Derrière le rejet massif des Français contre la réforme des retraites du gouvernement d’Élisabeth Borne se cache une lutte sur la place du travail dans la société.
La réforme des retraites qui mobilise des millions de personnes en France, illustre le débat qui traverse la société française au sujet de la place et du sens que l’on donne au travail. Lorsque le gouvernement d’Élisabeth Borne a remis sur la table cette réforme des retraites en début d’année 2023, beaucoup de Français ont clamé leur inquiétude : celle d’arriver plus vieux à la retraite, plus fatigués, en mauvaise santé, peut-être handicapés… Celle d’être abimés par un travail pénible, pas toujours émancipateur, trop long. Celle de ne pas pouvoir profiter pleinement, une fois la retraite arrivée, du reste de leur vie.
C’était pourtant le contrat social implicite que ces Français avaient signé lorsqu’ils ont commencé à travailler. Ces deux années en plus avant la retraite, presque rien sur la durée d’une vie. Pourtant, elles cristallisent les tensions qui se lient autour de la notion de travail. Le clivage autour de cette réforme illustre d’ailleurs un débat plus profond quant à la place du travail dans la société, un débat ancien qui permet de lire autrement les enjeux de cette réforme et ses implications politiques et sociales.
Une confiance envers le travail qui s’érode
Le travail est encore et toujours perçu comme un vecteur d’apprentissage, de socialisation et d’estime personnelle pour près de 84% des salariés français, comme le démontre la récente étude réalisée par l’Ifop et la Fondation Jean Jaurès sur la place que donnent les Français au travail dans leur vie. Il n’en reste pas moins que l’image du travail et la place qu’il occupe dans nos vies change. La recherche de l’argent, de la réussite professionnelle, des responsabilités font de moins en moins le bonheur des foyers. En 2008, 62% des salariés préféraient gagner plus et avoir moins de temps libre. En 2022, c’est exactement l’inverse, 61% d’entre eux préfèrent gagner moins et avoir plus de temps libre.
Cette perte de confiance dans le travail n’est pas une surprise en soi. La crise sanitaire de la Covid-19, les guerres, la destruction de l’environnement, les difficultés sociales qui secouent la France sont autant de raison d’être anxieux quant à l’avenir, et incitent les citoyens à se recentrer sur l’essentiel : la famille, le temps libre. Les crises économiques et les promesses rompues du « contrat social de travail » de ne pas vivre la précarité et de s’émanciper dans et hors du travail poussent chacun à ne pas se sur-investir au travail.
C’est ce constat que la députée écologiste Sandrine Rousseau a voulu, à sa manière, mettre en débat en appelant à un « droit à la paresse ». Cette formulation singulière fait référence au titre éponyme de l’ouvrage du socialiste français Paul Lafargue (1842 – 1911), et invite, au contraire des réflexions caricaturales qui opposent une France qui travaille à une France de la paresse, à réfléchir à la place du travail dans notre société.
Cette réflexion a été celle de nombreux penseurs tout au long des derniers siècles d’industrialisation et de transition vers l’économie de marché. Plus de 100 ans plus tard, le Droit à la paresse de Lafargue trouve par exemple un écho chez le philosophe et penseur de l’écologie politique André Gorz (1923 – 2007) qui invite en 1993 dans un texte publié dans Le Monde diplomatique à « Bâtir la civilisation du temps libéré », une société où le temps libre, la création pour soi et la convivialité supplantent le travail.
Voir aussi : Les causes du mal-être au travail
Une société libérée du travail ?
Pour André Gorz, l’objectif n’est pas de constituer une société qui n’est faite que de loisir, bien au contraire. Ce que constate ce penseur de la décroissance au début des années 1990, c’est que le gain de temps induit par les innovations techniques et sociales n’a pas entraîné une baisse significative du temps de travail, et en parallèle a participé à la production de biens et de services supplémentaires bien souvent néfastes pour l’environnement, et parfois pour la société humaine (santé, liens sociaux, etc.).
Il décrit longuement son projet de société dans la Métamorphose du travail (1988) où il propose alors de redistribuer ce gain de temps et les richesses produites à l’ensemble de la population. Ce qui permettrait à long terme de réduire le temps de travail pour toutes et tous, sans perte de revenu.
