Nous émettons 15 milliards de tonnes de CO2 en trop par rapport à ce que l’on devrait émettre pour rester sous la barre des 2 degrés de réchauffement. Mais réduire nos émissions de 15 milliards de tonnes, qu’est-ce que ça implique au juste ?
Chaque année, l’ONU publie son « Emission Gap Report » qui analyse à quel point nos émissions de CO2 sont compatibles avec une trajectoire de 2 degrés de réchauffement climatique. Et chaque année, l’organisme le répète : nous sommes très, très en retard sur les objectifs.
En 2019, le rapport estime que l’on émet 15 milliards de tonnes de CO2 en trop par rapport à nos objectifs, et ce chaque année. Il y a donc urgence à agir. Mais, concrètement, réduire nos émissions de 15 milliards de tonnes de CO2 par an, ça représente quoi ? Tentons de comprendre quelques ordres de grandeurs.
Rester sous les 2 degrés : 15 milliards de tonnes de CO2 à éviter
D’abord, 15 milliards de tonnes de CO2, c’est beaucoup ? Eh bien, c’est pratiquement 30% de toutes nos émissions de gaz à effet de serre. Alors qu’en 2018, nous avons émis 55 milliards de tonnes de CO2, il faudrait être capable de n’en émettre que 40 tonnes dès 2030 pour avoir une chance de rester sous les 2 degrés de réchauffement climatique.
Concrètement, cela veut dire qu’il va falloir être capable, entre 2020 et 2030, de réduire chaque année nos émissions de 3.5% par an, alors qu’actuellement elles augmentent de 1.5% par an en moyenne. Et encore, même en réussissant cette baisse, nous n’aurons que 66% de chances de rester sous les 2 degrés. Et si l’on voulait rester sous les 1.5 degrés comme c’était initialement prévu dans la COP21, il faudrait diminuer nos émissions de plus de 7.5% par an, chaque année entre 2020 et 2030, soit plus de 32 milliards de tonnes de moins qu’aujourd’hui.
Alors bien-sûr, dit comme ça, 3.5% par an de baisse des émissions de CO2, ça ne paraît pas si gigantesque. Pourtant, depuis près de 30 ans que les gouvernements mondiaux se mobilisent sur cette question, pratiquement aucun pays n’a réellement réussi à faire baisser ses émissions de CO2. Même la France, souvent présentée comme un modèle en matière de réductions des émissions de CO2, n’affiche pas de telles performances. Même si la France a « officiellement » baissé ses émissions de 16% entre 1990 et 2017 (soit 0.6% par an en moyenne), en réalité, une bonne partie de ces émissions se sont simplement déplacées dans d’autres pays : ceux depuis lesquels on importe une part toujours plus grande de notre consommation.
15 milliards de tonnes : l’équivalent de plusieurs continents d’émissions de CO2
En réalité, baisser nos émissions de CO2 annuelles de 15 milliards de tonnes est un chantier gigantesque. 15 milliards de tonnes de CO2, c’est tout simplement ce qu’émettent chaque année l’Union-Européenne, les Etats-Unis et l’Inde réunis.
C’est donc l’équivalent de la pollution générée par plusieurs continents ou par près de 2 milliards d’individus qu’il faudrait parvenir à faire disparaître.
Même si l’ensemble des gaz à effet de serre générés par la Chine disparaissaient, y compris ceux générés pour produire en Chine les biens consommés en Europe et partout dans le monde, cela ne suffirait pas à atteindre l’objectif de réduire de 15 milliards de tonnes nos émissions de CO2.
Cela illustre bien l’ampleur de la tâche à accomplir pour parvenir à lutter de façon acceptable contre le réchauffement climatique. Même si tous les pays respectaient les engagements pris à l’Accord de Paris, on émettrait encore chaque année au moins 12 milliards de tonnes de CO2 en trop par rapport à l’objectif des 2 degrés.
Comment faire pour économiser 15 milliards de tonnes de CO2 par an concrètement ?
Alors, si l’on voulait vraiment atteindre ces 15 milliards de tonnes et rester sous les 2 degrés, que faudrait-il faire de façon réaliste ? Plusieurs chantiers devraient-être menés simultanément et de façon urgente. Voici les 3 principaux.
