Un rapport d’une commission sénatoriale récent met en évidence le rôle de plus en plus fort des cabinets de conseil privés dans la politique publique menée par l’Etat français. Et si cette tendance mettait en péril les fondements de notre démocratie ? Creusons un peu.
En mars 2022, le Sénat a rendu public un rapport intitulé « Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques ». L’objectif de la commission a l’origine de ce rapport : comprendre les tenants et les aboutissants du recours par l’Etat à des cabinets de conseil privés pour des missions en lien avec les politiques publiques. En effet, depuis quelques années, il est de plus en plus fréquent de voir l’Etat déléguer certaines de ses missions à des cabinet privés, par exemple pour définir des scénarios d’aide à la décision pour définir politiques publiques ou pour le déploiement de certains dispositifs administratifs.
Le rapport, constitué de l’audition d’une quarantaine de personnes et de l’étude de près de 8000 documents, a montré que le recours aux cabinets de conseil est de plus en plus fréquent dans les ministères. Les dépenses pour des prestations de conseil privées ont ainsi été multipliées par près de 2.5 depuis 2018. Le phénomène coûte cher (près d’un milliard d’euros par an en 2021), ce qui a suscité de vives réactions dans la classe politique. En outre, le rapport amène à s’interroger sur la cohérence du recours aux cabinets privés, dont certains semblent pratiquer largement l’optimisation (l’évasion) fiscale.
Mais ce rapport pose aussi une question politique plus profonde : le recours quasi-systématique par l’Etat à des cabinets de conseil privés ne met-il pas en péril la démocratie, en privatisant l’action publique ? Tentons de comprendre.
Le recours aux cabinets de conseil par l’Etat : pourquoi, comment, dans quelles limites ?
Le recours par l’Etat aux cabinets de conseil privés s’explique par le besoin des acteurs publics de recourir à des compétences qu’il ne possède pas en interne. Par exemple, si l’Etat doit déployer rapidement un système informatique pour une politique publique, il n’a pas forcément le personnel formé pour développer les logiciels, applis et autres procédures informatiques nécessaires à la mise en place de ce système. Il ira donc chercher ce personnel auprès d’entreprises privées.
La logique est simple : l’Etat ne peut pas tout faire et tout savoir faire, et parfois, le secteur privé est utile pour répondre à un besoin que l’Etat ne peut pas remplir seul. De la même manière, pour la construction ou la gestion de grosses infrastructures, l’Etat doit parfois avoir recours à des entreprises, privées ou publiques. Parfois, ce sont des missions sous forme de délégation de service public, parfois sous forme de partenariats publics privés ou parfois des achats de prestations.
Naturellement, cela pose la question des limites de ce recours au privé : quelles missions peuvent-être confiées au secteur privé ? Comment l’Etat garde-t-il le contrôle sur l’action publique s’il la confie à des organisations privées ? Historiquement, les missions confiées aux cabinets de conseil étaient majoritairement des missions sans enjeu stratégique majeur : mise en place de système informatique, conseil en optimisation numérique… Mais récemment, la tendance a quelque peu changé. Les dépenses pour des missions en conseil stratégique, en stratégie des systèmes d’information et des organisations ont ainsi fortement augmenté : une multiplication par 3 en l’espace de 4 ans, et jusqu’à 6 pour certaines missions spécifiques.
Les cabinets de conseil, l’Etat et la démocratie
Cela signifie donc que les cabinets de conseil privés agissent de plus en plus souvent sur des missions stratégiques, qui relèvent normalement du corps de métier de l’Etat. Il s’agit en particulier de formuler des recommandations de politiques publiques, de formuler des propositions, d’élaborer des scénarios, sur lesquels les décideurs politiques se basent ensuite pour prendre des décisions politiques concrètes.
Et cela pose une question politique majeure : de quelle légitimité disposent les cabinets privés pour élaborer des propositions politiques ? En effet, dans une démocratie, l’Etat tire sa légitimité de l’élection et des procédures juridictionnelles qui encadrent l’action publique. En gros, si l’Etat est légitime pour prendre des décisions politiques qui affectent l’ensemble des citoyens, c’est parce qu’il conduit la politique qui est définie par un législateur et un pouvoir exécutif qui sont élus, et parce qu’il conduit cette politique dans un cadre précis, où il existe des règles, des contrôles, et des mécanismes de transparence. Or cette légitimité, les acteurs privés en sont totalement dépourvus.
Lorsqu’un cabinet de conseil produit des recommandations qui servent de base à l’action publique, ni l’idéologie qui sous-tend sa réflexion, ni ses méthodes, ni ses résultats ne sont soumis à l’approbation des citoyens ou aux procédures de contrôle de l’action de l’Etat. En quelque sorte, c’est donc tout un pan de l’action publique (et son pan le plus important, sa définition) qui échappe aux procédures démocratiques normales.
Intérêt privé, intérêt public, conflit d’intérêt
Dans l’absolu, ce ne serait pas nécessairement très grave si l’on pouvait collectivement se dire que ces cabinets sont des professionnels, respectables, éthiques et au service de l’intérêt général. Mais est-ce vraiment le cas ? Probablement pas. D’abord, les pratiques de ces entreprises en matière fiscale montrent que leur conception de l’éthique est parfois discutable. McKinsey, l’un des plus gros cabinets de conseil mondiaux, souvent mandaté par l’Etat pour des réflexions stratégiques, est par exemple accusé de mettre en place des stratégies pour éviter de payer sa juste contribution aux impôts français. Ce qui ne présage pas vraiment du caractère altruiste et désintéressé de l’organisation.
