La COP16 qui s’est tenue à Cali en Colombie s’est achevée en points de suspension. Les seuls accords ont porté sur un fonds destiné à être alimenté par les grandes entreprises utilisant des ressources génétiques numériques et la mise en place d’un organisme de représentation pérenne des populations autochtones. Des avancées intimement liées entre elles et saluées par les pays du Sud, les ONG et de nombreux observateurs des négociations sur la biodiversité. Mais qui ont sans doute une portée plus géopolitique plus que financière. Enquête.
C’est l’une des réalisations positives les « plus significatives » de la COP16 selon l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI). En novembre, les 196 Etats parties à la Convention des Nations Unies sur la biodiversité (CDB) ont adopté le « fonds Cali ». Un mécanisme multilatéral et innovant de financement qui devrait être abondé par les entreprises utilisant des « séquences génétiques numériques » (DSI) pour élaborer leurs produits comme des médicaments ou des cosmétiques. La présidente de la COP, Susana Muhamad, en avait fait l’un de ces chevaux de bataille. Car derrière ce fonds qui s’appuie sur des données très techniques se cache en réalité un enjeu très diplomatique.
Pour certains observateurs, il s’agissait même d’un deal breaker car le sujet était devenu un tel point de cristallisation qu’il avait des résonances dans d’autres négociations comme celles de la FAO, de l’OMS, du traité sur la haute mer…« Les pays en développement le demandaient avec insistance depuis une quinzaine d’années. Il devenait difficile pour les pays du Nord de ne pas le voter », estime ainsi Alain Karsenty, économiste au Cirad, qui était sur place à la COP16.
Un meilleur partage des richesses issues des ressources naturelles
Ce fonds doit en effet permettre un plus juste partage des richesses entre les utilisateurs de ressources génétiques – généralement les grandes entreprises des pays du Nord – et les pays du Sud, où se trouvent la plupart du temps lesdites ressources naturelles. « Ces données nous échappent, d’autres les utilisent et nous ne nous en rendons pas compte », a ainsi souligné la ministre de l’environnement colombienne Susana Muhamad lors de son adoption. Pour les pays en développement, notamment d’Amérique du Sud, très mobilisés sur le sujet, il s’agit ainsi à la fois de lutter contre la biopiraterie mais peut-être plus largement de « récupérer des opportunités économiques » qui leur échappent en même temps que les données, souligne Alain Karsenty.
Lors de la « COP du Peuple », comme l’a appelé la Colombie, le pays hôte a donc particulièrement bataillé pour arracher l’accord et graver dans le texte que la moitié des revenus perçus par le fonds irait aux peuples autochtones et communautés locales. Ceux-ci sont en effet de plus en plus reconnus comme des gardiens de la biodiversité. Une reconnaissance appuyée par la mise en place lors de cette même COP d’un organe pérenne de représentation pour ces peuples dans les négociations entre Parties sur la biodiversité.
« Bien qu’imparfait et nécessitant des ajustements », le fonds de Cali est un « pas en avant important » pour que les entreprises contribuent « équitablement » à la conservation de la biodiversité, a salué Kirsten Schuijt, la directrice générale du WWF International à la suite de la COP. Pour l’entrepreneuse Carole Tawema, présidente de l’entreprise de cosmétique bio et solidaire Karethic, « il est urgent de mettre en place ce fonds ! Ce n’est que justice car les entreprises qui tirent profit de ces ressources, issues des savoirs ancestraux et qui sont souvent une ressource essentielle pour les populations locales et autochtones, doivent payer ».
Un accord qui ne touche que les grandes entreprises
Selon l’accord adopté lors de la COP16, ce sont toutefois seulement les très grandes entreprises des industries agroalimentaires, cosmétiques, pharmaceutiques ou de biotechnologies qui vont pouvoir abonder ce fonds. Et de façon volontaire. Le texte précise ainsi que sont concernées les entreprises réalisant au moins 50 millions de dollars de ventes et/ou 5 millions de dollars par an et/ou plus de 20 millions de dollars d’actifs par an, en moyenne, au cours des 3 années précédentes (au moins deux de ces critères doivent être réunis). Des seuils qui seront « périodiquement » réévalués, tous les quatre ans environ.
