Beaucoup de citoyens estiment n’avoir pas assez de temps et d’énergie pour bien s’informer. Mais est-ce vraiment le problème ? Pourquoi a-t-on tant de mal à trouver de l’info, alors qu’on n’y a jamais eu autant accès ? Creusons un peu.
Notre époque est caractérisée par le besoin d’information. En politique, les citoyens réclament de plus en plus d’informations, de transparence : qu’est-ce qui va être décidé ? Comment ? Quelles sont les conséquences, pour moi, pour les autres ? En matière de consommation, c’est pareil : de quoi sont composés les produits que j’achète ? Comment cela affecte-t-il ma santé ? L’environnement ? Faits de société, people, téléréalité, réseaux sociaux, info en continu : tout semble alimenté par le besoin constant d’informations, de scoops, d’actu.
Pourtant, en même temps, on entend de plus en plus de citoyens déclarer qu’ils n’ont « pas le temps de s’informer ». Qu’entre leur travail, leurs obligations familiales, leurs activités diverses, ils ne trouvent plus de temps à consacrer à chercher et obtenir de l’information.
Dans une société de média, où toute l’information n’a jamais été aussi accessible, les citoyens ne trouveraient plus le temps de s’informer correctement. Vraiment ? Tentons de comprendre ce paradoxe apparent.
S’informer : une question de temps ?
Aujourd’hui, l’information est accessible partout. Via les réseaux sociaux, elle s’embarque sur votre téléphone. Elle est à la télévision sur les chaînes d’information en continu. Elle est à la radio. Dans les médias en ligne. Dans les média papier. Sous forme de podcasts, de vidéos et de chaînes YouTubes, de fil Twitter.
L’information est donc disponible, et à priori ce n’est pas parce que les Français n’y ont pas accès qu’ils ne s’informent pas. En effet, les citoyens sont présents sur tous les canaux de l’information : télé, réseaux sociaux, radio… Un citoyen consacre en moyenne 3 h 46 par jour à la télévision. Il écoute la radio en moyenne 2 jours sur 3, et notamment en voiture ou dans les transports. Il passe aussi 1 h 22 par jour sur les réseaux sociaux. Environ 24 millions de personnes sont devant la télé tous les soirs au moment du 20 heures ou en première partie de soirée.
Les citoyens ont dont accès à l’information, pratiquement en permanence et ils sont au bon endroit pour la trouver. La plupart du temps, elle vient même directement à eux par des newsletters, des partages sur les réseaux sociaux, des notifications. Alors, est-ce vraiment le manque de temps qui empêche les Français de s’informer ?
Ce n’est pas vraiment ce que les données indiquent. D’après les chiffres de l’INSEE, les Français ont plus de temps libre aujourd’hui qu’il y a 40 ou 50 ans. Ils passent moins de temps au travail, moins de temps, en cuisine, à faire la vaisselle, à faire les courses ou le ménage. En fait, ils consacrent même plus de temps qu’avant « aux média » : la télévision (que l’on regarde près d’1h de plus quotidiennement par rapport à 1974), le numérique (réseaux sociaux, les jeux vidéos…).
Alors d’où vient cette sensation, cette « illusion » de manquer de temps ?
S’informer face à l’infobésité : quand le trop crée l’illusion du manque de temps
Si l’on regarde la façon dont les citoyens s’informent, la principale évolution depuis quelques décennies, c’est surtout la multiplication des supports et des vecteurs. Alors que dans les années 80 on s’informait essentiellement par la télévision ou la presse écrite, il est désormais possible de s’informer par des dizaines de moyens différents : réseaux sociaux, presse écrite, presse en ligne, vidéos, podcasts, influenceurs. Les chaînes de télévision se sont multipliées, mais aussi les émissions traitant d’information.
Face à cette multiplication, il est nettement plus facile de « zapper » d’un contenu à l’autre. Et cela se ressent dans la façon dont les français consomment l’information : de plus en plus, on passe d’un contenu à l’autre, on change de chaîne, on scroll. Même dans la presse écrite, nous avons tendance à zapper. D’abord, de moins en moins de citoyens lisent la presse écrite papier (30% seulement en 2019) : de plus en plus, on lit en ligne, plusieurs média différents. Mais pour cela, on cherche l’info sur les moteurs de recherche, et on clique sur le premier résultat.
Sauf que face à tant de diversité d’info, on a tendance à la consommer trop vite. Selon une étude de 2016 publiée par l’INRIA et l’Université de Colombia, 60% des citoyens partagent des articles sans même les avoir lus. Il y a tellement de choses, qu’on finit parfois par se contenter du titre : on commente sans connaître le contenu, on partage, par réflexe. Quand on ouvre l’article, on ne lit pas tout : seuls 20% des contenus d’une page sont réellement lus par les utilisateurs du web.
Si les Français pensent ne pas avoir le temps de s’informer, c’est donc plutôt parce que la multiplication de l’information la rend difficilement digeste. Il y a trop d’infos, et on ne sait plus où donner de la tête. Une étude menée dans Documentation et Bibliothèque montrait déjà en 2014 que certains citoyens avaient du mal à « à assimiler toute l’information reçue dans une journée », à faire le tri, à savoir ce qui est vraiment pertinent. C’est ce que l’on appelle l’infobésité. Dans la grande enquête Make.org sur le rôle des média dans la société, les enjeux les plus évoqués par les Français à propos des média traitaient de cette abondance d’information : « trop de flux, de dépêches, de news, surabondance et redondance de l’information, informations pas approfondies. 90% des citoyens constataient cette tendance.