Mais plus généralement, l’intérêt d’une organisation privée n’est jamais réellement aligné avec l’intérêt général. Le premier intérêt de ces grands cabinets de conseil, c’est de réaliser du chiffre d’affaire, pas d’améliorer la société. Et parfois, la frontière entre les missions de conseil et les missions de lobbying, où se cachent à peine les intérêts commerciaux est difficile à discerner.
Par exemple, en 2017, le cabinet Roland Berger est mandaté par une organisation privée (la Fédération de la Formation Professionnelle) pour réaliser un rapport d’évaluation économique de la réforme sur la formation professionnelle. L’année suivante, l’Etat lui confie la mission d’appui au déploiement de la réforme de la formation. Le cabinet de conseil réalise donc pour l’Etat une mission de politique publique, dans un domaine où il est prestataire d’un acteur privé de première ordre. Difficile dès lors d’imaginer qu’il n’existe aucune porosité entre ces deux pans de l’activité du cabinet : prestataire d’un groupe privé, ou prestataire de l’acteur public ? Un peu des deux ? Et si l’un déteignait sur l’autre ? De là à s’interroger sur de potentiels conflits d’intérêt, il n’y a qu’un pas.
De la prestation à l’influence
Le rapport sénatorial décrit ainsi une mécanique d’influence institutionnalisée au sein des cabinets de conseil, qui orientent le débat public en « multipliant les think tanks et les publications ». En gros, ces cabinets publient régulièrement des rapports, parfois au nom de l’Etat ou d’un autre client, parfois non, sur divers sujets de société. Bien-sûr, les cabinets de conseil habillent leurs publications des habits de « la science » et tentent d’avoir l’air neutre et objectifs, en compilant des données publiques et scientifiques. Pourtant, dans les faits, aucune objectivité ou méthode scientifique : les cabinets influencent le débat public en mettant en avant certaines idées, et en en évitant d’autres, sans jamais être confrontés à la revue par les pairs.
Et c’est bien souvent la même idéologie qui sous tend ces publications : une pensée héritière de la « Nouvelle Gestion Publique », cette idée née dans les années 1970 et 1980, qui postule, en gros, que le secteur public doit être géré comme le secteur privé. C’est-à-dire, à la lumière des logiques d’optimisation et de réduction des coûts, de privatisation, de concurrence. C’est donc, pour résumer, les idées socles du néo-libéralisme économique contemporain.
En conséquence, dans leurs préconisations aux décideurs, les cabinets de conseil ressassent souvent les mêmes recommandations : réduction de la dépense publique, réduction du nombre de fonctionnaires, mise en concurrence. Étrangement, les cabinets conseillent donc à l’Etat de réduire sa propre compétence et sa propre masse salariale… pour plutôt faire appel à des entités privées, au premier rang desquels… les cabinets de conseil. Ces firmes passent alors d’une logique de prestation, dans laquelle elles doivent théoriquement fournir une aide à la décision objective, à une logique d’influence, dans laquelle elles orientent l’action publique à leur profit.
Le danger de la dilution de la démocratie et de l’Etat
Ce faisant, l’Etat rémunère des organisations privées qui participent à sa propre déconstruction, et à la dilution des processus démocratiques dans les logiques internes opaques de grands groupes multinationaux sur lequel le citoyen n’a plus aucun contrôle.
D’ailleurs, ces organisations défendent malheureusement souvent des positions bien loin de l’objectivité scientifique. Par exemple, sur le réchauffement climatique, le cabinet McKinsey a publié un rapport de plus de 30 pages, affirmant que la transition vers la neutralité carbone « à coût nul » pour la société était possible. Or, la littérature scientifique depuis au moins une décennie affirme constamment l’inverse : du GIEC aux scientifiques indépendants, tous disent que l’atténuation du réchauffement climatique et l’adaptation au réchauffement climatique coûteront extrêmement chers aux sociétés humaines, et passeront par des investissements colossaux dans des stratégie de sobriété, des transitions techniques et de nouveaux modes d’organisation collective. Il conviendrait de pouvoir mettre en perpective ces publications avec une littérature scientifique plus fiable et indépendante. Mais c’est hélas difficile dans la mesure où les procédés de recours à ces cabinets sont opaques.
Il s’agit donc là d’un double danger pour les sociétés démocratiques. D’abord car cela fait peser à court terme le risque de baser nos politiques publiques sur des postulats et des recommandations erronées, émanant d’intérêts privés qui n’ont pas grand chose à faire de l’intérêt général. Et ensuite, car cela place à long terme nos systèmes de gouvernance dans une situation de dépendance vis-à-vis de ces acteurs économiques. Car peu à peu, l’Etat perd sa compétence d’analyse, en la déléguant à ces organismes privés, qui diffusent insidieusement l’idée que le privé fera toujours mieux que le public, en dépit des faits.
En bref, le recours aux cabinets de conseil privés par l’Etat pose de nombreuses questions éthiques et politiques, auxquelles il convient de répondre rapidement si l’on veut éviter les dérives dangereuses d’une privatisation de la démocratie, qui, comme toujours, ne bénéficiera qu’à ceux qui détiennent le pouvoir d’influence (et les ressources financières) du secteur privé. L’enjeu aujourd’hui est de reprendre le contrôle collectivement sur ce qui nous appartient de la manière la plus sacrée possible, notre capacité à décider ensemble de notre destin. Probablement, cela implique de reprendre la puissance confiée à ces structures et de la redonner aux institutions que nous contrôlons, les institutions de l’Etat, qu’il faudra renforcer.
Étrangement, ces recommandations n’apparaîtront pas dans les publications bien sous tous rapports des géants du conseil.
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