Les Etats se sont mis d’accord sur un abondement à hauteur de 0,1% du chiffre d’affaires ou 1% des bénéfices de ces entreprises. Un pourcentage qui reste « modeste » selon la directrice développement et responsable du pôle biodiversité & économie de l’association Orée, Sylvie Gillet, qui a suivi les négociations de près. Au départ, les Etats du Sud global demandaient 1% du chiffre d’affaires, rappelle-t-elle. Surtout « le partage équitable des bénéfices issus de la biodiversité, c’est le troisième pilier de la CDB. Malheureusement nous n’avons toujours pas trouvé le moyen de le faire. Et cet enjeu est devenu le symbole d’un monde multipolaire qui ne parvient pas à s’entendre », analyse–t-elle.
De fait, le Protocole de Nagoya adopté en 2010 par le CDBi prévoyait un partage monétaire et non monétaire pour chaque usage du vivant non humain (plantes, bactéries, animaux, champignons…) physiques par des Etats ou des entreprises. Mais le mécanisme, trop complexe et aux mains des pays, n’a pas donné les fruits escomptés. Cela « n’a rien rapporté aux pays du Sud », estime ainsi Alain Karsenty. Il s’avère de plus obsolète : fini le temps où les scientifiques allaient chercher la stévia au cœur du Paraguay pour fournir l’industrie agroalimentaire ou une étoile de mer au Japon pour élaborer un traitement antirétroviral contre le VIH. Depuis les années 90 et plus encore depuis les années 2010, ils trouvent de plus en plus leur bonheur dans les bases de données qui séquencent numériquement leurs données (des milliards de séquences d’ADN ou d’ARN). Ces bases, alimentées par des chercheurs du monde entier sont souvent libres d’accès, y compris pour les entreprises occidentales…qui peuvent en retirer d’importants revenus.
Des outils de recherche de plus en plus sophistiqués et qui manquent de traçabilité
« Une grande partie de l’information génétique contenue dans ces bases de données provient des pays en développement mais c’est surtout dans les pays riches et industrialisés que ces technologies sont déployées », souligne Neville Ash, directeur du Centre mondial de surveillance de la conservation, dans un entretien publié sur le site du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Problème : il est presque impossible d’avoir une traçabilité de ces données : les contributeurs donnent un minimum d’information sur ce qu’ils déposent, mais pas les conditions dans lesquelles les séquences ont été obtenues.
« La majeure partie des séquences génétiques numérisées est accessible gratuitement et sans aucun contrôle via des bases de données publiques qui ne requièrent ni l’identification des utilisateurs, ni l’acceptation de conditions générales comme la signature d’accord de partage des avantages à l’entrée ou à la sortie de ces bases », souligne une publication de l’IRD de l’économiste de l’environnement Catherine Aubertin et du généticien Jean Louis Pham sur « L’accès et le partage des avantages (APA) face à la numérisation du vivant ». De nombreuses entreprises se sont ainsi engouffrées dans ce vide juridique et profitent de ces bases de données monumentales qui correspondent aussi à un idéal scientifique de « sciences ouvertes » en faveur protection biodiversité.
Alors que plusieurs pays comme le Brésil, l’Argentine ou l’Ethiopie ont commencé à produire leur propre législation, le besoin d’un accord multilatéral s’est donc fait de plus en plus pressant. Depuis plusieurs mois, certains pays comme la France ont donc réuni un tour de table avec industriels et chercheurs pour élaborer leur position. Avant Cali, quatre étaient sur la table : l’une plus axée sur une taxe sur les produits, l’autre plus sectorielle, avec une version volontaire et l’autre contraignante. C’est finalement un mix qui a été adopté, en choisissant la voie d’une contribution volontaire, comme le demandaient instamment les industriels par la voie des représentants des Etats occidentaux, européens notamment. Mais Catherine Aubertin reste circonspecte : « ce fonds Cali concerne toutes les grandes entreprises qui utilisent des DSI, que les entreprises ou que la provenance des séquences proviennent de pays du Nord ou du Sud ! bref, c’est juste une taxe « volontaire » sur les grandes industries qui touchent aux biotechnologies… »
Plusieurs dizaines de milliards de dollars pour protéger la biodiversité ?
