La nourriture que nous achetons cache des coûts qui ne sont pas comptabilisés dans le prix de vente de nos aliments, notamment les répercussions négatives indirectes sur les humains et sur l’environnement : c’est ce qu’on appelle les coûts cachés. Ces coûts, d’ordre sanitaire, environnemental et social, viennent s’ajouter aux coûts de production normaux et forment ensemble les coûts réels de l’alimentation.
Alors, combien coûte vraiment notre alimentation ?
Quels sont les coûts cachés des systèmes agroalimentaires ?
Les coûts cachés sanitaires
Une mauvaise alimentation peut entrainer des dépenses importantes en matière de santé. Une alimentation déséquilibrée, riche en graisses saturées, en sucres ajoutés et en sel, associée à une faible consommation de fruits, de légumes et d’autres aliments nutritifs, peut contribuer au développement de divers problèmes de santé.
Au fil des décennies, les ménages français consomment de plus en plus de plats préparés et de produits transformés. L’Insee souligne dans une étude intitulée Cinquante ans de consommation alimentaire : une croissance modérée, mais de profonds changements que depuis 1960, la consommation de plats préparés s’accroît de 4,4 % par an en volume par habitant. Parfois, cette recherche de praticité se fait au détriment de produits bruts et non transformés. Par exemple, les produits dérivés de la pomme de terre progressent tandis que les pommes de terre brutes reculent (+ 3,0 % par an en volume par habitant contre – 0,8 %).
Or, ce n’est pas anodin pour notre santé. Un essai clinique rapporté dans la revue Cell Metabolism a démontré qu’une alimentation composée de produits ultra-transformés conduit à une surconsommation de 500 calories par jour en moyenne.
Et une alimentation trop riche en lipides et trop calorique, c’est justement ce qui peut causer des problèmes de surpoids et d’obésité, qui sont un facteur de risque majeur pour certaines maladies chroniques comme les maladies cardiovasculaires, le diabète ou encore certains cancers. Ces maladies représentent non seulement un coût humain en termes de dégradation de la qualité de vie pour la personne, et un coût pour le système de santé publique.
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Les coûts cachés environnementaux
Les coûts environnementaux provenant de nos modes de production agricoles sont énormes. Ils sont principalement liés aux émissions de gaz à effet de serre (GES), notamment de méthane (CH4), responsables du changement climatique.
Le système alimentaire mondial, de la production jusqu’au consommateur final, serait responsable d’environ un tiers des émissions anthropiques globales, d’après une revue de littérature réalisée par le think tank français Institute for Climate Economics (I4CE) en 2019. Compte tenu de l’évolution démographique et de l’évolution des comportements alimentaires dans le monde, les émissions de GES liées à l’alimentation risquent d’être multipliées par trois (+187 %) d’ici 2050.
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Ces coûts environnementaux sont également liés à la pollution de notre environnement avec des pesticides, des engrais chimiques ou des antibiotiques. Cela entraîne des coûts pour la santé humaine et contribue au déclin de la diversité biologique. On peut penser aux néonicotinoïdes, une famille de substances insecticides qui nuisent aux insectes pollinisateurs. Or, ces derniers ont un rôle écologique essentiel. « Plus des trois quarts des principales catégories de cultures vivrières mondiales dépendent dans une certaine mesure de la pollinisation animale pour ce qui est du rendement et/ou de la qualité » soulignait un rapport de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) en 2016.
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Les acteurs émettant des GES ou polluant les milieux impactent indirectement et négativement, l’environnement dans son ensemble. C’est ce qu’on appelle une externalité négative. Il s’agit d’une situation dans laquelle un agent économique provoque par son activité des effets négatifs sur la société. Or, ces effets ont des répercussions économiques, incluant des coûts associés à l’adaptation au changement climatique, à la gestion des catastrophes ou encore aux perturbations des activités agricoles.
