De nouveaux modèles de comptabilité émergent pour tenter de prendre en compte les enjeux environnementaux et sociaux en entreprise. Quels sont les enjeux de ces modèles comptables, leurs faiblesses ? On en parle.
Longtemps, la question des conséquences néfastes de l’activité des organisations sur leur environnement écosystémique ou social (les externalités négatives) a été un impensé de notre système économique. Il n’existait pas de convention définissant les règles et les contreparties lorsque l’activité d’une entreprise affecte négativement les biens communs (air, eau, équilibres sociaux). C’est toujours le cas : lorsqu’une entreprise émet des gaz à effet de serre ou de polluants atmosphériques, elle n’est tenue à rien. Alors, faute de contrepartie monétaire, les acteurs économiques n’ont pas d’intérêt à investir du temps et de l’argent dans cette question.
Progressivement, les conséquences désastreuses de la crise environnementale ont changé la donne. L’action combinée de la reconnaissance des limites planétaires et les mouvements écologiques qui en découlent poussent les entreprises à se sensibiliser de gré ou de force aux enjeux environnementaux et à adapter leurs activités à ces nouveaux incitatifs.
Pour ce faire, l’une des branches stratégiques des entreprises, la comptabilité est en train de commencer sa mue. Les experts du secteur tentent de mettre en place des méthodes pour mieux évaluer leurs externalités négatives. Cette comptabilité élargie, qui tente d’évaluer trois capitaux (capital économique, social et environnemental) est balbutiante et peine à devenir une norme comptable commune.
Une comptabilité financière : un système restreint et court-termiste
La comptabilité, qui permet de mesurer, de rendre visible et rendre compte de l’activité de l’entreprise est souvent classée comme une science de la gestion précise, un calcul scientifique de la réalité. Pourtant, il ne faut pas voir cette spécialité comme une science exacte, mais comme une construction d’acteurs, de représentations théoriques et de négociations politiques. La comptabilité, ce sont des conventions : ce que l’on compte, la manière dont on le compte, comment on le pondère, tout cela est un construit social. La comptabilité n’est en conséquent ni neutre, ni unique.
Le besoin d’un socle commun international s’est toutefois fait vite ressentir pour les entreprises internationales, tant pour faciliter l’accès aux marchés financiers à ces dernières que pour éviter les abus et les fraudes, comme le scandale de l’entreprise Enron de 2001. Des normes internationales ont donc été créées, comme les normes IFRS (International Financial Reporting Standards) élaborées en 2005 par une entreprise privée américaine et devenues le référentiel comptable majoritaire pour les entreprises cotées. Mais ce modèle de comptabilité s’est avant tout construit pour les actionnaires. Les indicateurs qui en résultent ne se concentrent que sur la performance financière de l’entreprise, sur sa productivité, ses profits… et non pas sur les potentielles conséquences sociales ou environnementales de ses activités.
En outre, les IFRS intègrent la valorisation des actifs (ce que possède l’entreprise) et des passifs (les dettes de la société) selon une « juste valeur ». L’objectif est, à la date de clôture du bilan de la société, d’évaluer les actifs / passifs sur la base du prix qu’ils obtiendraient à un instant défini. Une approche centrée sur les logiques de l’économie de marché qui pousse les entreprises à des actions à court terme : c’est la valeur d’un actif à court terme qui compte, pas sa valeur à l’échelle du temps long.
Or, cette vision est en contradiction avec les impératifs climatiques et environnementaux, qui eux demandent des transformations majeures et à long terme de l’industrie, des modes de vie et de consommation, des entreprises, des institutions… Les nouvelles approches comptables se doivent donc d’intégrer ces enjeux le plus rapidement en vue des objectifs de réduction de gaz à effet de serre et de protection des écosystèmes fixés au niveau international et national.
Prendre en compte l’environnement dans les bilans
Récemment, les organisations de normalisation de la comptabilité se sont donc attachées à ce problème. Prenant progressivement consciences que les externalités environnementales ou sociales de leurs activités n’étaient pas soutenables, ni pour la société dans leur ensemble, ni pour leurs activités elles-mêmes, les entreprises ont commencé à s’intéresser à des concepts comme la dette écologique. Objectif : mesurer les conséquences de l’exploitation des ressources, la pollution et le coût des réparations qui découlent des activités économiques.
Approfondir : Dette écologique : Définition, Qu’est-ce que c’est ? Quelle est son origine ?
Les modèles de l’IFRS ont donc graduellement commencé à « intégrer le capital naturel ou le capital humain dans la comptabilité, avec en arrière-plan l’idée que les êtres humains et les écosystèmes sont des sources renouvelées de création de valeur actionnariale, ou des sources de risques pour cette valeur », explique dans un article publié dans L’Économie politique, Alexandre Rambaud, Maître de Conférence à AgroParisTech et coprésident de la chaire comptabilité écologique.
Partant du principe que les dégâts environnementaux entraînent des pertes nettes pour les entreprises, différents modèles de comptabilité « durable » ont été mis en place. L’intégration d’actifs non monétaires, qu’ils soient humains (aptitudes, compétences, savoirs) ou environnementaux (les services écosystémiques) a été établi dans le but d’inciter les entreprises à prendre en compte les externalités négatives, environnementales et sociales.
Donner un prix à l’extra-financier ?
Mais comment rendre compte de la complexité d’un écosystème dans un bilan comptable ? Des relations les plus infimes et les plus indirectes ? Comment donner une valeur mathématique à un écosystème ? La comptabilité tente de résoudre ce problème en donnant un prix aux écosystèmes, ou aux liens sociaux.