Si les entreprises contribuent à hauteur de ce qui a été acté dans l’accord, le fonds pourrait devenir l’un des « plus gros fonds de conservation de la biodiversité du monde » selon The Guardian. Les revenus des secteurs concernés sont estimés à plus de 1500 milliards de dollars en 2024 et pourraient atteindre 2 300 milliards en 2030, met en avant l’IDDRI. Selon les calculs du PNUE, la collecte annuelle de ce fonds pourrait ainsi « s’élever à plusieurs dizaines de milliards de dollars », assure Neville Ash.
En France, les fédérations et entreprises concernées disent n’avoir « aucun problème pour contribuer » au partage des avantages issus des DSI. C’est en tout cas la position officielle de la Fédération des Entreprises de la Beauté (Febea) ou de celle du médicament (Leem). « Seulement, le mécanisme reste flou, mais il faut un dispositif qui ne soit pas dissuasif vis à vis de l’innovation en Europe et le mécanisme reste flou même après Cali« , souligne Ariane Galaup, directrice recherche clinique du Leem. Les documents officiels sur l’accord ne sont toujours pas publiés et les industriels attendent notamment des précisions de la part du gouvernement qui doit mettre en place le mécanisme. « On ne sait pas encore de quelle manière les entreprises vont pouvoir abonder », confirme Sabrina Capon, écologue et manager biodiversité Ecoact. Ni quels sont les montants réellement en jeu.
La question de l’information de séquençage numérique (DSI) « vient toucher quelque chose de très important pour les secteurs concernés mais sans définir clairement ni ce qui constitue la notion de DSI (l’ADN, l’ARN, autres métabolites ?), ni le périmètre de contribution – il est indiqué que les secteurs qui bénéficient directement ou indirectement de leur utilisation sont concernés. En réalité, 80% du mécanisme reste à définir », assure Edouard Champaud, responsable carbone & biodiversité à la FEBEA.
Ce sera aux Etats de définir son application au niveau national. Or « l’accord ne prévoit que peu de mécanismes d’application, voire aucun, ce qui signifie que les nations doivent se faire confiance pour tenir leur promesse de persuader les entreprises de payer », souligne le Washington Post. Il faudra donc « peut-être attendre des années avant que l’argent ne soit effectivement versé au fonds », précise le quotidien américain. De fait, on peut s’attendre à ce que la mise en place du fonds dure environ deux ans. De son côté, la France et l’Union européenne n’envisagent pas de réglementation à ce sujet, juste des incitations à contributions financières, a indiqué le gouvernement aux entreprises. On entre donc dans la deuxième phase de lobbying et les industriels semblent surtout pressés de gagner du temps.
Quelle contribution réelle des entreprises ?
Au sein du Groupe Pierre Fabre, Stéphane Laclau, responsable des projets techniques et scientifiques, se questionne sur ce mécanisme qu’il définit comme « volontaire-contraint ». Quelle est la marge d’action sur les montants ?, s’interroge-t-il. « Si l’on parle des revenus de produits spécifiques c’est OK. Si l’on parle de l’ensemble du CA de notre branche dermocosmétique par exemple, c’est prohibitif », s’alarme-t-il. Un rapide calcul permet d’aboutir autour de 1,5 million d’euros par an.
« A l’échelle d’une entreprise ça peut être énorme. Il nous faut mesurer les conséquences, d’autant plus que l’utilisation des DSI est très variable au sein du secteur », abonde Edouard Champaud. « Les deux prochaines années seront cruciales pour étudier les impacts que la décision pourrait avoir, notamment en termes de compétitivité », explique-il. En clair, pour les entreprises, si les montants sont « raisonnables », elles contribueront. S’ils sont jugés trop importants…ce sera plus compliqué.
Pourtant, les sommes issues de la vente de certains produits utilisant les DSI sont elles-mêmes particulièrement importantes. Le vaccin contre la Covid-19 développé par Moderna a généré plus de 30 milliards de dollars. « Les investisseurs ont été payés mais la nature, elle n’a pas reçu de dividendes », souligne le site spécialisé sur la biodiversité Mongabay. Ni les pays dont l’essence utilisée était issue. Et encore moins les populations locales.
