Les acteurs de la banque, de l’assurance et de la finance prennent-elles vraiment en compte leur impact climatique ? Pas vraiment, car les méthodes de comptabilité carbone qu’ils ont eux-mêmes élaborées sont lacunaires.
Les secteurs de la banque, de la finance ou encore de l’assurance sont des rouages essentiels de l’économie contemporaine. Ce sont eux qui accordent les prêts, les financements, les souscriptions ou les protections aux acteurs économiques, et ce sont donc eux, en quelque sorte, qui sont le moteur de l’économie mondiale, qui l’orientent. Évidemment, ils ont donc une responsabilité énorme dans la transition écologique et sociale, et notamment dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Depuis plusieurs années maintenant, ces secteurs sont d’ailleurs pointés du doigt pour leur manque d’engagement dans la transition écologique, notamment par la société civile, les citoyens et les ONG. On leur reproche notamment de continuer à financer des projets incompatibles avec la transition écologique globale. Pour répondre à cette pression de la société civile, les acteurs des secteurs bancaires, financiers ou de l’assurance ont commencé à s’organiser et à mettre en place des initiatives pour devenir, disent-ils, plus « verts ». En matière climatique, beaucoup calculent désormais leur empreinte carbone, et prennent des engagements en matière d’usage des énergies renouvelables, et même de financements.
Problème : la plupart des méthodes de calcul utilisées par ces secteurs pour mesurer leur impact climatique sont biaisées, et sous-estiment leur contribution à la crise climatique.
Mesurer l’impact climatique des banques, de la finance et de l’assurance
Pour évaluer leur impact sur le climat, les banques, la finance et l’assurance doivent mettre en place des méthodes particulières. Il ne s’agit pas en effet, comme pour les autres entreprises, de calculer les émissions de CO2 de leurs consommations de carburant ou d’énergie (scope 1 et 2) ou même celle de leurs fournisseurs (scope 3). Non, il faut plutôt calculer ce que l’on appelle les « émissions financées » ou les « émissions assurées », c’est-à-dire les émissions de CO2 qui ont été rendues possibles grâce aux financements ou aux assurances et prêts accordés. Par exemple, si une banque finance un constructeur de SUV, elle contribue aux émissions de CO2 de ce constructeur.
Le plus gros de la responsabilité climatique des secteurs banque – finance – assurance se situe dans ces émissions financées ou assurées. Pour contribuer à la transition écologique, les acteurs de ces secteurs doivent donc évaluer comment leurs activités contribuent au développement d’activités polluantes ou au contraire d’activités durables. Ils y sont d’ailleurs de plus en plus contraints puisque des réglementations (la SFDR en Europe par exemple) leur imposent de faire le reporting de leur impact carbone. Les banques ou acteurs financiers ou de l’assurance doivent ensuite définir des objectifs pour réorienter leurs activités vers les activités durables, et mettre en oeuvre des stratégies adaptées.
Problème : il est assez difficile de mesurer ces émissions financées ou assurées de façon très précise. Si une banque finance une centrale à charbon, est-elle responsable de toutes les émissions de cette centrale ? Si oui, cela veut-il dire que l’entreprise propriétaire de cette centrale n’est pas responsable de ces émissions ? Et les clients consommant l’électricité ? Faut-il alors compter deux fois, ou trois fois les émissions ? Lorsqu’un investisseur finance un parc immobilier, doit-il être tenu responsable des émissions liées à la construction de ce parc, y compris la production des matières, ou seulement les émissions liées à l’usage des bâtiments ? Pas simple d’être très précis, et donc pas simple de définir des stratégies pour réduire l’impact carbone du secteur, disent les professionnels.
PCAF, NZBA, SBTi : des « pactes » climatiques pour la banque, la finance ou l’assurance
Comme le fait souvent le secteur privé lorsqu’une telle complexité émerge, les acteurs de la banque, de la finance et de l’assurance ont donc créé des pactes, des alliances, des organisations sectorielles pour se mettre d’accord sur des méthodes de calcul permettant d’évaluer leur impact carbone.
Il existe une multitude de programmes dans ce genre. Certains visent à mobiliser les acteurs pour définir des « engagements » climatiques, et notamment des promesses liées à la fameuse neutralité carbone. La Net Zero Banking Alliance (NZBA), ou la Net Zero Insurance Alliance (NZIA), ou encore la Net Zero Asset Manager Initiative (NZAMI), ont ainsi été intégrées à la Glasgow Financial Alliance for Net Zéro, au cours de la COP26. Une galaxie d’organismes privés, placés sous l’égide de Michael Bloomberg, fondateur du groupe financier Bloomberg, et dont l’objectif est de « fournir les outils et les ressources dont le secteur financier a besoin pour mettre en œuvre ses engagements net zéro ».
À ce beau programme s’ajoute des partenariats et initiatives qui visent plus spécifiquement à élaborer des méthodologies de calcul des émissions financées. Parmi eux, les plus connus sont le PCAF (Partnership for Carbon Accounting Financials), le GHG Protocol, ou la TCFD (Task Force on Climate Related Financial Disclosure). Tous gérés par des banques, des acteurs financiers ou des acteurs privés, ces programmes sont supposés servir de référence méthodologique, et apporter un gage de sérieux aux reporting et aux stratégies climatiques des acteurs du secteur.
