Nudge et écologie, ou comment actionner les leviers comportementaux pour transformer durablement la société ?

De nombreux individus, pourtant sensibilisés aux questions écologiques, conservent des comportements peu vertueux sur le plan environnemental. Pour effectuer leurs trajets quotidiens domicile-travail par exemple, ils continuent d’utiliser leur véhicule personnel, sans passager à bord, tandis qu’ils pourraient lui préférer les transports en commun, le covoiturage, ou le vélo.

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Il y a donc une dissociation entre nos convictions environnementales et notre comportement. Les recherches conduites sur le processus de décision, menées entre autres par Dan Ariely ou Daniel Kahneman, ont montré que les individus prennent des décisions irrationnelles. A partir de ce constat, on peut alors se demander comment faire pour changer une habitude néfaste pour la planète.

Autour de nous, chaque jour, plusieurs méthodes plus ou moins efficaces sont utilisées pour nous inciter à adopter un comportement souhaité :

  • le recours à la force (intervention policière ou militaire par exemple) ;
  • à la législation (voter des lois plus restrictives) ;
  • à des incitations financières (payer une amende en cas de non respect du code de la route, ou inversement obtenir un avantage fiscal ou financier) ;
  • à des campagnes de publicité, de sensibilisation…

Mais depuis une dizaine d’années, les sciences comportementales nous ont montré que d’autres outils existent, efficaces et généralement peu coûteux, basés sur la persuasion par l’influence. En effet, nos choix seraient influencés par des biais cognitifs et des raccourcis mentaux, par nos émotions, par les autres, par notre environnement. Ils seraient tout sauf pris à l’issue d’un calcul rationnel comme le veut le modèle de l’homo economicus.

Ces outils, plus communément appelés nudges ou « coups de pouce », sont très prisés en marketing, pourraient s’avérer utiles pour orienter la société vers la transition écologique.

Voir aussi : Publicité et écologie : quels liens ?

Les nudges au service d’une société plus verte ?

Dans la théorie du nudge, on identifie généralement quatre leviers comportementaux qui permettraient notamment l’adoption de pratiques plus écologiques.

L’appel à la norme sociale

Cette technique consiste à indiquer ce que font les autres personnes dans la même situation. On peut citer l’expérience réalisée par Goldstein, Cialdini et Griskevicius en 2008 auprès des clients d’un hôtel.

Chaque chambre affichait plusieurs types de messages : soit un message informatif sur les économies réalisées lorsque les clients réutilisent leurs serviettes de bain, soit un message normatif indiquant que 75% (le pourcentage est volontairement exagéré pour l’étude) des clients de cette chambre ont réutilisé leurs serviettes de bain. Dans le cas du message normatif, 44% des clients ont réutilisé leurs serviettes contre 35% seulement avec le message informatif. En montrant ce que fait la majorité, les individus ont envie de s’y conformer et d’agir de la même manière. 

L’engagement 

En 2013, Katie Baca-Motes mène une étude auprès des clients d’un hôtel. Ces derniers sont amenés à signer un formulaire lors de leur passage à l’accueil à leur arrivée, stipulant qu’ils s’engagent dans la démarche de protection de l’environnement initiée par l’hôtel. S’ils acceptent, ils reçoivent un insigne symbolisant leur engagement. Résultat : 40% des serviettes de l’hôtel ont été réutilisées.

Ainsi, l’engagement amène les individus à manifester publiquement et en toute liberté leur intention d’adopter un comportement précis. Le formulaire n’est qu’un moyen parmi d’autres de concrétiser ce dernier. 

La responsabilité 

Il s’agit par exemple de proposer par défaut l’option la plus respectueuse de l’environnement. Dans le cas du “Plan administration exemplaire” initié début 2009 en France, un grand nombre de ministères ont simplement sélectionné par défaut l’impression en recto-verso.

Grâce à l’initiative PrintGreen, l’université américaine Rutgers a économisé plus de sept millions de feuilles en un semestre, soit 620 arbres. Cette méthode s’appuie sur l’inertie au changement, notamment lorsqu’il s’agit d’engager des démarches qui ne paraissent pas primordiales de prime abord.

L’incitation avec un système de récompense 

Pour l’illustrer, on peut citer Yoyo, une plateforme collaborative née en 2017, qui récompense le geste de tri. Leur but est de motiver la population au tri et à l’apport volontaire de déchets plastiques et de DEEE (déchet d’équipement électrique et électronique). Pour chaque sac de déchets rapporté, les trieurs gagnent des points, qui sont ensuite échangés contre une récompense de leur choix. Ce système d’incitation financière par points a permis de collecter plus de 7 millions de bouteilles en plastique et a fédéré une communauté de plus de 45 000 trieurs à travers le territoire. 

Ainsi, les nudges sont une méthode peu invasive intéressante pour encourager des comportements pro-environnementaux. Cependant, elle suscite des interrogations et des réflexions.

Les limites – en partie surmontables – du nudge 

Les nudges sont-ils efficaces ? Quelle est leur portée ? Quels sont les problèmes éthiques posés par les nudges ? Passons en revue les principales limites évoquées à propos du nudge.

L’efficacité du nudge en question

L’effet boomerang du nudge

Les normes sociales ont un effet “boomerang” : le poids de la norme sociale peut générer le comportement souhaité autant que son opposé. Si un message normatif permet d’aider les personnes les moins respectueuses de l’environnement à adopter un comportement plus constructif, ce n’est pas le cas pour celles ayant déjà une attitude pro-environnementale. En effet, un tel message peut les inciter à relâcher leurs efforts si elles se considèrent comme faisant déjà mieux que les autres en la matière.