Levier d’action n°1 : transformer notre production d’énergie
Le problème
Le premier, c’est la transition énergétique. La plus grande source d’émissions de CO2 c’est la production d’énergie (chaleur et électricité) mondiale. Centrales à charbon, au fioul ou au gaz, chaudières, tout cela émet de grandes quantités de gaz à effet de serre pour produire l’électricité et la chaleur que nous consommons au quotidien : environ 24% de nos émissions selon le GIEC.
Le problème, c’est qu’à l’heure actuelle, l’essentiel de cette énergie est produite grâce à des sources polluantes. Par exemple, près des 2/3 de l’électricité générée dans le monde est produite à partir de charbon, de gaz ou de pétrole. Pour la chaleur, même chose : l’essentiel est produite par du fioul ou du gaz, ou par de l’électricité, elle même majoritairement produite à partir de ressources polluantes.
Comment agir
Pour réduire les émissions de ce secteur, il faudrait donc passer au maximum la production d’électricité et de chaleur vers des sources faibles en carbone, comme les énergies renouvelables ou le nucléaire. Si l’on parvenait à produire 85% de notre électricité grâce à des sources bas carbone, et à convertir la majorité de nos usages énergétiques à l’électricité (se chauffer à l’électricité plutôt qu’au fioul) on pourrait économiser dans le meilleur des cas jusqu’à 6 à 8 milliards de tonnes de CO2 par an. Soit environ un peu moins de la moitié de l’objectif à atteindre.
Pourquoi c’est compliqué
Le problème, c’est que cette transition énergétique n’est pas si simple. D’abord, les énergies faibles en carbone ne représentent aujourd’hui que 15% de la consommation d’électricité mondiale. Il faudrait multiplier ce chiffre pratiquement par 6 ! Et ce n’est pas évident. Déployer les énergies renouvelables, par exemple, implique de transformer le réseau électrique : de disposer d’infrastructures de stockage (des batteries), d’avoir des moyens de production stables pour palier l’intermittence… C’est un chantier immense, qui coûte cher, et qui n’est pas toujours faisable techniquement, notamment pour les industries qui nécessitent des quantités importantes d’énergie. L’énergie nucléaire, faible en carbone, est aussi complexe à déployer : la construction des centrales est longue, l’énergie nucléaire n’est pas toujours bien acceptée par les populations, et les réserves en uranium ne sont pas illimitées.
C’est pourquoi la transition énergétique avance lentement. Et que l’on est obligés, avant toute chose, de réduire nos besoins énergétiques. De consommer moins d’énergie, notamment en limitant les usages énergivores (high-tech, chauffage…) et en améliorant l’isolation des bâtiments.
Levier d’action n°2 : transformer nos modes de transport
Le problème
Le deuxième grand axe sur lequel on pourrait travailler pour réduire nos émissions serait les transports. Les transports, notamment le transport routier et les voitures, font partie des plus grands émetteurs de CO2 sur la planète. En France, c’est même la première source d’émissions de gaz à effet de serre, avec 28% des émissions.
Chaque jour, des milliards d’individus prennent leur voiture pour se déplacer en consommant de l’essence ou du diesel. À ça, il faut rajouter le transport aérien et le transport maritime, même s’ils émettent moins de CO2 globalement que le transport routier.
Comment agir
Aujourd’hui, on a tendance à penser que l’on peut réduire les émissions du transport avec des changements mineurs : prendre « un peu moins » la voiture, aller vers moteurs « un peu moins » polluants. En fait, il faudrait aller beaucoup plus loin. Il faudrait pratiquement sortir du paradigme de la voiture individuelle : réduire au maximum l’usage de la voiture, privilégier l’usage des transports en commun. La majorité des véhicules devrait aussi passer à l’électrique et pour les autres, il faudrait réduire la consommation de carburant, en privilégiant au maximum les petits véhicules, peu consommateurs.
Concrètement, cela veut dire qu’il faudrait interdire la vente de voitures thermiques neuves très rapidement, limiter drastiquement la circulation en voiture dans les villes, et interdire la vente des véhicules les plus polluants (lourds, dotés de grosses motorisations), et aussi, augmenter les taxes sur le carburant pour rendre la voiture de moins en moins rentable. Il faudrait aussi limiter au maximum l’usage de l’avion, et améliorer l’efficacité énergétique du transport maritime. En faisant tout ça, on économiserait entre 4 et 6 milliards de tonnes de CO2 par an.