S’informer ou être informé
Face à la multiplication de l’info, face à la concurrence et à ces nouvelles façons de consommer l’information, la forme que prennent les médias s’adapte. Désormais, pour séduire, il faut des contenus courts, rapides, divertissants. L’information passe par les réseaux sociaux : il faut donc trouver les titres les plus aguicheurs, les formats le plus engageants possibles.
À la télévision, on parle désormais d’infotainments : ces émissions qui combinent humour, divertissement et information. Plus facile d’attirer de l’audience en proposant des contenus mixtes qu’en donnant « seulement » de l’information. En ligne, les formats qui ont le plus de succès sont les formats courts, qui résument « l’essentiel » : 20 minutes, BRUT, Brief.me. Tout doit être lisible, rapidement, en scrollant : plus de 60% des Français lisent désormais la presse sur mobile, souvent en faisant autre chose en même temps. Face à la diversité de l’info, il faut donc être le plus rapide, le plus bref, le plus succinct, le plus divertissant, le plus « vidéo ».
Or, dans cette course, c’est souvent la qualité de l’information qui se détériore. On le voit régulièrement. De nombreux journaux relaient des buzz un peu trop vite, oublient de vérifier l’info… Tout le monde traite des mêmes sujets, souvent de la même façon, car personne n’a réellement le temps de se consacrer à le creuser plus en profondeur.
Evidemment, dans ce contexte, obtenir de l’information peut sembler difficile. On reçoit en permanence de l’information, partout et ce n’est pas toujours une information de qualité. D’ailleurs, les Français font de moins en moins confiance aux médias : à force de lire tout et son contraire, la confiance s’efface. Près des 3/4 des Français estiment avoir déjà été confronté aux fake news selon une étude BVA. Selon un rapport de l’Institut Viavoice, 71% des Français estiment qu’il est de plus en plus difficile de faire le tri entre les sites sérieux et les média relayant des infos non vérifiées. Seuls 26% des Français disent consulter en priorité un « média de confiance ».
Le problème, c’est que le rapport des citoyens à l’information est en général très passif. L’information nous parvient aujourd’hui essentiellement par les réseaux sociaux, ou lors de moments ritualisés comme le 20 heures ou le live des chaînes d’information en continu (BFM TV et TF1 restent les chaînes les plus regardées selon Reuters). Plutôt que de s’informer, on est informés.
Très peu de Français s’investissent activement dans la recherche d’information. 3% seulement des français sont abonnés à un site d’information. À peine 1/4 utilisent les outils de fact-checking pour vérifier la véracité de leur information selon BVA. Au mieux, on croise les sources pour vérifier l’info, en utilisant plusieurs média (8 français sur 10 déclarent le faire). Mais cela suffit-il quand on sait que selon l’INA près des 2/3 du contenu média publié en ligne n’est qu’un copié-collé de dépêches AFP ?
En fait, on passe beaucoup de temps confronté à de l’information, mais de l’information de surface, des contenus courts, entre lesquels on zap. Et surtout, sans forcément exercer une démarche d’approfondissement, de mise en perspective. D’où la sensation de ne pas être bien informé, de ne pas avoir le temps de bien s’informer.
Prendre le temps de s’informer dans un système d’infobésité
Il serait donc tentant de dire que, d’une certaine façon, les citoyens manquent à leur « devoir civique » en ne prenant pas le temps de s’informer correctement : en n’allant pas vérifier l’information à la source, en ne se détachant pas de l’information-divertissement, en choisissant les formats courts, faciles, adaptés aux réseaux sociaux, en rejetant l’information complexe, longue et détaillée, car rébarbative. Il y a certainement une part de vrai dans ce constat : on choisit tous une forme facile de consommation de l’information.
Mais derrière cette réalité, il y a aussi celle de tout un système dysfonctionnel : le système médiatique, dont la survie dépend de la publicité, rend la course à l’audience quasi-obligatoire. Très peu de média survivent financièrement sans faire au moins un peu de sensationnalisme. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes fondés sur « l’engagement » créent des bulles de buzz, des bulles de filtre qui favorisent presque systématiquement les contenus les plus simplistes, les plus radicaux. Dans ce contexte, il est évidemment très compliqué de demander à un citoyen de passer des heures à vérifier l’info, comparer les sources, et éviter tous les pièges tendus par le système de l’information instantanée.
En fait, ce phénomène, cette trappe de mal-information, ne pourra se résoudre qu’avec l’implication conjointe des acteurs médiatiques et des citoyens qui lisent ces médias.
Un devoir pour les média et pour les citoyens
D’un côté, les médias doivent accepter de prendre des risques : moins traiter des sujets parce qu’ils buzzent et plus pour ce qu’ils apportent en termes de compréhension globale, traiter du fond des sujets, les mettre en perspective, quitte à parfois ne pas être « le premier sur l’info » et à ne pas toujours donner la « priorité au direct ».
De l’autre côté, les citoyens doivent aussi accepter que s’informer est un travail et un devoir de citoyen. Bien-sûr, prendre le temps de chercher, vérifier, prendre du recul est difficile dans un monde où les sollicitations sont toujours plus nombreuses. Mais c’est aussi la seule manière de co-construire une information digne de ce nom et à la hauteur de nos grands enjeux de société. Il y a des tas de choses que l’on peut faire pour mieux s’informer : s’abonner à un média pour soutenir la presse de qualité, participer à des média collaboratifs, accorder moins de temps au divertissement et un peu plus à la curiosité et à l’intelligence, partager des contenus de qualité sur ses propres réseaux sociaux, créer du débat en ligne ou dans la vie.
Si l’on n’a pas le temps de s’informer, c’est d’abord parce qu’on laisse l’information de mauvaise qualité nous prendre tout notre temps. Et il est grand temps que ça change.
Photo par Elijah O’Donnell sur Unsplash