Il paraît que l’on vit de plus en plus vieux, que l’espérance de vie augmente. Mais est-ce vraiment le cas ? Que disent vraiment les chiffres ? Et quelles réalités se cachent derrière ces chiffres ?
On entend régulièrement dans le débat public que l’on vit de plus en plus vieux, que l’espérance de vie est en constante augmentation. C’est d’ailleurs cet argument qui est au coeur d’un certain nombre de projets de réforme : retraites, santé des séniors, etc.
Mais quels sont vraiment les chiffres derrière cet argument ? Vit-on vraiment plus longtemps ? À quel point ? Et dans quelles conditions de santé ? Toutes les catégories de population vivent-elles plus longtemps, ou non ?
Espérance de vie : vit-on plus vieux ?
À des échelles de temps relativement longues, il est en effet évident que l’espérance de vie moyenne augmente, et ce, un peu partout dans le monde, ainsi qu’en France. Dans le monde, entre les années 1990 et aujourd’hui, l’espérance de vie moyenne a ainsi augmenté de près de 10% (de 66 à 72 ans).
En France, les chiffres sont du même ordre: en 1994, selon les données de l’INSEE, l’espérance de vie moyenne était autour de 78 ans, et plus précisément, autour de 82 ans pour les femmes et 74 ans pour les hommes. En 2022, l’espérance de vie avait augmenté, à 82 ans en moyenne, et un peu plus de 85 ans pour les femmes, 79 ans pour les hommes. On observe donc en près de 30 ans une hausse d’un peu plus de 5% de l’espérance de vie moyenne.
Pourtant, il serait faux de croire que l’espérance de vie croit de façon linéaire, et en particulier dans les pays développés. En France, par exemple, l’espérance de vie a baissé a plusieurs reprises ces dernières années. En 2012, puis encore en 2015, l’espérance de vie avait ainsi baissé significativement. Et ces trois dernières années, notamment à cause de la Covid-19, l’espérance de vie a encore diminué. Résultat, l’espérance de vie moyenne en France est aujourd’hui au même niveau qu’en 2014, soit une stagnation sur pratiquement la dernière décennie.
Quid de l’espérance de vie en bonne santé ?
De plus, derrière le chiffre de l’espérance de vie s’en cache un autre : celui de l’espérance de vie en bonne santé, aussi appelé espérance de vie sans incapacité (EVSI). Il s’agit alors de voir si la durée de vie s’allonge de façon qualitative, c’est-à-dire si l’on vit plus longtemps, mais aussi mieux dans la durée. Pour cela, on utilise des méthodologies consistant à sonder des échantillons de population pour déterminer à partir de quel âge commencent à apparaître des incapacités majeures, ou des problèmes de santé mettant en cause la qualité de vie. Et là, les chiffres sont assez différents.
En France, en 2021, l’espérance de vie sans incapacité était ainsi autour de 65 ans pour les hommes, 67 ans pour les femmes selon la DREES (Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques). Nettement en dessous de l’espérance de vie moyenne donc. Cela prouve que si l’on vit certes « de plus en plus vieux », une bonne partie de cette espérance de vie est en fait vécue dans des conditions de santé dégradées.
L’espérance de vie sans incapacité est toutefois elle aussi en hausse : entre 2008 et 2021, toujours selon les données de la DREES, l’EVSI a augmenté d’environ 2 à 3 ans en 13 ans. Mais cet indicateur est difficile à quantifier, car il est fondé sur des sondages déclaratifs : les populations interrogées doivent déclarer leurs incapacités, leurs difficultés de santé. Or il est fréquent que les individus, surtout avec l’âge, ne soient pas conscients de certaines pathologies qui les affectent, notamment des maladies chroniques. De plus, l’indicateur d’espérance de vie sans incapacité est calculé auprès des ménages : il exclut dont, par exemple, les résidents d’EHPAD, qui sont par définition plus soumis aux problèmes d’autonomie et d’incapacités.
On vit plus longtemps, mais pas tout le monde, et pas forcément mieux
Il faut aussi bien voir que dernière des chiffres se cachent des réalités multiples et des écarts parfois très importants entre les individus, les catégories sociales et les parcours de vie. Ainsi, si l’espérance de vie moyenne en France est autour de 78 ans, elle dépasse 85 ans si l’on regarde seulement le décile des populations les plus riches, selon l’INSEE. Et elle tombe à environ 75 ans pour le décile les plus pauvres. Il y a donc un écart très importants d’espérance de vie en fonction du niveau de vie, et des catégories professionnelles. Un homme cadre vit ainsi en moyenne 6.4 ans ans de plus qu’un homme ouvrier. L’écart a même augmenté, puisqu’il était de 6.3 ans sur la période 2000-2008.
