Le transport maritime, fondement de notre société mondialisée, emporte sur ses bateaux bien plus que des marchandises. À travers le déballastage des navires, des millions d’organismes voyagent à leur insu, perturbant les écosystèmes locaux où ils sont relâchés, provoquant des déséquilibres écologiques majeurs.
Le déballastage est une pratique essentielle à la navigation maritime. Lorsque les navires voyagent à vide ou avec une cargaison partielle, ils remplissent leurs réservoirs de ballast avec de l’eau de mer pour stabiliser le navire. Une fois arrivée à destination, cette eau est rejetée dans le port, chargée de sédiments et d’organismes marins.
Si le déballastage est un indispensable du transport maritime, il s’accompagne aussi d’une menace conséquente pour les écosystèmes. Les eaux présentes dans les ballasts renferment des espèces exotiques envahissantes (EEE), l’une des causes principales de la perte de biodiversité sur la planète.
Les eaux de ballast, vecteur principal d’introduction d’espèces exotiques marines
En relâchant des eaux dans les ports d’arrivée, une partie de ces êtres vivants emprisonnés dans des réservoirs présents dans la coque des navires se retrouvent dans un nouvel environnement, s’ils survivent, et peuvent entrer en compétition avec les espèces locales et modifier l’équilibre des écosystèmes. Entre 14% et 40% de la diversité fonctionnelle des mammifères et des oiseaux, donc habitats et biomasse, seraient ainsi menacées par les invasions biologiques, selon une étude de la revue Global Change Ecology de 2021.
Et le risque lié à la colonisation de ces espèces envahissantes est par ailleurs loin d’être négligeable. Un seul mètre cube d’eau peut contenir jusqu’à 50 000 individus de zooplancton, 110 millions de cellules phytoplanctoniques, des larves et des agents pathogènes. Plusieurs milliards de tonnes d’eau de ballast seraient transportées chaque année dans le monde. « Pour ces raisons, les eaux de ballast sont considérées comme le premier vecteur d’introduction d’espèces exotiques marines, avec globalement 60 % des cas documentés », explique l’océanographe Philippe Goulletquer, directeur adjoint de l’Ifremer, dans son ouvrage Les invasions biologiques marines.
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Des conséquences économiques pour les marins
L’exemple du crabe vert européen, qui figure dans la liste des 100 espèces les plus envahissantes, est emblématique d’introduction d’espèces invasives par voie maritime. Elle apparaît sur les côtes américaines au XIXe siècle via des ballasts solides, auparavant utilisée pour la stabilité des bateaux. Le crabe vert européen continue à proliférer, notamment sur les côtes américaines et canadiennes, et maintenant à Saint-Pierre-et-Miquelon, détruisant les herbiers marins et menaçant les espèces locales.
Ces espèces envahissantes entraînent par ailleurs des coûts d’entretien, parfois coûteux, comme c’est le cas en Hexagone avec la « cascail », un ver marin qui forme des concrétions calcaires qui modifient rapidement la composition physique, chimique et biologique d’un écosystème. « Ces concrétions peuvent encroûter les coques et les moteurs des navires, réduire la largeur des canaux et des bassins d’eau de réserve, obstruer les canalisations, et même bloquer des écluses en colonisant les ouvrages portuaires », souligne Philippe Goulletquer.
Contenir la dispersion espèces exotiques envahissantes
Le phénomène n’a cessé de s’aggraver au fil des siècles, à mesure que le transport mondial s’est démocratisé. « Deux innovations majeures du transport maritime arrivent respectivement aux XIXe et XXe siècles : le passage de la navigation à voile aux navires motorisés, équipés de ballasts liquides, et la conteneurisation dans les années 1960 », complète le chercheur. Le transport maritime représente à ce jour de 80% à 90% de la circulation de marchandises sur le globe, et qui a connu une hausse de 460% depuis 1960.
Pour faire face à cette menace, le déballastage en haute mer a pendant longtemps été une recommandation de l’organe onusien de l’OMI (Organisation maritime internationale), qui appelait à au moins trois renouvellements des ballasts par trajet. Une mesure difficile à mettre en œuvre en pratique puisqu’elle peut fragiliser la structure des navires lorsqu’elle est effectuée en mer, d’autant plus qu’elle s’avère particulièrement dangereuse en cas de mauvaises conditions météorologiques.
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Une gestion renforcée des espèces exotiques envahissantes
La Convention pour la gestion des eaux de ballast, adoptée en 2004 par l’OMI, « finalisée en 2017 et pleinement opérationnelle en septembre 2024 », comme le note l’ouvrage sur les EEE, vise à combler ces lacunes en systématisant le traitement des ballasts avant leur rejet, notamment par l’usage de rayons ultraviolets, la filtration ou l’utilisation de biocides pour contrer les espèces présentes dans le ballast, mais aussi sur la coque. Cependant, ces systèmes ne sont pas encore déployés uniformément sur tous les navires, et leur coût reste un frein pour certains opérateurs. En outre, le contrôle des points d’entrée prioritaires, tels que les ports maritimes ou les sites d’expéditions, est également une priorité pour endiguer ce phénomène.
Les EEE nécessitent par ailleurs une gestion globalisée et renforcée, tant sur le plan de la surveillance, du contrôle, de la restauration des écosystèmes que de la sensibilisation des travailleurs et des citoyens aux espèces exotiques envahissantes. Cette prise en compte doit « être renforcée aux différentes échelles pour une gestion efficace, notamment dans les stratégies territoriales, dans les outils et les instances de planification de l’espace maritime, et dans les plans de gestion des aires marines protégées, y compris en zones de protection forte », conclut Philippe Goulletquer.
Des invasions biologiques à plus de 390 milliards d’euros par an
En conduisant à la compétition pour les ressources, l’occupation de niches écologiques, de la prédation, la diffusion de maladies ou des modifications du milieu, les espèces exotiques envahissantes sont identifiées par l’IPBES comme l’une des cinq pressions directes de déclin de la biodiversité. Elles ont ainsi contribué, parmi d’autres causes, à 60 % des extinctions d’animaux et de plantes sur la planète. Ces invasions biologiques ont également un coût économique mondial non négligeable et qui s’aggrave au fil du temps. Depuis 1970, il a ainsi été multiplié par quatre tous les dix ans. En 2019, ont comptait 3 500 espèces envahissantes sur les 37 000 espèces exotiques établies recensées et les coûts annuels mondiaux des invasions biologiques ont été estimés à plus de 423 milliards de dollars (390 milliards d’euros).
Les invasions biologiques marines, Philippe Goulletquer, Ed. Quae, 2024, disponible à cette adresse.
Illustration : Canva.