Faire un enfant de moins serait-il le geste le plus écolo qui soit ? Pas si sûr, si l’on examine attentivement les chiffres des études scientifiques sur le sujet.
La démographie est-elle la clef de la transition écologique ? C’est en tout cas ce qu’affirment de plus en plus d’acteurs sociaux. Et c’est assez logique. La crise écologique est le résultat de la pression que nous exerçons sur l’écosystème. Et plus nous sommes nombreux sur terre, plus cette pression est élevée.
Alors forcément, certains appellent aujourd’hui à limiter la croissance démographique mondiale pour limiter notre impact sur l’environnement. Comment ? En faisant moins d’enfants. Certains affirment même que faire un enfant de moins serait en fait l’acte le plus écolo qui soit. Bien plus écolo, par exemple, que de renoncer à la voiture, de faire des économies d’énergie ou d’adopter une alimentation plus écologique.
Mais d’où vient cette idée que faire un enfant de moins serait le summum de l’engagement écolo ? Est-ce vraiment le cas ? Tentons de comprendre tout ça.
Faire un enfant de moins : 58 tonnes de CO2 en moins par an ?
L’idée que faire moins d’enfant serait le geste écolo ultime vient d’une étude menée par des chercheurs de l’Université suédoise de Lund, et publiée dans la revue Environmental Research Letters. Et en effet, leurs conclusions semblent sans appel : faire un enfant de moins permettrait à une personne d’éviter 58 tonnes de CO2 par an, bien plus que de se passer de voiture (ce qui n’éviterait que 2.4 tonnes de CO2 par an), ou de manger végétarien (0.8 tonnes de CO2 par an). Les chercheurs concluent même que faire un enfant de moins est le geste le plus écolo qui soit, et recommandent même que ce geste fasse partie des politiques de sensibilisation écologique des gouvernements internationaux.
Suite à cette étude et à son relai par l’AFP, on a donc lu partout que « faire un enfant de moins » était le geste le plus écolo. Et sur le papier, cela se tient. L’idée, c’est que lorsqu’on fait des enfants, ces enfants vont eux-même polluer, et ce, pendant toute une vie. Ils vont rouler en voiture, prendre des avions, se nourrir, dépenser de l’énergie. En ayant un enfant de moins, on éviterait alors toutes les émissions de CO2, les pollutions et les consommations que cet enfant produirait. Et cela permettrait d’éviter des milliers de tonnes de CO2. L’étude explique ainsi qu’en moyenne, cela éviterait environ 58 tonnes par an sur la vie d’une personne qui déciderait de ne pas avoir d’enfant.
Ce résultat, les chercheurs le tirent d’une autre étude, publiée dans la revue Global Environmental Change, qui cherchait à évaluer ce que l’on appelle l’héritage carbone, c’est-à-dire les émissions de CO2 dont on est responsable en tant que parent pour sa descendance. Pour cela, les chercheurs ont utilisé la formule suivante : chaque individu serait responsable de la moitié des émissions de CO2 de ses enfants, et d’un quart des émissions de CO2 de ses petits enfants, et ainsi de suite. Schématiquement, cela donne ça :
À partir de ce modèle, on peut donc calculer que si l’on décide d’avoir un enfant aujourd’hui, celui ci polluera, puis aura à son tour des enfants, qui pollueront eux aussi, puis auront des enfants… Tout ça à cause du choix initial d’avoir fait un enfant. Et en suivant les projections démographiques futures, on peut donc déterminer à peu près l’héritage carbone d’une personne, c’est-à-dire l’ensemble des émissions de CO2 émises par sa descendance à cause de ce choix initial de faire un enfant. Et donc inversement, les émissions évitées par le choix de ne pas en faire.
Faire un enfant de moins : la difficile question de la responsabilité des émissions de CO2
Ce raisonnement, même s’il semble fondé à première vue, pose tout de même de nombreux problèmes D’abord, il y a une question purement éthique : est-on responsable des choix de vie de ses enfants ? Si mon enfant décide, à 30 ans, de partir faire un tour du monde en avion, suis-je réellement responsable ? Suis-je responsable si ses enfants à lui décident de rouler chaque jour en 4×4 ? Et quelle est ma part de responsabilité dans ces choix ? La moitié pour mes enfants, un quart pour mes petits enfants ? Pourquoi ? Si l’on transposait ce raisonnement sur le terrain juridique par exemple, cela poserait tout de suite problème : il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre qu’un parent est responsable à 50% des crimes et délits que ses enfants commettent à l’âge adulte, ou de 25% des crimes de ses petits enfants. À la limite, on peut défendre l’idée qu’un parent est responsable des émissions de CO2 de ses enfants tant qu’ils sont à sa charge, ou jusqu’à leur majorité, mais au-delà, cela semble difficile.
