Enjeux. Une économie décarbonée, que cela veut-il dire concrètement ? La croissance verte est-elle possible ? Les entreprises peuvent-elles volontairement choisir la voie de la sobriété ? Voici les réponses de l’ingénieur et président du Shift Project, Jean-Marc Jancovici, qui s’exprimait lors de la première session du cycle de conférences Le Sens et l’action du C3D, dont Youmatter est partenaire média.
Une économie décarbonée, qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Pour le président du Shift Project, une économie décarbonée est une économie contractée, avec une offre de produits restreinte, notamment parce que leur fabrication est rendue plus difficile et que leur prix réel – c’est-à-dire le temps qu’il faut travailler pour se le payer – a augmenté. Après la grande accélération du développement de nos économies depuis la révolution industrielle et plus encore depuis 1950 (voir le concept de grande accélération du Stockholm résilience Center), il faut s’attendre à une « décélération« , notamment du fait d’une démondialisation.
« Les marchandises mais aussi les personnes iront moins vite, moins loin…et pour plus cher« , souligne Jean-Marc Jancovici. L’aménagement du territoire sera de fait transformé avec un changement d’équilibre entre les grandes et les petites villes. Concernant l’emploi, il y aura moins de besoins dans le tertiaire, car « nous aurons moins besoin de gens qui gèrent la complexité« . Mais nous aurons probablement plus d’emplois liés à la fabrication de biens et de services utiles. Cependant, comme le montre le Plan de Transformation de l’économie française du Shift Project, l’emploi sera impacté – positivement et/ou négativement- par la décarbonation dans tous les secteurs, que ce soit dans l’agriculture, l’industrie, le logement, la santé, le numérique ou la mobilité. Ce plan, initié en 2020, va d’ailleurs être réactualisé prochainement.
La croissance verte, où croissance du PIB et décarbonation iraient de paire, est-elle possible ?
« Je ne crois pas à la croissance verte, car cela est physiquement impossible si l’on se base sur le deuxième principe de la thermodynamique« , assure l’ingénieur. Il cite pour cela la loi physique selon laquelle « dans un système clos, le désordre ne peut que croître au cours du temps« . Selon Jean-Marc Jancovici, « notre système économique crée de l’ordre » en utilisant des ressources naturelles pour en faire des objets comme des immeubles à partir du calcaire ou des fourchettes à partir de minerais de fer. Seulement, « pour créer ce système organisé à l’intérieur du cercle humain, le système provoque du désordre à l’extérieur » c’est-à-dire sur notre environnement. Plus on crée de la croissance économique et plus nous exportons du désordre à travers la pollution, les émissions de gaz à effet de serre, la destruction de la biodiversité… »Si l’on veut être vert, il faut accepter une certaine contraction du système productif, c’est aussi simple que cela« , en conclut le conférencier.
Pour en savoir plus : La croissance verte est-elle possible ?
Comment réaliser ces économies ?
Pour Jean-Marc Jancovici, dans un système économique aux flux physiques contraints et restreints, nous n’avons que le choix de la combinaison entre trois facteurs pour réaliser des économies d’énergie ou de ressources :
- l’efficacité énergétique, qui a « toujours eu la préférence du système économique car cela correspond à une augmentation de la productivité de l’énergie«
- la sobriété, qui est « forcément volontaire«
- la pauvreté, qui est une restriction subie
Or, en fonction de la combinaison choisie, les implications ne seront pas les mêmes pour la société, la réduction des inégalités ou la démocratie. Ainsi, « tout ce qu’on ne fait pas par l’efficacité ou la sobriété devra être réalisé par le manque« , prévient Jean-Marc Jancovici.
Prenons l’exemple des carburants. Si nous ne travaillons pas sur la sobriété (taille des voitures) ou l’efficacité (moins de carburant pour un même trajet), de moins en moins de gens auront la possibilité de rouler en voiture, « cela se traduira monétairement ou des gilets jaunes puissance 10« , estime Jean-Marc Jancovici…Qui rappelle que, déjà en France, le revenu disponible des ménages n’augmente plus depuis 2010 et est même en recul…
« Or, quand l’économie de la ressource se gère par la pauvreté et que cela n’est pas compris, cela fait monter le populisme« , alerte le président du Shift project. Dans un article de 2011 intitulé “Marine Le Pen, enfant du carbone”, il expliquait déjà « que la méconnaissance des flux physiques sous-jacents de l’économie et l’incapacité à avoir un discours adulte vis-à-vis de la population » sur la nécessité de planifier ces économies ferait monter le populisme. De fait, l’incompréhension générée sur la nécessité des mesures écologiques en feraient des boucs émissaires idéaux. « C’est exactement ce qu’on est en train de voir dans la zone OCDE depuis une dizaine d’années« , estime-t-il aujourd’hui.
Les entreprises peuvent-elle choisir seules la voie de la sobriété ?
Si certaines entreprises, TPE, PME ou affaires familiales ont des projets de stabilité plus que de croissance, cela est quasiment impossible pour les grandes entreprises, constate-t-il. Dans ce cadre, ces dernières « n’iront pas spontanément contre leurs intérêts au nom de la transition écologique » car elles verraient cela comme du sabordage, estime Jean-Marc Jancovici. C’est donc à la puissance publique de contraindre les entreprises existantes et de faire émerger les activités nouvelles. Aujourd’hui, nous considérons légitime que les entreprises qui ne peuvent pas contribuer à la solidarité nationale, en matière de retraite ou de maladie, déposent le bilan, rappelle le président du Shift Project. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour une entreprise qui n’arrive pas à contribuer à la solidarité commune en matière d’environnement ?
Pour en savoir plus : Climat, les entreprises tiennent-elles leurs promesses ?
Au-delà de la décarbonation, comment les entreprises peuvent-elles intégrer les limites planétaires ?
Pour Jean-Marc Jancovici, nous allons basculer « d’un monde que l’on croyait simple, où nous pensions que toute l’information pertinente était contenue dans les prix et les comptes de résultats » à un monde où l’on va devoir comptabiliser d’autres flux que l’argent, avec des indicateurs sur chaque limite planétaire. Le problème, c’est que ces indicateurs ne sont pas fongibles entre eux : « nous ne savons pas ajouter 3 alouettes en moins, une tonne de CO2 en plus et un peu d’eutrophisation en moins »…
Si l’on veut maintenir les activités économiques à la même échelle, le système économique va donc devoir « considérablement complexifier le système de gestion et augmenter les coûts de transaction ». Seulement, « cela ne pourra être fait que dans une certaine mesure et les systèmes très complexes finiront par se contracter » dans les prochaines années, souligne l’ingénieur. Pour les entreprises, à court terme, cela implique la mise en place d’un système comptable et un tableau de bord par limite planétaire…et cela va coûter très cher – notamment en termes d’IT- car rien n’est aujourd’hui centralisé ni harmonisé.
Bref, plus on s’y prendra tôt et de façon planifiée et volontaire et mieux la transformation écologique se passera…y compris pour les entreprises !
Propos recueillis lors de la soirée Le Sens & l’Action du C3D le 30 janvier 2024. Pour voir ou revoir la conférence, rendez-vous sur la chaîne Youtube de Youmatter.
Photo : Jean-Marc Jancovici, The Shift Projet, (à gauche) et Céline Puff Ardichvili, Look Sharp, (à droite) lors de la conférence Le Sens & l’Action le 30 janvier 2024 – crédit : Youmatter