Les actions en justice se multiplient contre les grandes entreprises au nom du devoir de vigilance. Mais quelle est au juste leur portée ? Et si le devoir de vigilance constituait une opportunité unique d’encadrer enfin la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ? C’est toute la question.
En 2017, la France devenait précurseure en matière de responsabilité juridique des entreprises en matière sociale et environnementale, en votant la loi n°2017-399, dite loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre. Cette loi oblige les grandes entreprises à élaborer un plan pour identifier et prévenir les atteintes aux droits de l’Homme, à l’environnement, ou encore à la santé sur leur chaîne de valeur. Et ce, non seulement en ce qui concerne leurs activités directes, mais aussi chez leurs fournisseurs et partenaires commerciaux.
Quelques années plus tard, on voit apparaître les premières actions juridiques contre des entreprises en vertu de ce principe du « devoir de vigilance ». Ainsi, en 2019, c’est Total qui est attaqué par un groupe d’ONG pour l’absence de plan de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre. Puis à nouveau pour l’absence de plan d’action visant à éviter les atteintes aux droits de l’Homme et au droit de l’environnement dans son projet en Ouganda. Depuis, plus d’une dizaine d’entreprises ont été assignées sur le principe du devoir de vigilance : BNP Paribas, La Poste, Suez, EDF… En 2023, c’est au tour de Danone, pour sa (non-)gestion du risque de pollution plastique.
Alors, qu’est-ce que change cette évolution juridique concrètement pour les entreprises ? Le devoir de vigilance peut-il constituer une manière d’encadrer enfin la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ? Verra-t-on bientôt des entreprises condamnées pour les atteintes qu’elles causent à l’environnement ? On fait le point.
Comprendre le devoir de vigilance
Concrètement, le devoir de vigilance instaure une obligation pour les entreprises de mettre en oeuvre un plan de « vigilance raisonnable » visant à identifier les risques « d’atteintes graves » aux droits humains, à l’environnement ou encore à la santé sur chaîne de valeur.
En cas de manquement à cette obligation, l’entreprise peut-être mise en demeure de mettre en place son plan de vigilance et de se mettre en conformité. Elle peut alors être sanctionnée d’amendes si elle ne s’astreint pas à ses obligations. D’autre part, si des entraves aux droits humains ou des atteintes à l’environnement sont détectées sur sa chaîne de valeur, l’entreprise peut-être condamnée à payer des dommages compensatoires (au nom de sa responsabilité civile de droit commun pour faute, en vertu des articles 1240 et 1241 du Code civil). Mais il faut pour cela qu’un jugement soit prononcé et mette en évidence le lien entre le manquement à ses obligations de vigilance et le dommage créé. En d’autres termes, il faut être capable de prouver que le fait que l’entreprise n’ait pas mis en oeuvre son plan de vigilance a eu pour conséquence une atteinte aux droits humains qui aurait été, sinon, évitable ou évitée.
Il existe donc bien un outil juridique qui « oblige » les entreprises à identifier et prévenir les risques. Et en théorie, cela constitue un pas vers une responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise fondée juridiquement, et donc opposable, ce qui constitue un changement de paradigme majeur.
Une porte entrouverte vers une vraie responsabilité de l’entreprise
Jusqu’à aujourd’hui, l’idée de responsabilité de l’entreprise (la RSE, en particulier) reposait sur une conception essentiellement volontariste de l’engagement des entreprises. Chaque entreprise décide (ou pas) de s’investir pour que soient respectés sur sa chaîne de valeur les normes environnementales ou sociales. Mais concrètement, elles ne sont pas contraintes juridiquement à s’engager pour ce qui ne relève pas stricto-sensu du droit. Rien n’oblige ainsi une entreprise à s’engager dans une trajectoire de réduction de ses impacts environnementaux, encore moins si cela ne touche pas directement ses activités en propre. Au sens strict, la « responsabilité » de l’entreprise n’en est pas une, puisqu’aucune obligation ou sanction ne contraint l’entreprise à rendre des comptes sur ses engagements. Or précisément, la « responsabilité », du latin respondere (répondre de ses actes) c’est l’obligation à rendre des comptes.