Diverses initiatives ont tenté d’évaluer économiquement ces écosystèmes sur la base des principes de l’économie de marché prônée par l’approche de l’IFRS. Notamment le TEEB (The Economics of Ecosystems and Biodiversity for Business and Enterprise), projet précurseur de la comptabilité verte, s’intéresse aux coûts de la perte de la biodiversité et de la dégradation des écosystèmes. A partir d’une base de données recensant plus de 600 études, les collaborateurs du TEEB ont évalué monétairement 22 services écosystémiques (loisirs, protection, stockage du carbone, alimentation…) et les ont appliqués dans différents biomes (milieux humides, récifs coralliens, espaces forestiers…).
En résulte un prix en $ par hectare pour les différents écosystèmes. L’ensemble de ces données, compilées dans une étude publiée en 2012, fixe le prix d’un hectare pour un récif corallien au minimum à 37 000 $ par hectare ($/h), contre 2 millions $/h pour les récifs les plus chers. Autre exemple, les lacs et les rivières n’ont qu’une valeur de 7 700 $/h au maximum, et seulement 1 450 $/h au minimum.
Pour l’heure, l’objectif de ces évaluations est de disposer d’une mesure, mais aucune dimension contraignante n’est assortie à cette mesure. Concrètement, si l’activité d’une entreprise contribue à détruire un récif corallien, elle n’a rien à payer. Mais à terme, si la comptabilité intègre pleinement ces dimensions, cela pourrait constituer un incitatif significatif pour transformer les modèles d’affaire.
Marchandisation de la nature et du social
Mais en attendant, il est déjà possible souligner les problèmes inhérents à la marchandisation de la nature. L’économiste Hélène Tordjman critique ainsi dans son livre La croissance verte contre la nature, ce travail de dématérialisation du vivant.
D’abord car les sciences fondamentales sont incapables de démontrer, du moins pour le moment, l’ensemble des interactions existantes au sein d’un écosystème. D’autre part, car la méthodologie portée par les projets comme TEEB considère des données non matérielles, par exemple les services culturels, le loisir, l’expérience spirituelle, le développement cognitif, l’information esthétique et l’inspiration pour l’art et la culture, comme des éléments déterminants pour fixer le prix d’un hectare.
Et à juste titre, certains milieux ont une importance historique, esthétique, un caractère exceptionnel (par exemple la présence d’un arbre millénaire). Mais ces dimensions sont pratiquement impossibles à quantifier monétairement : quelle est la valeur de la beauté d’un paysage ? Du sentiment qu’il procure ?
Par extension, cette limite méthodologique remet aussi en cause les stratégies mises en œuvre sur la base de ces logiques comptables. La compensation carbone, par exemple, qui postule une « équivalence écologique » entre deux écosystèmes de même valeur comptable, passe souvent à côté du problème écologique fondamental. Comment savoir si la destruction d’une forêt sera compensée par l’afforestation d’une autre parcelle à plusieurs centaines de kilomètres ? Comment évaluer suffisamment finement si cette « compensation » rendra les mêmes services écosystémiques, aux mêmes parties prenantes ? Si l’équilibre biologique du territoire sera préservé ?
Et pourtant, la logique de comptabilité environnementale entraîne déjà des mouvements spéculatifs sur les ressources naturelles. « Le phénomène croissant d’accaparement des terres au niveau mondial vient à l’appui de cette assertion, explique Hélène Tordjman dans son livre, en effet, plus le nombre de services écosystémiques valorisables en bon argent se multipliera, plus les perspectives de profits associées à la propriété foncière feront de même ».
Voir également : La transition écologique et le risque de marchandisation de la nature
Comment repenser la comptabilité ?
Alors comment éviter ces dérives ? Comment intégrer la protection de l’environnement convenablement dans les bilans comptables ?
En premier lieu, il s’agit probablement de changer de regard. D’une vision extérieur – intérieur, concentrée sur les conséquences des enjeux sociaux et environnementaux sur les performances financières, à l’instar des normes IFRS, les entreprises doivent adopter une vision de type intérieur – extérieur. « Il ne s’agit pas de montrer l’impact des contraintes environnementales, réglementaires ou volontaires sur les comptes de l’entreprise, expliquent dans une étude Camille Charriot, experte comptable, et Olivier Vidal, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers de Paris, mais de chercher à identifier les impacts de l’entreprise sur l’environnement ».
Une liste non exhaustive de nouvelles approches de la comptabilité s’essayent à la « comptabilité intégrée », incluant l’ensemble des capitaux financiers, humains et naturels. Notamment en France, les méthodes SeMA, de comptabilité universelle, LIFTS, Thésaurus Triple empreinte ou CARE sont actuellement développées afin d’évaluer l’ensemble des risques en lien avec l’activité des entreprises.
Par exemple, « le modèle CARE a développé une méthode d’évaluation fondée sur le coût de maintien et de renouvellement des capitaux environnemental et social, précisent les deux experts, lorsque l’entreprise dégrade un capital, elle porte la responsabilité de le réparer et la technique de l’amortissement est conçue comme un outil de préservation du capital ». Un changement de paradigme où les écosystèmes ne sont plus vus comme des actifs à exploiter mais comme des passifs – une dette à rembourser. Ces normes sauront-elles se structurer en dehors des logiques marchandes prédatrices qui accompagnent les démarches comptables ? Suffiront-elles à sortir les capitaux environnementaux et sociaux des logiques de profit ? L’avenir le dira.
En attendant, l’intégration de ces futures normes comptables va dépendre de l’acceptation de ces nouvelles approches à l’ensemble des échelles (nationale ou internationale) par les différents acteurs (organisations, villes, entreprises…). Une meilleure considération des enjeux environnementaux et sociaux, ainsi qu’une distance avec la recherche du profit seront donc indispensables à l’émergence d’un système socio-économique soutenable.
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La croissance verte contre la nature, Hélène Tordjman, La Découverte, 2021, 352 p.