Dans ce modèle, on est aussi responsable des émissions de CO2 de notre descendance jusqu’à la fin des temps. 50% pour nos enfants, 25% pour nos petits enfants, puis 12.5% et ainsi de suite jusqu’à l’infini en suivant une courbe logarithmique. Là encore, c’est un argument difficile à défendre : quelle est la responsabilité de mes ancêtres d’il y a 200 ans, sur ma pollution d’aujourd’hui, vraiment ?
Ensuite, il y a un problème arithmétique. Si je suis responsable de 50% des émissions et pollutions de mes enfants, cela veut dire que ma conjointe, avec qui j’aurais eu ces enfants, serait elle aussi responsable en tant que parent de 50% des émissions de ces enfants. En tant que parents, nous serions donc responsable de 100% des émissions de nos enfants. Eux, ne seraient donc responsables de rien ? Et si l’on fait le raisonnement dans l’autre sens, cela veut-il dire que mes propres parents sont responsables de 100% de mes émissions de CO2 ? Donc de celles de mes enfants, dont je suis responsable ? Si l’on procédait ainsi, on pourrait remonter jusqu’au sommet de notre arbre généalogique pour trouver les responsables ultimes de toutes ces chaînes d’émissions de CO2 et de toutes ces pollutions. Ou alors, mes parents seraient responsables de mes émissions de CO2, mais j’en serais aussi responsable en même temps, et il faudrait donc les compter deux fois. Et dans ce cas encore, le calcul devient absurde.
Affecter la responsabilité des pollutions d’un enfant à ses parents, qui plus est sur toute une vie, pose de sérieux problèmes méthodologiques et la solution trouvée dans le cadre de ces études ne résout franchement aucun de ces problèmes.
[box]Pour en savoir plus, consultez l’analyse très complète d’Emmanuel Pont sur le sujet dans son article « Démographie et climat »[/box]
Faire moins d’enfants pour l’écologie : comparer ce qui est comparable
Et c’est d’autant plus important que l’on essaie ici de comparer cette responsabilité à celle d’autres gestes et choix de vie, qui ne sont pas du tout calculés avec la même base méthodologique.
Lorsqu’on dit qu’avoir un enfant de moins économise 58 tonnes de CO2 par an et que se passer de voiture n’en économise que 2.4 par an, on compare deux choses qui n’ont rien à voir. Dans le cas de la voiture, il s’agit d’un choix qui a un impact immédiat, précis et calculable sur les émissions de CO2 réelles, ici et maintenant. Chaque fois que l’on décide de prendre le vélo plutôt que la voiture pour aller au travail, on évite environ 200g de CO2 par km. Dans le cas de faire un enfant de moins, cela ne réduit pas beaucoup les émissions de CO2 aujourd’hui (au mieux, les émissions liées aux couches pour bébé). Ces 58 tonnes ne sont qu’une estimation sur des émissions de CO2 qui seront peut-être économisées à l’avenir, sur les pollutions futures et hypothétique de cet enfant et de ses tout aussi hypothétiques enfants.
Et faire cette estimation implique d’être capable de prévoir combien de temps et comment l’enfant aurait vécu (aurait-il été écolo ou pas ?), de savoir à quoi ressemblera le monde de demain (aura-t-on réussi la transition vers un monde plus bas en carbone ou pas)… Cela implique de pouvoir prévoir combien d’enfants aurait à son tour eu cet enfant, et combien ces petits-enfants en auraient à leur tour, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. Bref, cela se base sur une série d’hypothèses très difficiles à démontrer.
Dans l’étude, les chercheurs prennent d’ailleurs des hypothèses discutables : ils partent par exemple du principe que les taux de natalité vont se stabiliser autour de 1.85 enfants par femme, en se basant sur des projections de l’ONU de 2007. Ils en tirent ensuite des conclusions sur la descendance probable d’une personne d’aujourd’hui sur le prochain millénaire et même plus. Et cela pose plusieurs problèmes. D’abord, il est en vérité impossible de savoir comment va évoluer la natalité sur le très long terme. Les récentes projections publiées par la fondation Gates montre à quel point il est complexe de faire des prévisions sur l’avenir lointain avec ce type de phénomènes sociaux. Mais surtout, si le taux de natalité se stabilise effectivement à ce niveau, la population humaine finira à terme par s’éteindre car on est en-dessous du taux de renouvellement intergénérationnel. L’hypothèse semble donc bancale.
Même chose concernant les émissions hypothétiques des descendances futures. Elles sont calculées en prenant la moyenne d’un intervalle de confiance qui intègre 3 scénarios : un où nos émissions de CO2 par habitant empirent, un où elles stagnent et le dernier où elles diminuent fortement. Y’a-t-il vraiment un sens à « calculer » les émissions théoriques d’un enfant dans 100 ans en faisant la moyenne de scénarios si différents ?