Les coûts cachés sociaux
La poursuite d’une alimentation à bas prix peut engendrer des coûts sociaux, principalement liés à la rémunération et aux conditions de travail des acteurs du secteur alimentaire. Pour maintenir des prix bas, les entreprises peuvent être incitées à réduire les coûts de main-d’œuvre, ce qui se traduit souvent par des salaires faibles et des conditions de travail inadéquates pour les travailleurs de l’agriculture, de la production alimentaire et de la distribution. Cette réalité affecte particulièrement les travailleurs agricoles dans les pays en développement.
La sous-alimentation constitue également un coût caché du système alimentaire. Elle entraîne des conséquences graves telles que des retards de croissance chez les enfants, des déficiences nutritionnelles, des problèmes de santé à long terme et une productivité réduite. Ces effets ont des répercussions sociales, car ils limitent le potentiel individuel et contribuent à la perpétuation du cycle de la pauvreté.
Finalement, les aliments bon marché peuvent coûter cher aux populations et à la planète. Ces coûts sanitaires, sociaux et environnementaux qui se cachent derrière les étiquettes de prix et qui ne sont pas pris en compte par les acteurs des systèmes agroalimentaires, rendent compte de la non-durabilité de ces systèmes. « La pollution de l’eau, l’appauvrissement de la biodiversité et les maladies non transmissibles (MNT), découlent d’externalités négatives et d’autres défaillances des marchés (ou de leurs répercussions), ainsi que de défaillances des politiques et des institutions » expliquent les auteurs du rapport de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) intitulé La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture (2023). Pour effectuer la transition vers des systèmes agroalimentaires durables, il est primordial de mesurer ces coûts cachés.
Prendre en compte les coûts cachés des systèmes agroalimentaires
Comment mesurer les coûts cachés sanitaires, environnementaux et sociaux, et à combien s’élèvent-ils ?
Calculer un prix réel pour les aliments : est-ce possible ?
Idéalement, le prix de l’alimentation à chaque étape de la chaîne de production devrait couvrir tous les coûts générés à ce stade, y compris les coûts de compensation des dommages environnementaux et sociaux. Dans ce cas, il n’y aurait aucun coût externalisé à la charge de la société ou des générations futures. On pourrait alors parler d’un prix réel de l’alimentation c’est-à-dire un prix qui couvrirait tous les coûts du processus de production, y compris les coûts cachés. Cependant, il est difficile de calculer un prix réel pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, nous ne connaissons pas l’ensemble des coûts cachés. Par exemple, sur le plan environnemental, les effets du changement climatique ne sont pas tous connus. Et puis, il y a des difficultés pour chiffrer les coûts que l’on connait. Cela nécessite d’avoir un grand nombre de données, et requiert une transparence sur les étapes de la chaîne de production, et leurs coûts.
Il est néanmoins possible de se baser sur les données disponibles pour avoir un premier ordre de grandeur et éviter l’inaction. C’est ce qu’a fait la FAO. Dans son rapport du 6 novembre 2023, l’organisation emploie la méthode de comptabilisation du coût complet, et mobilise différents ensembles de données constitués au niveau national. Les chiffres avancés correspondent donc à des évaluations menées au niveau national. Des recherches approfondies et ciblées seront nécessaires dans un deuxième temps.
Par ailleurs, les auteurs parlent de « coûts cachés quantifiés » afin de faire état des lacunes de données dans de nombreux pays qui empêchent d’estimer l’ensemble des coûts cachés, comme ceux liés à l’exposition aux pesticides et à la dégradation des terres, par exemple.
L’estimation des coûts cachés des systèmes agroalimentaires de la FAO
L’analyse de la FAO porte sur 154 pays et donne des estimations préliminaires des « coûts cachés quantifiés » (environnementaux, sociaux et sanitaires) des systèmes agroalimentaires. Ainsi, les impacts négatifs de nos systèmes agroalimentaires s’élèveraient à 10 000 milliards de dollars chaque année à l’échelle mondiale.