Avec le devoir de vigilance, une porte s’ouvre toutefois en ce sens. Il s’agit d’une obligation d’identification et de prévention, d’un « devoir » et non plus d’une possibilité basée sur une approche volontariste. Et ce devoir est même adossé à un principe juridique, celui de la responsabilité civile. La loi met donc sur la table tous les ingrédients juridiques pour qu’une approche réglementaire de la responsabilité de l’entreprise se mette doucement en place.
Le devoir de vigilance : un outil juridique à la croisée des chemins
Alors, va-t-on bientôt voir des entreprises condamnées pour manquement à leur devoir de prévention des atteintes graves à l’environnement ou aux droits fondamentaux ? Difficile à dire ! La loi sur le devoir de vigilance se contente en effet d’instaurer un principe de responsabilité juridique qui oblige les entreprises à mettre en oeuvre un plan d’évaluation et de gestion des risques, mais c’est la jurisprudence qui déterminera in fine les conditions d’application de ce principe. Et plusieurs questions se posent encore.
En premier lieu, il faudra démontrer le lien de causalité entre le manquement aux obligations de vigilance et le dommage. Or la loi n’instaure ici qu’une obligation de moyen, pas une obligation de résultat. En pratique, il n’est aujourd’hui obligatoire que d’avoir un plan d’identification et un plan de prévention, mais pas que ces plans soient efficaces, dans le sens où ils éviteraient toute atteinte ou tout dommage.
Mais en théorie, il est envisageable de démontrer qu’une insuffisance dans les moyens dédiés à un plan de vigilance peut être la cause d’une éventuelle atteinte grave au droit ou à l’environnement. Si une entreprise n’a pas mis suffisamment d’énergie, de moyens humains, techniques ou financiers pour identifier un risque, et qu’elle n’a pas mis en place un plan d’action suffisamment ambitieux pour prévenir ce risque, on peut arguer qu’elle en est responsable. Et elle devient donc en partie responsable de la réparation des dommages dans le cadre de sa responsabilité civile.
Pour qu’une telle jurisprudence émerge, il faudra toutefois que les étoiles s’alignent un peu. D’abord, il faudra que des parties-prenantes de l’entreprise fassent la démarche de lancer des actions en justice. C’est le rôle que sont en train de prendre les ONG et le monde associatif, qui prend de plus en plus l’initiative de lancer des actions judiciaires fondées sur le devoir de vigilance. Seulement, les moyens d’action de ces organisations sont limités, aussi bien humainement et financièrement que juridiquement. D’où l’intérêt pour les citoyens concernés de s’engager auprès des associations, et d’aider à leur financement, comme contre-pouvoir. En interne, cela peut-être également le rôle des lanceurs d’alerte, qui sont d’ailleurs (cela tombe bien) mieux protégés depuis la loi Sapin II de 2016. En tout état de cause, la loi précise que « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » peut mettre en demeure une entreprise dans le cadre de son devoir de vigilance : syndicats, citoyens et communautés affectées, collectivité, etc. Autant d’acteurs qui se mobilisent de plus en plus,
Quelle nature juridique pour le devoir de vigilance ?
Ensuite, pour que le devoir de vigilance devienne un outil juridique fonctionnel pour encadre les pratiques des entreprises, il faudra que la jurisprudence mûrisse autour de ces contentieux nouveaux. D’ores et déjà, les contours des pratiques juridiques à ce sujet commencent à se dessiner, notamment en matière de compétence juridictionnelle.
La question de savoir qui juge les affaires dans le cadre du devoir de vigilance, était en effet fondamentale. Est-ce le tribunal de commerce, jugeant ainsi des affaires relevant du droit des sociétés, ou le tribunal judiciaire, élargissant ainsi symboliquement et effectivement la portée juridique des affaires relevant du devoir de vigilance ? Jusqu’à 2021, les tribunaux judiciaires avaient tendance à se déclarer incompétents dans ce type de litiges, à l’image du Tribunal Judiciaire de Nanterre qui a renvoyé l’affaire vers le Tribunal de Commerce dans l’affaire Total. Puis, un arrêt de la Cour de Cassation et une loi (L.211-21 du code de l’organisation judiciaire) ont clarifié l’affaire : le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance.
