La sobriété heureuse peut-elle répondre aux défis socio-écologiques qui nous attendent ? Ou est-elle une lubie accessible uniquement à certains privilégiés ? Débat.
Ces dernières années, l’ensemble des acteurs de la société n’ont pu échapper à l’acuité particulière que prennent les problèmes écologiques. Le réchauffement climatique, mais aussi la crise de la biodiversité, la dégradation des sols ou les pollutions atmosphériques sont désormais des urgences collectives.
Face à ces urgences, beaucoup sont ceux qui appellent aujourd’hui à la sobriété écologique, à la refonte de nos modes de consommation, à ce que l’on appelle, dans le milieu, la sobriété heureuse. L’idée ? Chacun devrait simplement accepter de vivre mieux avec moins et réapprendre à profiter des choses simples de l’existence. Et si chacun le faisait, on pourrait collectivement réduire notre pression sur la nature.
En théorie, l’idée séduit. Toutefois, elle semble, en même temps, en décalage complet avec l’époque : peut-on réellement prôner le renoncement matériel à l’heure où beaucoup manifestent justement pour leur pouvoir d’achat ? Y’aurait-il deux catégories de citoyens : ceux, engagés, « consommacteurs » qui acceptent de renoncer à leurs modes de consommation pour la planète, et ceux, égoïstes, qui ne pensent qu’à leur niveau de consommation ou au mieux n’en ont rien à faire ?
Et si l’explication était ailleurs ? Et si, en fait, penser la sobriété heureuse était en quelque sorte un privilège de riches ?
Consommation, écologie et sobriété
Voir dans l’hyper-consommation la source des problèmes écologiques repose sur une logique fondée à première vue. C’est en effet notre consommation trop importante d’énergie, de matériaux ou d’espaces naturels qui engendrent les crises écologiques.
Néanmoins, affecter la responsabilité de la catastrophe écologique à la somme de nos comportements de consommation individuels cache une bonne partie de la réalité. Certes, nos modes de consommation sont polluants, dans leur ensemble et en moyenne. Mais entre le mode de consommation d’un Français au salaire médian (environ 1800 euros par mois) et celui d’un cadre supérieur (dont le salaire médian est autour de 3200 euros), les impacts environnementaux peuvent être d’ordres de grandeur très différents. Le premier dispose bien souvent d’un petit logement, de peu d’appareils électroniques high-tech, d’un seul véhicule par foyer, il ne prend pas ou peu l’avion et consomme moins dans son ensemble. Le second roule en berline ou en SUV (sauf s’il habite en centre-ville), possède un (ou plusieurs) logements assez vastes, une large gamme d’appareils électroniques, et il voyage régulièrement.
Les études montrent de façon consistante que la majorité des émissions de CO2 sont générées par les plus riches. Alors, la sobriété heureuse, à qui s’adresse-t-elle ? Qui doit « consommer moins » ? Tout le monde ? En termes d’impact, demander à une personne aisée de faire des renoncements dans sa consommation n’est pas la même chose que de le demander à une personne à plus faibles revenus.
Des sobriétés plus heureuses que d’autres
Pour les consommateurs aisés, renoncer à certains bien matériels est aussi plus simple. « Vivre mieux avec moins » est un concept nettement plus accessible lorsqu’on dispose de beaucoup à la base. À l’inverse, lorsqu’on a déjà l’impression au quotidien de vivre « comme on peut », l’exigence d’un sacrifice supplémentaire apparaît bien souvent plus complexe.
Il y a d’abord un aspect quantitatif là-dedans. C’est peut-être trivial de le dire, mais on ne peut se préoccuper de réduire sa consommation qu’à condition d’avoir déjà suffisamment pour vivre dignement. Et il est important de rappeler que ce n’est pas toujours le cas, même en France. À défaut de sobriété heureuse, certains sont contraints à une sobriété subie : on l’appelle la précarité. Alors bien-sûr, si l’on cherche, on trouvera toujours, même chez les moins aisés, un petit quelque chose à dire, une consommation dont on aurait bien pu se passer. A-t-on vraiment besoin de cet achat de marque ? De ce smartphone ? L’accusation est simple, et elle cache encore une fois une bonne partie du problème. Dire non à l’achat d’un nouveau vêtement de marque quand on en a déjà beaucoup n’est pas la même sobriété que dire non à ce même vêtement lorsque c’est le seul « achat-plaisir » que l’on a pu s’offrir dans l’année.
