On voit fleurir les classements RSE ou les classements sur l’engagement climatique. Sont-ils pertinents ? Pas sûr.
Dernièrement, dans le petit microcosme de la RSE, c’était l’effervescence suite à la publication de deux classements. Le classement des entreprises championnes du climat, par Challenges, et le classement des entreprises les plus responsables de France, par Le Point.
Ces classements se multiplient, et deviennent pour les entreprises un moyen de revaloriser leur image et leur réputation, en démontrant en apparence leur engagement pour telle ou telle cause environnementale ou sociale.
Mais en réalité, ces classements ont assez peu de sens, et ne démontrent pas grand chose de la viabilité à long terme, de la durabilité ou de la résilience d’une entreprise. Des problèmes méthodologiques et conceptuels de base rendent ces classements peu pertinents, voire carrément trompeurs. Tentons de comprendre pourquoi.
Un problème de méthodes de calcul
Le premier problème relatif à ces classement, qu’ils visent la performance RSE ou l’engagement pour le climat, c’est qu’ils sont fondés sur des méthodes de calcul au mieux discutables.
Comment mesure-t-on concrètement qu’une entreprise est un « champion du climat » par exemple ? Dans le classement Challenges, cette donnée est mesurée en calculant « la baisse de l’intensité des émissions de gaz à effet de serre ». Déjà, on peut s’interroger : que signifie « l’intensité des émissions de gaz à effet de serre » ? Cela renvoie-t-il à l’intensité carbone des activités du groupe, mesurée par la quantité de gaz à effet de serre émise par quantité de richesse économique créée (g de CO2/ euro de CA ?) ou est-ce une valeur absolue, la quantité de gaz à effet de serre émis par le groupe ? Difficile de répondre dans la mesure où la méthodologie complète n’est pas disponible. Mais les deux réalités ne sont pas identiques : un groupe qui multiplierait son chiffre d’affaire sans augmenter ses émissions de CO2 réduirait son intensité carbone, mais sans améliorer son bilan climatique, par exemple.
Ce que l’on sait, c’est que le classement des entreprises « championnes du climat » se base sur l’analyse des scopes 1 et 2 du bilan carbone de l’entreprise. Le scope 1, ce sont les émissions réalisées par les consommations d’énergies fossiles dans le cadre des activités directes de l’entreprise. Le scope 2, ce sont les émissions de CO2 liées à la consommation d’énergie secondaire (électricité, par exemple) dans le cadre des activités directes de l’entreprise. On ne prend donc pas en compte le scope 3, c’est-à-dire les émissions de CO2 réalisées par les fournisseurs de l’entreprise. Autrement dit, pour un constructeur auto ou un fabricant de téléphones, toutes les émissions liées à la fabrication des composés du produit vendu ne sont pas prises en compte.
Or ce scope 3 représente bien souvent la majorité des émissions de gaz à effet de serre pour les grandes entreprises. Pour donner un ordre de grandeur, il y a quelques années, Kering, première entreprise du classement, indiquait dans son rapport de performance environnementale que 93% de ses impacts environnementaux provenaient de sa supply chain, de ses fournisseurs. En l’occurence, la donnée utilisée dans le classement porte donc sur probablement moins de 10% des émissions liées à l’activité du groupe.
Que peut-on juger d’une amélioration portant sur moins de 10% du problème ? Pas grand chose.
Et d’ailleurs, juger de la performance climatique d’une entreprise en se basant sur la réduction annuelle de l’intensité de ses émissions pose un problème de taille : il offre une prime aux acteurs les moins performants. Si une entreprise dispose déjà d’activités décarbonées, il lui sera difficile de réduire ses émissions, alors que c’est nettement plus simple pour une entreprise très polluante.
On arrive ainsi à des paradoxes saisissants. À la 8ème place, on trouve Engie, dont l’activité principale reste l’exploitation d’énergies fossiles, principales contributrices au réchauffement climatique (gaz et charbon représentent 65% du mix de production d’Engie). Cela place Engie devant EDF (9ème) dont le mix énergétique est pourtant 90% bas carbone (nucléaire et renouvelable). On serait donc un meilleur champion du climat en exploitant des énergies fossiles qu’en exploitant des énergies bas carbone ?
Dans le domaine de la RSE, c’est la même chose. Définir une entreprise « responsable » n’est pas simple. Et le moins que l’on puisse dire c’est que les méthodologies employées dans les classements récents sur le sujet prêtent à débat. Par exemple, dans le classement publié par Le Point, le nombre de page du rapport RSE est considéré comme un indicateur pertinent de bonne gouvernance. Serait-ce donc la taille qui compte, finalement ? Broder des pages et des pages de bonnes intentions dans un rapport RSE n’est pourtant pas la garantie d’une gouvernance responsable. En général, on considère plutôt qu’il faut regarder l’inclusion des parties prenantes dans les comités de direction, par exemple.
En matière environnementale, Le Point regarde « la quantité de déchets » produite par l’entreprise. Mais quel sens y’a-t-il réellement à comparer la quantité de déchets produits un industriel comme Alstom et celle d’une entreprise des média comme le Groupe TF1 ? Les activités ne sont pas les mêmes. Qui s’étonnera que la production de TGV engendre plus de déchets que la gestion d’une chaîne de télévision ? Alors que l’un contribue à faire circuler les citoyens dans des trains bas carbone, l’autre continue de diffuser les spots de pubs pour les SUV (spots qui ne sont apparemment pas encore considérées comme des déchets). Pourtant, c’est bien TF1 qui devance Alstom dans le top 10 des entreprises les plus responsables.