Pourquoi c’est compliqué
Le problème, c’est qu’agir sur la voiture est généralement mal accepté par les citoyens. Pour faire ce type de transition, il faut à la fois encourager et inciter massivement les automobilistes à changer leurs habitudes et leurs comportements, tout en développant fortement des alternatives comme les transports en commun. Là encore, c’est long, cela coûte cher, ce n’est pas toujours possible, et surtout cela se heurte souvent à la résistance de la société.
Levier d’action n°3 : transformer notre agriculture
Le problème
Enfin, le 3ème levier le plus important d’action pour rester sous les 2 degrés et économiser ces 15 milliards de tonnes de CO2, c’est l’agriculture et la gestion des espaces naturels.
L’agriculture émet à elle seule près de 15% des émissions de CO2 mondiales, auxquelles il faut ajouter la déforestation qui compte pour plus de 12% des émissions. Parmi les plus grosses sources d’émissions agricoles on trouve le gaspillage alimentaire, la gestion des sols et l’élevage.
Comment agir
L’un des premiers axes pour réduire ces émissions serait de limiter au maximum la déforestation. Cela voudrait dire interdire l’expansion des terres agricoles sur les espaces forestiers, mais aussi interdire l’expansion urbaine sur ces espaces. En gros, limiter toute construction neuve (y compris les habitations) ou nouvelle exploitation agricole sur un espace naturel.
Il faudrait aussi limiter au maximum le gaspillage alimentaire, et réduire la production de viande bovine, qui émet de grandes quantités de méthane. Il faudrait aussi changer les pratiques agricoles pour réduire les émissions de carbone liées au travail du sol.
Pourquoi c’est compliqué
Là encore, ces transformations sont plus simples à énoncer qu’à mettre en oeuvre. En effet, pour stopper la déforestation, il faudrait d’abord une volonté politique (parfois contradictoire avec les intérêts économiques immédiats) mais surtout un renforcement inédit des contrôles, notamment dans les zones où la déforestation est encore largement due à l’agriculture de subsistance.
Concernant les pratiques agricoles, cela implique de changer drastiquement notre modèle de consommation alimentaire : optimiser les circuits de production et de distribution, changer les comportements des consommateurs, réorganiser toute une filière et donc des millions d’emplois. Transformer les pratiques agricoles, c’est aussi parfois agir sur des objectifs contradictoires : limiter l’usage des pesticides, par exemple, réduit la productivité, ce qui implique d’utiliser plus d’espaces agricoles. Cela implique aussi bien souvent plus de travail du sol, donc plus d’émissions de CO2.
En matière agricole, on est donc face à un changement systémique qui doit être mené à la fois rapidement, mais tout en prenant en compte la réalité des milliards de personnes qui en dépendent.
Réduire nos émissions de CO2 : un changement systémique à engager dès maintenant
Il existe évidemment d’autres leviers pour agir, et dans chaque secteur, il y a des opportunités de réduction des émissions : limiter les productions qui ne sont pas réellement utiles, viser l’économie circulaire, le recyclage, la réduction des déchets partout où c’est possible.
Mais ce qu’il faut retenir, c’est que lutter vraiment contre le réchauffement climatique implique des changements drastiques dans nos structures économiques, notre façon de consommer, nos habitudes. Irrémédiablement, il y faudra accepter des pertes de confort, il faudra accepter qu’on ne se déplacera plus comme aujourd’hui, qu’on ne mangera plus comme aujourd’hui. Il faut donc garder à l’esprit que ce n’est pas en modifiant légèrement notre mode de vie (supprimer ses mails, éteindre les lumières, laisser la voiture au garage pour les petits trajets) que l’on atteindra cet objectif. (voir : Quels éco-gestes ont le plus d’impact ?)
On parle donc d’un véritable changement systémique, qui impliquera tous les secteurs de l’économie et de la vie. Il est impossible de baisser nos émissions suffisamment en s’attaquant à un seul secteur, que ce soit l’automobile, l’élevage, le numérique ou l’industrie du plastique.
Il est donc temps de prendre conscience des changements globaux à accomplir, et de s’y mettre dès maintenant. Car plus on attend, plus il sera difficile de tenir ces objectifs déjà si ambitieux.
Photo par Markus Spiske sur Unsplash