La tentation trompeuse de mélanger les échelles de temps
Bref, la vérité c’est qu’il est extrêmement complexe d’évaluer les émissions de CO2 par habitant de nos descendants dans le futur, notamment à long terme. Toute estimation que l’on pourrait faire serait par définition très largement hypothétique et arbitraire. De ce fait, prétendre que ces estimations très floues permettraient d’évaluer les réductions d’émissions de CO2 induites par un choix de ne pas faire un enfant aujourd’hui semble au pire abusif, au mieux trompeur, notamment quand on le met en perspective avec d’autres choix de vie aux conséquences plus immédiates.
D’autant que la lutte contre le réchauffement climatique est d’abord une question d’urgence. Avoir un enfant de moins aujourd’hui réduit surtout les émissions du futur, celle de nos descendants dans 50, 100 ou 1000 ans, car ils seront alors moins nombreux. Mais cela ne réduit pas nos émissions aujourd’hui, alors que c’est là que nous devons agir vite. À l’inverse, changer nos habitudes de déplacement, produire autrement, changer notre système alimentaire, ce sont des changements concrets et immédiats, qui permettent de réduire tout de suite les émissions de CO2, et peuvent nous permettre d’espérer réduire l’impact de la crise climatique.
En mélangeant ainsi les échelles de temps, en comparant des actions uniquement sur leur effet immédiat et une autre sur son effet à 1000 ans, ce type de raisonnement donne une image fausse des ordres de grandeur liés à la réduction de notre impact écologique. D’autant plus que les changements de type « mobilité douce » ou « alimentation durable » ont aussi l’avantage d’être réplicables pour nos descendants. Si nous développons aujourd’hui des systèmes de transports plus propres, nos descendants aussi pourront se déplacer en polluant moins. Et c’est toute la chaîne qui se trouve alors améliorée. On pourrait, comme pour l’héritage carbone, calculer ces conséquences sur des dizaines de génération, comme une forme d’héritage écologiste. Le calcul et la comparaison seraient alors sans doute très différents.
Le geste individuel le plus écolo ?
Prétendre qu’avoir un enfant de moins serait le geste le plus écolo repose donc sur un exercice de la pensée très théorique, fondé sur des hypothèses douteuses et des comparaisons trompeuses. Il est absurde de vouloir calculer l’impact carbone de la décision de ne pas faire d’enfant en attribuant toutes les émissions d’un enfant à ses parents. Au mieux, on devrait pouvoir calculer une part des émissions de CO2 de l’enfant jusqu’à sa majorité dont les parents sont responsable. Vraisemblablement, on aboutirait à 30 ou peut-être au pire 40 tonnes de CO2 au total. Soit moins d’une demi-tonne de CO2 par an en moyenne sur la vie d’un parent. C’est bien moins que l’impact lié à notre usage de la voiture, de l’avion ou à notre alimentation.
Cela dit, la démographie mondiale reste un élément essentiel de notre impact écologique. Il est évident que si nous continuons à croître indéfiniment, même en parvenant à améliorer l’impact écologique de nos modes de production, nous finirions toujours pas aboutir à un modèle non-soutenable. Il y a évidemment des choses que nous devrions faire en tant que société pour nous assurer que notre population ne soit pas au-delà de ces limites soutenables.
Mais ce n’est certainement pas au niveau individuel que ce type d’enjeux se décide réellement. La démographie mondiale est bien plus modelée par des phénomènes sociaux collectifs (le niveau de développement général de la société, l’éducation et l’émancipation des femmes, l’accès à la contraception) que par des décisions individuelles fondées sur des injonctions écologiques douteuses. D’autant que ces injonctions sont surtout répandues aujourd’hui dans les pays les plus riches : c’est là que l’on trouve aujourd’hui ces « Ginks » qui ne veulent plus d’enfants pour ne pas polluer. Or dans les pays riches, la démographie est rarement un problème puisque la population stagne, et même parfois, elle diminue déjà.
Pour les équilibres écosystémiques, il faut agir sur tout : sur nos modes de production, de vie et de consommation mais aussi, bien-sûr, sur la démographie. Mais en tant que citoyen, c’est surtout sur les modes de vie et de consommation que nous pouvons agir : en changeant de mobilité, en renonçant à la voiture, en consommant moins. Si l’on se lance dans des calculs réalistes, c’est là que se situe l’essentiel de notre impact.
Pour le reste, c’est le système socio-économique dans son ensemble qui doit se transformer, probablement grâce à des processus collectifs. Les modes de production doivent être encadrés, réglementés, maîtrisés par des systèmes juridiques et sociaux efficaces. Et pour la démographie, bien-sûr le choix de ne pas faire d’enfant revient à chacun, mais rien ne remplacera jamais des politiques sociales ambitieuses, protectrices et émancipatrices.
[box]Pour creuser la question des liens entre écologie et démographie et natalité, vous pouvez consulter le livre « Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ? » qui revient en détails sur ces questions. [/box]
Photo par Jonathan Borba on Unsplash