Classements RSE : un panel limité et limitant
Le problème de ces classements tient aussi à la structure même de leur panel. En général, ils ne portent que sur des entreprises de taille relativement importante, celles qui sont cotées en bourse, ou dégagent des chiffres d’affaires importants.
Cela exclut donc de fait un certain nombre d’entreprises, de secteurs même, qui pourraient pourtant prétendre être qualifiées de « responsables » ou de « championnes du climat ». Toutes les petites structures de l’économie circulaire, celles qui participent au réemploi et à la réutilisation, par exemple, ne sont pas comptabilisées. Celles qui, localement, participent à l’insertion des personnes en situation de handicap ou éloignées de l’emploi, à l’insertion professionnelle des jeunes, sont aussi exclues. Les petites et moyennes structures de production agricole durable, comme les AMAP, les producteurs indépendants, les marques engagées ne font pas partie des entreprises étudiées.
Évidemment, il faut rester réaliste. Il serait impossible de faire de tels classements, en incluant tous types d’entreprises, de toute taille. La focale mise sur les grandes entreprises est avant tout un impératif logistique : ce sont les entreprises dont on connaît les chiffres, les indicateurs, celles pour lesquelles on dispose de « rapports RSE » où piocher les informations.
Oui, certes. Pour autant, il serait trompeur de laisser entendre qu’une entreprise serait « la championne du climat » ou « la plus responsable de France » sous prétexte qu’elle serait performante sur quelques indicateurs comme la quantité de déchets ou la réduction des émissions de CO2. Ce qui qualifie la responsabilité d’une entreprise (qu’elle soit sociale, économique ou environnementale) ce n’est pas seulement sa capacité à gérer de façon technocratique tel ou tel indicateur. C’est avant tout sa capacité à produire quelque chose d’utile à la société, une valeur collective, en préservant au mieux les ressources écologiques et les liens sociaux.
Ainsi, une entreprise proposant des biens ou des services entretenant un modèle de surconsommation nocif pour la planète ou la santé n’est pas « responsable » sous prétexte qu’elle recycle ses déchets ou qu’elle est passée aux énergies renouvelables. Inversement, une petite entreprise participant à la production de biens essentiels et entretenant le tissu économique local, elle, pourrait l’être même en affichant des taux de recours aux énergies renouvelables inférieur à celui d’une multinationale.
En se focalisant sur les grandes entreprises, on en oublierait presque que ce sont souvent leurs dérives que la « RSE » cherche à réparer. C’est justement parce que c’est au sein des grandes entreprises que l’on trouve des situations aberrantes de gouvernance, de respect de l’environnement ou des conditions de travail que ce sont elles qui doivent faire des rapports RSE. C’est pour cette raison qu’en 2001, les lois de Nouvelles Régulations Économiques, ont rendu obligatoires ces rapports pour les grandes entreprises.
En se focalisant sur des indices managériaux et techniques, on en oublierait presque que la responsabilité d’une entreprise ce n’est pas seulement de faire du busiless as usual saupoudré d’un peu de réductions d’émissions de GES ou de femmes au conseil d’administration. Certes, ces classements on la vertu, si l’on peut dire, de créer une forme d’émulation, d’inciter les entreprises à progresser sur ces indicateurs. Mais en n’omettant le point central de la RSE, la transition vers un business model d’affaire durable et souhaitable pour tous, la raison d’être, ces classements servent de boussole qui ne pointerait pas dans bonne direction.
Classements RSE : comparer des pommes et des poires ?
Ainsi, ces classements ont généralement le point commun de comparer des pommes et des poires. L’important pour mesurer la responsabilité d’une entreprise, ce n’est pas seulement ses émissions, mais ses missions, sa contribution à la production de valeur commune dans la société. Et on ne peut pas comparer deux entreprises qui ne produisent pas la même chose, qui n’apportent pas la même contribution à la collectivité.
La bascule la plus importante qui doit s’opérer dans le système économique contemporain est sans doute la prise de conscience qu’on ne peut plus produire pour produire, que toutes les productions économiques ne se valent pas sous prétexte qu’elles se valent en euro. Et qu’il va désormais falloir faire des choix entre ce qu’il est souhaitable de produire et ce qu’il ne l’est pas. Entre ce qui produit de la richesse globale (économique, sociale, environnementale) et ce qui ne produit qu’une richesse pécuniaire, au détriment du reste.
Or aucune de ces questions n’est posée lorsque l’on met sur le même tableau des entreprises qui produisent des biens essentiels avec celles qui produisent des biens de luxe et celles qui font de la spéculation financière. Tout continue à se valoir. Sans s’interroger, sans rien remettre en cause.
Et un constat l’illustre particulièrement bien : dans ces classements, aucune entreprise de l’agro-alimentaire ne figure dans le top 30. Comme si la question de savoir si ce qu’une entreprise produit est réellement utile, indispensable même, n’était pas la première à se poser quand on s’interroger sur la « responsabilité » d’une entreprise. Mais qui sait, peut-être finira-t-on par manger des sacs à main de luxe, des ordinateurs ou des avions de ligne. Tant qu’ils seront produits par des entreprises « responsables », tout ira bien.