Des standards et méthodes de calcul discutables
Sauf que ces initiatives, créées et financées par des acteurs du secteur, ont évidemment choisi une approche minimaliste pour le calcul de l’impact carbone de la banque – finance – assurance.
Par exemple, selon les méthodologies du PCAF sur les émissions financées, une banque ne serait pas contrainte d’intégrer les émissions scope 3 des activités qu’elle finance. Elle peut éventuellement les calculer (en option), mais le PCAF recommande de les présenter séparément des émissions financées. Et si elle ne les calcule tout simplement pas, le PCAF recommande qu’elle en justifie les raisons dans son rapport.
Concrètement, cela veut dire qu’une banque pourrait financer un projet immobilier, sans intégrer à son impact climatique les émissions associées à la production des matériaux nécessaires pour construire ce projet immobilier. Or ces émissions scope 3 représentent la majeure partie de l’impact climatique de l’immobilier. En gros, les standards du secteur permettent aux acteurs de ne compter que le minimum. De même, une compagnie d’assurance pourrait assurer une infrastructure de production d’énergies fossiles, sans intégrer les émissions scope 3 de cette infrastructure dans le calcul de ses propres émissions.
Autre problème : celui du « facteur d’attribution » des émissions. D’après les professionnels du secteur, il serait très complexe d’évaluer quelle part des émissions d’un projet sont attribuables au financeur ou à l’assureur. Le secteur a donc choisi, dans le cadre du PCAF, une méthode pour calculer un « facteur d’attribution » des émissions : l’institution financière est responsable d’une part des émissions annuelles du projet financé correspondant au rapport entre l’encours financé de l’institution (numérateur) et le total des fonds propres et de la dette du projet financé (dénominateur). Ce qui lui permet donc de n’être tenu responsable que d’une petite partie des émissions carbone des projets qu’elle finance.
Et c’est la même chose pour les assurances. Par exemple, si une entreprise des énergies fossiles a un chiffre d’affaires annuel de 100 millions de dollars et que ses primes d’assurance s’élèvent à 1 million de dollars, les assureurs n’inclueraient dans leurs émissions que 1% des émissions de l’entreprise. Et ce, alors même que l’entreprise ne pourrait pas fonctionner sans sa couverture.
Des classes d’activité financières oubliées du calcul de l’impact carbone
Les standards du PCAF permettent aussi aux entreprises signataires de ne pas comptabiliser toutes leurs opérations financières dans le calcul de leur impact climatique. Les banques ou les acteurs financiers ont, outre leur rôle de prêteur ou de financeur, le rôle de superviser ou faciliter des transactions de dettes ou de capitaux propres, en s’assurant que la propriété est à la fois légalement exécutée et qu’il existe suffisamment d’investisseurs pour fournir des capitaux. Ces activités de facilitation sont exclues par les standards méthodologiques de reporting climatique du secteur, ou au mieux, elles ne sont inclues que pour les nouveaux clients (sans les opérations passées, donc).
En gros : une banque peut accompagner des sociétés gazières ou pétrolières en matière de prise ferme d’actions, sans que les émissions liées à ces actifs soient intégrées dans son bilan climatique. Pourtant, un rapport de l’association Share Action montrait que ces services financiers représentaient près de 60% des financements accordés aux secteurs des énergies fossiles par les banques européennes. Et que pratiquement aucune banque européenne majeure ne faisait le reporting de ces « émissions facilitées ».
Tout cela permet aux entreprises du secteur de la banque – finance – assurance de n’intégrer au calcul de leurs impacts climatiques que le strict minimum. Et de se départir de leurs responsabilités dans la crise climatique.
Impact climatique : le manque de conformité des signataires
Pire, il s’avère que la majorité des acteurs engagés dans ces « partenariats », ces « alliances » et ces « groupes de travail » ne respectent même pas les standards qu’ils émettent eux-mêmes. D’abord, la plupart des signataires ne publient pas du tout leurs émissions financées. Sur plus de 120 banques membres du PCAF (représentant près de 30 000 milliards d’actifs) moins de 30 (représentant 5 000 milliards d’actifs) avaient calculé et publié leurs émissions financées.
Et sur le respect des méthodes de reporting ? Un rapport mené par l’association 2° Investing Initiative montre qu’aucun des signataires du PCAF n’est pleinement en conformité avec les standards du PCAF, que ce soit en termes de transparence ou de qualité des données climatiques ou des périmètres sélectionnés. En résumé : les standards d’évaluation de l’impact carbone du secteur sont bas (logique puisque ce sont les acteurs qui les définissent eux-mêmes) et malgré tout, ils ne sont pas respectés.
Bref, les multiples acronymes dont se parent les acteurs du secteur, PCAF, GHG Protocol, SBTi, TCFD ou autre, ne semblent pas garantir la fiabilité de leurs informations climatiques. Alors forcément, si les évaluations d’impact climatique des acteurs du secteur sont sous-estimées, on peut raisonnablement penser que leurs engagements climatiques et net-zéro sont eux-aussi insuffisants. Pas étonnant que les rapports indépendants, menés avec des méthodologies solides, montrent que l’activité des acteurs du secteur nous mènent tout droit à +3 voire +5 degrés de réchauffement climatique.
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