Ainsi, pour tous les métiers pénibles, « les sales boulots », fatigants, usants, cassants, pour toutes ces tâches crasses irréductibles car indispensables, pour ces « petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens » et pour tous ceux qui ne se complaisent pas dans leur travail, il faudrait définir une part de temps libre, faite de repos, de création, d’apprentissage non contraint, de temps pour s’occuper des autres. En définitive, du temps qui serait réellement émancipateur et permettrait de produire une richesse plurielle, pas seulement matérielle et financière, mais aussi humaine, sociale, environnementale.
Mais un tel projet implique une réorganisation du travail, et la mise en place de mécanismes d’accompagnement économiques et sociaux vers la réduction du temps de travail et de la pénibilité au travail, mais également vers un meilleur soin des blessures, des troubles psychologiques, vers une meilleure prise en compte des handicaps au travail… Il s’agit d’interroger aussi la prépondérance de l’économie dans nos vies : voulons-nous vraiment passer nos vies à produire ? À quoi sert vraiment cette production ? Ne vivrait-on pas mieux en produisant moins, différemment, mieux ? En répartissant autrement ?
Voir aussi : Partage de la valeur en France : le travail moins rémunéré que le capital ?
La retraite deux ans plus tard : deux ans ferme
Ce projet d’une société qui s’émanciperait progressivement des contraintes du travail, et mettrait les gains de productivité au service d’une vie meilleure, plus libre, était au cœur de nombreuses évolutions sociales du 20ème siècle : congés payés, réduction du temps de travail, abaissement de l’âge de la retraite.
Mais la réforme des retraites actuelle va dans le sens inverse. Au-delà des débats sur les chiffres (déficit, financement, etc.) le projet s’inscrit dans une vision de la société où le travail domine le reste de la vie sociale, enferme, s’impose. C’est ce que l’on ressent dans les éléments de langage de la gauche, qui considère cette réforme comme discriminante et antisociale : deux ans de plus, c’est deux ans ferme.
Et si le travail enferme, notamment tard dans la vie, c’est surtout les populations les plus précaires, celles qui touchent peu, voire rien, et qui occupent principalement des métiers demandant, risqués, pénibles et dangereux. Toutes les statistiques montrent que les personnes pauvres, les ouvriers les moins bien rémunérés, les employés des classes populaires ont une espérance de vie moins élevée, plus d’accidents du travail, une santé plus fragile.
Dans un article de blog sur Alternatives Économique, l’économiste Michael Zemmour, spécialiste de l’économie politique de l’État social, et l’économiste et philosophe Ulysse Lojkine, montrent également que ces inégalités se ressentent au moment de la retraite. « Les hommes les plus modestes (sous la médiane) d’une cinquantaine d’années ont environ 30 % de risque d’avoir une retraite de moins de 10 ans, et environ 15 % de risque de ne pas avoir de retraite du tout, les économistes poursuivent, alors que les hommes au-dessus de la médiane n’ont qu’un risque de 10% d’avoir une retraite de moins de 10 ans et un risque très faible de ne pas atteindre la retraite ».
Allonger la durée de travail de quelques années est donc préjudiciable en premier lieu pour les personnes qui allient précarité et emploi pénible et/ou dangereux, notamment dans de nombreux métiers d’usine, dans le BTP, dans le monde agricole, dans le soin, où les efforts physiques violents et le contact avec des produits dangereux sont plus récurrents. La réforme des retraites va fragiliser encore plus ceux que le travail abîme déjà.
Voilà sans doute pourquoi cette réforme divise : parce qu’elle s’inscrit à contresens d’une société qui, de plus en plus, et depuis longtemps, cherche à s’émanciper du travail, à en interroger le rôle, le sens. Cette réforme ne pose ni la question de la pénibilité, ni celle des inégalités, ni même, celle de la finalité du travail. Elle se contente d’affirmer que la solution est de travailler plus, plus longtemps, avec pour seul argument qu’il faudrait sauver notre système par répartition. Sans se demander s’il ne faudrait pas travailler autrement, ni répartir autrement les fruits du travail, ni se demander, finalement, ce qui fait finalement le bonheur de chacun.
Gorz, A. (1993, mars 1). Bâtir la civilisation du temps libéré. Le Monde diplomatique.
« Je t’aime, moi non plus » : Les ambivalences du nouveau rapport au travail. (2023). Fondation Jean-Jaurès.
La métamorphose du travail (1988), André Gorz, Folio essais, 2004, 448 p, 12,20 €.
Le droit à la paresse (1880), Paul Lafargue, La Découverte, 2010, 196 p, 10 €.
Quels chiffres utiliser pour parler de la différence sociale d’espérance de vie et de la retraite? (2014, février 10). Les blogs d’Alternatives Économiques.
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