C’est ce qu’a révélé une étude menée en Californie. 1000 foyers ont reçu des données sur leur consommation énergétique et celle de leur voisinage. Cette confrontation aux autres et à la norme sociale a entrainé une diminution de la consommation dans les foyers initialement gourmands en énergie. À l’inverse, la consommation a augmenté chez les ménages à l’origine moins énergivores.

Ce type d’effets peut toutefois être évité en indiquant aux personnes leur consommation initiale de manière visuelle. En apposant sur la facture une appréciation de la consommation initiale sous forme d’un graphique, les foyers concernés ont diminué leur facture d’énergie les mois suivants. 

Nudge : quelle efficacité sur le long terme ?

On peut aussi s’interroger sur l’efficacité du nudge sur le long terme. Les nudges reposent en effet en partie sur l’effet de nouveauté et de surprise, qui facilite l’acquisition d’un nouveau comportement. Mais cet effet peut-il durer sur le long terme ? Si les résultats obtenus pour les foyers en Californie ont perduré plusieurs semaines, on a peu de recul sur le plus long terme.

Certaines expériences de nudging (comme celle développée dans cette étude publiée dans le Journal Psychology and Health) indiquent que les effets du nudge diminuent avec le temps. Pour espérer des effets durables, il faudrait peut-être coupler l’action du nudge avec une politique visant à l’internalisation de la nouvelle norme souhaitée.

Nudge et transition écologique : un efficacité variable selon les individus ?

L’efficacité des nudges serait-elle influencée par la personnalité de chacun, de leur orientation politique, ou encore de leur environnement socio-culturel ? Autrement dit, serait-elle tributaire des facteurs individuels et culturels ?

Plusieurs analyses concluent que l’efficacité des nudges varie selon le contexte. Selon une étude publiée par le National Bureau of Economic Research américain, les nudges incitant à réaliser des économies d’énergie au sein de foyers américains auraient 2 à 4 fois plus d’effets auprès des libéraux (démocrates) que des conservateurs (républicains). Selon cette autre étude, les nudges n’ont eu d’effet significatif que dans 62% des cas, et cette efficacité dépend fortement du contexte.

De manière générale, il est préférable de bien connaître l’environnement dans lequel un souhaite mettre en place un nudge pour une plus grande efficacité.

Écologie et nudge : quel effet à grande échelle ?

La psychologie sociale affirme que la norme sociale est d’autant plus efficace si elle concerne des personnes proches. Cependant, des pistes encourageantes développées par des experts en sciences comportementales comme Hunt Alcott et Sendhil Mullainathan sont en cours.

Dans la revue Science, ils proposent d’utiliser des techniques de “data mining”. Cela consiste à extraire une connaissance à partir d’un groupement de données. L’idée est de croiser des données qui ne portent pas directement sur les comportements écologiques comme le nombre d’enfants, le revenu, etc, mais qui sont susceptibles d’influer sur la sensibilité aux nudges. Ainsi, ils pourraient identifier des groupes sociaux homogènes chez qui la comparaison, même à grande échelle, aura un impact plus important.

Mais rappelons-le, le terme nudge désigne un “coup de pouce”. Ainsi, il ne pénètre pas dans le champ de conscience des individus et ne va pas engendrer de changement radical, de remise en cause des comportements, comme le montre cette méta-analyse sur le nudging appliqué à l’alimentation saine. 

Nudge et transition écologique : quels problèmes éthiques ?

Même s’il est supposé induire un comportement bénéfique pour l’individu, la collectivité ou la planète, le nudge soulève aussi des questionnements sur le plan éthique.

Qui met en place des nudges et dans quel but ?

Qui décide des politiques de nudge ? Est-ce les pouvoirs publics dans le cadre d’un débat démocratique ? Ou des acteurs privés ? Comment sont définis les objectifs des politiques de nudge ? Sur quels critères ?

Dans la mesure où le « nudge » vise explicitement à orienter les comportements citoyens sur des enjeux de sociétés importants, ces questions éthiques sont fondamentales. C’est une question démocratique autant qu’une question morale.

Contrôler l’efficacité d’une politique de nudge

D’autres questions pourraient se poser en termes d’encadrement des politiques de nudge : des études vont-elles systématiquement être menées pour vérifier l’efficacité de la politique de nudge ? Qui s’en préoccupera ? Comment seront-elles encadrées ? Ne serait-il pas plus démocratique et plus efficace de mener de vraies politiques d’éducation et de sensibilisation, permettant aux citoyens de prendre des décisions en conscience ?

Le nudge pour encourager les bonnes pratiques sociétales de demain ?

Outil souvent simple et peu onéreux, le nudge a un potentiel pour orienter la société vers des pratiques plus écologiques.

Cependant, les outils que l’on regroupe sous le terme nudge ont aussi leurs limites : des limites éthiques, démocratiques, autant que des limites pratiques ayant trait à leur efficacité ou à leur mise en pratique. Variable selon les individus et le contexte, le nudge ne permet pas non plus toujours d’ancrer durablement les problématiques écologiques dans les mentalités. Il reste un « coup de pouce ».

Entamer un processus de changement des comportements au sein d’une société est souvent un long parcours. À ce titre, les nudges doivent être appréhendés par les politiques publiques comme un outil complémentaire aux mesures traditionnelles, réglementaires, fiscales et autres.

Photo par Rebecca Lee sur Unsplash