, sociologue et économiste Pierre Veltz dans un article de Transitions. Un juste entre-deux est donc à définir collectivement et de manière démocratique.
Développer une technique au service du bien commun
Pour Nathalie Roseau et Bruno Tassin, c’est la manière même de penser la technologie qui doit être renouvelée. Ils appellent à développer une recherche transdisciplinaire pour produire des technologies destinées à « la totalité de la population mondiale, majoritairement pauvre, non blanche et pour moitié féminine, en pensant ‘autant aux Bidonvilles qu’à Alphaville' ».
Cette perspective doit ouvrir la voie à des « troisièmes voies », alternatives aux récits catastrophistes ou purement technologiques, qui permettront l’apparition de techniques au service du bien commun, juste et équitable. La fusion entre nature et technologie doit être guidée par une recherche d’équilibre, assurant un accès juste aux besoins vitaux de chaque être humain sans compromettre les fondements mêmes de la vie sur Terre.
Illustration : Canva