Cette décision va dans le sens d’une conception élargie de la responsabilité de l’entreprise en matière de devoir de vigilance. Cela valide l’idée que les enjeux liés au devoir de vigilance ne sont pas des actes mixtes, des procédures commerciales, mais ont bien une nature légale, civile.
Devoir de vigilance : vers une interprétation maximaliste de la loi ?
Les prochains mois diront comment les juges choisiront de se saisir de ces affaires et quels principes juridiques seront mobilisés. Car pour l’instant, la loi sur le devoir de vigilance ne définit pas clairement ce qu’est « une vigilance raisonnable, » ou « une atteinte grave » aux droits fondamentaux ou à l’environnement. La jurisprudence est donc à construire, et pour l’instant, la justice a été relativement frileuse, se contentant de mettre en demeure les entreprises concernant la publication de leur plan de vigilance, et restant sur une interprétation minimaliste de la loi. Ils jugent ainsi seulement l’existence d’un plan de vigilance, pas son efficacité. C’était d’ailleurs tout l’argument que cherchait à défendre Total dans l’affaire Eacop : selon le géant pétrolier, l’entreprise a l’obligation de mettre en oeuvre un plan, mais pas que ce plan soit efficace…
Mais il se pourrait que, dans les prochaines années on sorte progressivement de cette hypocrisie. Depuis quelques années, certains juges ont tendance, doucement, à être de plus en plus ambitieux sur les enjeux environnementaux et sociaux, comme le montrent les jugements sur « l’état de nécessité » face à l’urgence climatique. Il se pourrait donc que, progressivement, l’interprétation juridique bascule vers une conception plus maximaliste de la loi, et que les juges cherchent à savoir si les plans de vigilance mis en place permettent, in fine, de prévenir les atteintes graves, ce qui est au fond, leur raison d’être.
L’avenir dira donc comment seront jugées les affaires Danone, Total et autres, mais on peut espérer que la justice prenne progressivement sa responsabilité sur ce sujet. D’autant qu’un certain nombre de principes juridiques, comme la notion de préjudice écologique, ou d’autres qui ont valeur constitutionnelle via la Charte de l’Environnement et le reste du bloc de constitutionnalité, peuvent éclairer les décisions en matière environnementale ou sociale.
Une opportunité unique d’encadrer la responsabilité de l’entreprise
Juridiquement, ces évolutions constituent en tout cas une opportunité unique d’encadrer la responsabilité des entreprises de manière plus forte et plus contraignante que dans le paradigme actuel d’une RSE simplement à la carte. Cela reviendrait, concrètement, à définir vraiment quelle est la responsabilité de l’entreprise, et quels comptes elle doit rendre en cas d’atteinte sociale ou environnementale.
On passerait alors d’un cadre volontariste à un cadre normatif, ce qui constitue un basculement important pour rendre enfin la RSE transformative. Symbole de ce basculement, la Commission Européenne, qui avait initialement défini la RSE au début des années 2000 comme « l’intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociales et écologiques », admet désormais dans sa proposition de directive communautaire sur le devoir de vigilance que « les mesures volontaires ne semblant pas avoir entraîné d’amélioration à grande échelle dans l’ensemble des secteurs ».
Pour les entreprises, le risque juridique est réel, et constitue donc un incitatif fort à se mettre rapidement en conformité. Concrètement, cela signifie qu’elles sont exposées au risque de poursuite (et par extension de condamnation) si elles poursuivent leur affaires commerciales sans plan d’action réel (« raisonnable » en tout cas) pour identifier et surtout prévenir les atteintes à l’environnement ou aux droits fondamentaux. Grâce au devoir de vigilance, la RSE entre enfin dans le droit positif. Et avec le projet de directive communautaire et l’engagement de plus en plus fort de la société civile sur ces sujets, il est probable que la contrainte se resserre.
En matière sociale et environnementale, pour les grandes entreprises, la fête est donc peut-être bientôt finie. En tout cas, on peut l’espérer.
Photo de Wesley Tingey sur Unsplash