Ces coûts cachés pèsent beaucoup plus lourdement sur les économies des pays à bas revenu. Ils représentent 27% de leur PIB en moyenne. Madagascar figure parmi les pays les plus affectés (59% du PIB), touché par d’importants problèmes sociaux et de malnutrition.
La Corée du Sud et le Japon se démarquent comme les pays les moins impactés par les coûts cachés liés au système alimentaire, affichant des taux respectivement bas de 4% et 5% du PIB. Ces pays riches n’ont en effet pas une activité agricole importante et la prévalence de l’obésité est relativement faible parmi leur population.
Vers des systèmes agroalimentaires à coût réel
Nos systèmes agroalimentaires, basés sur l’agriculture intensive et la transformation des produits, génèrent un certain nombre d’impacts négatifs : malnutrition, pauvreté, perte de productivité, déforestation, consommation d’eau, émissions de gaz à effet de serre… Ils sont à l’origine de coûts colossaux, qui ne sont pas pris en compte dans le coût d’achat de nos denrées alimentaires.
La transformation de ces systèmes est cruciale pour les rendre économiquement, socialement et écologiquement viables, assurant ainsi à chacun la sécurité alimentaire et une bonne nutrition. Cette évolution requiert la réorientation et/ou l’activation des mécanismes qui impactent le fonctionnement interne de ces systèmes.
Cela peut passer par exemple par des incitatifs de prix, notamment par le subventionnement d’aliments sains et de saison. 30 millions d’euros ont ainsi été mobilisés dans le cadre du Plan France Relance pour soutenir le développement de projets locaux permettant l’accès aux produits frais et de qualité. Au-delà de l’impact positif sur la santé, cela aurait aussi des effets bénéfiques sur l’environnement. Une étude publiée en 2020 a notamment montré que l’adoption d’une alimentation plus saine et plus durable pouvait se traduire par une réduction des coûts liés au changement climatique allant jusqu’à 76%. Cela étant, dans les pays à faible revenu, la priorité demeure la réduction de la pauvreté et de la sous-alimentation.
La transformation des systèmes agroalimentaires nécessite aussi des actions fortes de la part des pouvoirs publics. Dans un rapport pour l’Assemblée nationale intitulé Pour une alimentation saine et durable diffusé en septembre 2021, les auteurs indiquent qu’il est nécessaire de sortir d’une politique en silos afin de penser à système alimentaire viable. La question de l’alimentation est un sujet transverse qu’il est impossible de traiter isolément des autres secteurs de la société. Il s’agirait de traiter ensemble les questions liées à l’alimentation, à la santé et à l’environnement, car elles présentent des synergies positives.
Ce même rapport souligne entre autres l’importance de développer des pratiques agricoles vertueuses comme l’agriculture biologique ou l’agroécologie. En effet, l’agriculture est à la fois une source d’émission de gaz à effet de serre mais c’est aussi une solution pour atténuer les émissions responsables du changement climatique. En ce sens, favoriser la séquestration du carbone dans les sols et les plantes pourrait aider à la régulation du climat.
Cela pourrait notamment être mis en place à travers les techniques agroécologiques : agriculture de conservation, agroforesterie, utilisation de plantes de couverture ou de mulch (couche de matériau protecteur posée sur le sol), utilisation de compost et de fumier… La PAC (Politique Agricole Commune) pourrait avoir un rôle à jouer ici puisque les subventions versées chaque année au secteur agricole dans différents pays de l’UE orientent les pratiques. On pourrait imaginer faire évoluer la PAC vers un soutien plus franc à l’agroécologie.
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Faire converger les objectifs de santé (prévention de l’obésité et des autres maladies liées au régime alimentaire), sociaux (réduction de la pauvreté et de la sous-alimentation) et de transition écologique (réduction des émissions de gaz à effet de serre et des intrants chimiques), pourrait conduire à de profonds changements de nos systèmes agroalimentaires.
Photo de Tara Clark sur Unsplash