Les données montrent aussi que dans certaines professions les plus exposées (égoutiers, éboueurs, par exemple) l’espérance de vie est nettement inférieure aux moyennes. On parle ainsi d’une surmortalité de plus de 95% à 65 ans. On peut donc dire que les gains d’espérance de vie cachent des situations contrastées, à la fois socialement, et géographiquement, puisque les inégalités territoriales sont aussi en hausse en France.
Cette situation est le reflet d’une situation sanitaire elle aussi très contrastée dans le pays. Ainsi, si l’état de santé des populations est globalement bon, et semble en amélioration sur le long terme, certains facteurs constituent une source de dégradation de la situation sanitaire globale. Le vieillissement général de la population s’accompagne ainsi d’un développement des maladies chroniques : cancers, maladies cardio-vasculaires, maladies respiratoires, problèmes articulaires.
Vivre plus longtemps, avec une santé dégradée
On est donc face à un paradoxe : d’un côté, l’espérance de vie, et même l’espérance de vie en bonne santé augmentent… Mais de l’autre, les données disponibles montrent qu’en France, on souffre de plus en plus de pathologies diverses.
La prévalence du surpoids et de l’obésité a ainsi considérablement augmenté (le surpoids touchant désormais une personne sur deux, et même près de deux sur trois chez les plus de 65 ans). Depuis les années 1990, la prévalence des cancers a augmenté d’environ 0.5% par an, tout comme la mortalité des cancers. Les cancers se développent aussi plus tôt, et même les cancers dont les causes sont évitables ne baissent pas. Du côté de l’hypertension, les données de Santé Publique France montrent que la situation ne s’améliore pas, malgré 40 ans de politiques de prévention, et même que la prise en charge de maladie se dégrade.
Voir aussi : Quelles sont les causes de l’obésité et du surpoids ?
Ces maladies, qui ne sont pas toujours bien mises en lumière par les enquêtes épidémiologiques ou les indicateurs tels que l’espérance de vie sans incapacité, constituent des facteurs d’une dégradation générale de la santé, en particulier pour les personnes âgées.
De plus, la hausse des inégalités, les crises économiques qui s’enchaînent, ont contribué à une précarisation de plus en plus marquées de certaines populations, notamment parmi les plus pauvres. Les données montrent qu’une part significative des populations pauvres renoncent à des soins médicaux, ce qui participe à dégrader leur santé. Les dégradations environnementales affectent aussi négativement les conditions de santé, en particulier chez les plus pauvres : on parle même d’exposome pour décrire l’exposition chronique à des produits à impact négatif sur la santé.
Repenser la question de l’espérance de vie
La problématique de l’espérance de vie ne peut donc pas se résumer, comme on le fait souvent, en un ou deux chiffres. Derrière les moyennes que constituent l’espérance de vie et l’espérance de vie sans incapacité se cachent des disparités gigantesques entre les populations, les territoires et les catégories sociales. Ainsi, si l’espérance de vie augmente, cela est parfois concomitant à une dégradation des conditions de vie, de santé ou d’autonomie pour certaines personnes. Derrière cette réalité, ce sont bien d’autres problèmes sociaux et sanitaires qui se développent : la prise en charge des personnes âgées, leur accès aux soins, etc.
La crise des EHPAD a ainsi révélé les difficultés que constitue la hausse de l’espérance de vie sans amélioration des conditions de vie des personnes âgées. On vit plus longtemps, certes, mais la question qui importe peut-être encore plus est celle de savoir comment nous vivons ces années de vie supplémentaires, dans quelles conditions de santé notamment. Et ce sujet est encore très loin d’être traité par les politiques publiques. Dans son rapport de 2021 sur la prévention de la perte d’autonomie des personnes âgées, la Cour des Comptes jugeait que le sujet « occupe toujours une place marginale dans les politiques publiques ».
Il y a donc encore beaucoup à faire pour que l’on vive plus longtemps, mais aussi mieux.
Photo de Matt Bennett sur Unsplash