Mais au-delà de cet aspect quantitatif, il y a une question bien plus fonctionnelle : la consommation sert bien souvent une fonction, un besoin. Et en fonction de sa situation économique, le besoin auquel répond l’achat peut être très différent. Renoncer à l’achat d’une console de jeu pour ses enfants, c’est assez simple lorsque ces derniers ont accès à des cours de sport, de musique ou à des activités culturelles, voire, tout simplement, à un jardin. La fonction de loisir peut en fait être remplie par autre chose. Lorsque l’on vit en cité, dans un petit appartement avec peu de loisirs à proximité, la même console de jeu peut au contraire devenir l’une des seules échappatoires accessibles.
Les privilègiés de la sobriété heureuse
La sobriété (qui plus est heureuse) n’est pas un concept dont les frontières peuvent se définir de façon absolument objective. Vivre mieux avec moins, est-ce vivre seulement avec l’essentiel ? Et dans ce cas, qu’est-ce qui est essentiel ou superflu ?
En accord avec ses positions anti-matérialistes, la sobriété heureuse postule généralement la primauté de l’expérience immatérielle par opposition au bien matériel. Le contact avec la nature serait plus essentiel que l’achat du dernier smartphone. Avoir une vie sociale riche serait plus important que l’achat d’un nouveau téléviseur. La culture serait plus nourrissante que le fast-food.
Certes, mais cela fait oublier que le contact avec la nature, la vie sociale et la culture sont, dans les faits, déjà des privilèges qui ne sont pas accessibles à tous. Tout le monde n’a pas un jardin potager à cultiver en permaculture, ou une maison à la campagne, ni même la possibilité d’emmener régulièrement sa famille en escapade en forêt. Tout le monde ne peut pas faire garder ses enfants pour partager un moment entre amis au restaurant. Tout le monde n’a pas les moyens de prendre un abonnement au théâtre ou de faire le tour des musées du coin (quand il y en a).
Quand les barrières à ce genre d’expériences (certes écologiques, du moins en théorie) ne sont pas financières, elles peuvent-être sociologiques, culturelles ou même territoriales. Parfois, les choses matérielles sont tout ce qu’il est possible de consommer pour rendre la vie un peu meilleure. Parfois, le smartphone est la porte vers l’ailleurs que l’on peut s’offrir quand la balade en bord de mer n’est pas accessible.
C’est une forme de luxe, plus subtile que les voitures de sport, d’avoir le temps, les moyens et l’horizon de penser ses besoins au-delà du matériel. En un sens, se penser dans une dynamique « minimaliste » et de sobriété, c’est déjà faire le constat qu’on a trop : de choses ou de choix. D’autres ont des choses car ils n’ont pas de choix.
Consommer moins, mais mieux : pas si simple
Dans le logiciel de pensée de la sobriété heureuse, il y a aussi l’idée qu’il faudrait consommer moins, mais mieux. Consommer bio plutôt que consommer des produits de grande distribution, manger moins de viande, mais de meilleure qualité. Et si c’est plus cher, ce n’est pas grave, il suffit d’en manger un peu moins (de toute façon, on mange trop).
Il y a sans doute une part de vrai dans ce constat. Mais en même temps, il a quelque chose d’indécent. Qu’une partie de la population puisse se permettre d’acheter auprès de petits producteurs ultra bio et ultra locaux des produits d’une qualité irréprochable, récoltés à la main, à un prix deux ou trois fois plus élevé que leur équivalent « grand public » et appelle ça de la sobriété : voilà un paradoxe. On pourrait tout aussi bien appeler ça un luxe. Le prix moyen d’un panier de légume bio (juste bio, sans parler de « local, petit producteur et circuits courts ») est près de deux fois plus élevé que celui des légumes conventionnels. On peut douter que tout le monde puisse se permettre de manger deux fois moins pour manger ce mieux-là.
Même logique pour la mode : pour la planète, c’est clair, il vaut mieux dépenser deux fois plus pour un vêtement de qualité qu’on gardera peut-être trois fois plus longtemps. On peut même dire que c’est économique, à terme. Sauf qu’il faut les moyens initiaux d’investir dans un beau manteau artisanal qu’on gardera 15 ans. Et pour beaucoup, avoir ces moyens-là revient à sacrifier des besoins immédiats plus urgents. Dans ce contexte, le manteau de la fast-fashion, lui, répond à ce besoin sans sacrifier les autres, même s’il faudra le racheter dans 3 ans.
La sobriété heureuse est-elle un marché de niche ?
Surtout, il faut comprendre que ces modes de vie et de consommation « sobres » ne sont pas conçus pour répondre aux besoins des populations à grande échelle.
La culture bio extensive, celle que l’on prône chez les partisans de la sobriété heureuse, produit par exemple nettement moins que son équivalent conventionnel intensif. Il faut donc plus d’espace pour produire la même quantité de nourriture. Si toute la nourriture mondiale devait être produite en suivant les méthodes artisanales des petits producteurs, nourrir tout le monde serait un challenge beaucoup plus difficile : il faudrait plus de main d’oeuvre, plus d’espaces naturels envahis par l’homme. Pour que des petits producteurs ultra qualitatifs puissent exister pour la niche qui peut les payer, il faut que des producteurs à grande échelle produisent ce qui est nécessaire pour le reste de la population.
De même, si tout le monde devait vivre dans une maison avec son petit jardin potager, on occuperait nettement plus d’espace, et de façon moins écologique, qu’avec un modèle de villes denses et compactes. Puisque l’habitat en ville mutualise, il est paradoxalement plus écologique que l’habitat en campagne : on utilise moins sa voiture, occupe moins d’espace, consomme moins d’énergie. Si tout le monde adoptait un système décentralisé, non seulement les impacts écologiques en seraient décuplés, mais la société ne subviendrait plus à ses propres besoins. Qui produirait les panneaux solaires de ces maisons écologiques si ce n’étaient les petites mains de la société de consommation, son innovation et ses méthodes productivistes ?
Presque par définition, ces modes de vie alternatifs sont des marchés de niche, qui ne peuvent fonctionner que parce que le reste du système productiviste leur permet d’exister.
La sobriété heureuse : une logique purement économique ?
Et puis, il y a quelque chose de paradoxal dans le discours de la sobriété heureuse. Il récuse la société de consommation, et pourtant reprend ses logiques : ce serait aux consommateurs d’agir pour orienter le système, dans une pure logique de marché.
En réalité, faire reposer l’ensemble des processus de transition sur la bonne volonté des uns et des autres à « renoncer » à leur consommation, c’est oublier deux choses fondamentales. La première, c’est que beaucoup n’ont pas cette possibilité, et la seconde, c’est que c’est le système socio-économique dans son ensemble qui produit cette impossibilité.
Ce ne sont pas les consommateurs qui décident de façon souveraine du fonctionnement du système économique, qui les oppresse bien souvent sous des logiques intenables. Ce système est le produit de forces politiques et économiques qui les dépassent et face auxquels leur pouvoir de « consommacteur » est bien peu de chose. Il est absurde de leur demander de supporter la responsabilité des failles de ce système, dont ils ne sont qu’un rouage parmi d’autres bien plus gros.
Trop souvent, la sobriété heureuse se résume à une injonction à être un consommateur responsable, et cela dépolitise la question de la transformation sociale, en masquant toutes les luttes politiques et culturelles qui la définissent pour la réduire à une simple équation d’offre et de demande.
Vers une sobriété heureuse inclusive ?
Aujourd’hui, le débat n’est pas de savoir si un groupe de consommateurs avertis (et privilégié) peut ou non adopter des modes de consommation éco-responsable, sobres et « heureux ». Oui, c’est possible, on l’a vu avec l’agriculture bio : les classes aisées aujourd’hui consomment bio, ce sont elles qui tirent sa croissance vers le haut et elles n’en sont certainement pas plus malheureuses. Mais le phénomène ne touche pas ou très peu les classes populaires pour qui les produits bio restent encore inaccessibles.
Le vrai débat serait sans doute de voir dans quelle mesure il est possible de transformer nos systèmes de production et nos systèmes sociaux pour aboutir à un équilibre où l’on serait capable de fournir à tous, quels que soient ses moyens, des produits de consommation éco-responsables. En résumé : comment peut-on orienter les producteurs directement, politiquement, tout en donnant aux consommateurs les moyens de consommer mieux. Il s’agit là de construire une sobriété collective, inclusive, globale.
Une telle transformation nécessiterait de penser les problèmes dans toute leur nuance et leur globalité, sans confronter artificiellement les modèles (consommateur responsable contre irresponsable, producteur de niche contre produit de grande consommation). Il faudrait alors penser des modèles capables de produire assez, pour tous, tout en intégrant les questions écologiques. Peut-être que ces modèles ne seront pas 100% bio, peut-être qu’ils ne seront pas 100% renouvelables, mais au moins, ils seront réalistes. Là encore, il s’agit d’éviter le tout ou rien.
Évidemment, ce changement n’a rien d’aisé non plus. Il implique des transformations politiques complexes, et la prise en compte de réalités économiques et sociales qui le sont encore plus, notamment dans des sociétés mondialisées. Il questionne l’efficacité des processus démocratiques dans lesquels la prise en compte de l’écologie n’est pas non plus toujours simple. Mais il aurait au moins l’avantage de viser un modèle de transition accessible à tous, et pas une sobriété pour quelques uns.