De son côté, le Leem veut tempérer les ardeurs : attention à ne pas faire « miroiter trop d’espoirs » car tous les médicaments n’en sont pas non plus issus, insiste ainsi la fédération française du médicament. Un point que partage aussi Catherine Aubertin qui souligne « le mythe de l’or vert qui nourrit bien des espoirs déçus et les accusations de la biopiraterie ».
Des certificats pour les entreprises contributrices ?
La « prudence » des grandes entreprises fait bondir Carole Tawema. « A partir du moment où une entreprise utilise des ressources essentielles pour les populations et qu’on touche au vivant, les entreprises devraient payer », estime-t-elle. Elle en veut pour preuve le modèle de Karethic dont l’ingrédient de base est le karité bio du Bénin : « 30% pour l’entreprise de cosmétique, 30% pour fournisseurs et 30% pour femmes productrices. Notre modèle prouve que c’est possible de bien rémunérer, et nous sommes une petite entreprise », souligne-t-elle. Un modèle que ne semble toutefois pas prêt d’adopter la majorité des grandes entreprises.
Plusieurs entreprises ont déjà demandé un report d’un à deux ans pour l’application du mécanisme du fonds Cali, le temps notamment de réaliser des études d’impact comme le demandent les fédérations d’entreprises. L’industrie met ainsi en avant la crainte d’un impact négatif sur l’innovation mais aussi de la « concurrence déloyale » des entreprises américaines notamment puisque le pays, qui abritent les bases de DSI parmi les plus importantes du monde et de nombreuses grandes sociétés utilisatrices, n’est pas Partie de la CDB.
L’incitation à contribuer pourrait venir d’une valorisation de l’abondement de ces fonds, propose ainsi Sabrina Capon. « On sent une envie des entreprises de contribuer au fonds« , assure-t-elle. Mais on pourrait leur donner un coup de pouce « en valorisant leur action, par exemple avec des certificats (ce qui est effectivement envisagé, ndlr) à la clé et une transparence sur les projets financés », estime-t-elle. La réglementation européenne sur le reporting de durabilité (CSRD) pourrait aussi les inciter à aller dans ce sens, soulignent les économistes Catherine Aubertin et Alain Karsenty. De cette façon, « les pionniers vont pouvoir dire ce qu’ils font », se réjouit Sylvie Gillet. « Mais les entreprises préfèreront peut-être investir dans des projets, dont elles connaissent les objectifs et maîtrisent le contenu, plutôt que d’investir dans un fonds qu’elles ne maîtrisent pas », nuance Alain Karsenty.
Une goutte d’eau face au besoin de financement de la biodiversité
Si les entreprises pourraient finalement y voir un intérêt, la biodiversité et les pays qui la voient s’éteindre vont-ils en profiter pour financer des actions de conservation ou de restauration? A l’échelle des besoins, les sommes en jeu via le fonds de Cali semblent en réalité bien faibles. Les dernières études de référence estiment les besoins financiers à 200 milliards de dollars par an pour atteindre le seul objectif de protéger 30% des terres et mers de la planète d’ici 2030, acté par l’accord de Kunming-Montréal. Et plus largement, la Banque Mondiale estime qu’il faudrait 700 milliards de dollars par an d’ici 2050 pour préserver la biodiversité.
L’accord sur le fonds Cali -et globalement les autres « mécanismes innovants de financements », à la mode pendant les dernières COP biodiversité et climat- comme les crédits biodiversité, carbone ou le fonds des forêts tropicales proposé par le Brésil (TFFF), ne doivent donc pas devenir l’alibi ou une sorte de paravent à l’échec des négociations qui n’ont pu être menées à terme sur le fonds destiné à soutenir les pays en développement dans le cadre mondial pour la biodiversité (GBFF).
Le fonds de Cali peut être vu comme une victoire des pays du Sud qui en ont fait une arme de guerre économique et diplomatique pour se battre contre l’accaparement de la valeur, les pratiques d’appropriation du vivant et de gouvernance de la biodiversité numérisée au profit des pays les plus riches. Mais comme le soulignent plusieurs experts, il reste surtout à s’accorder sur d’autres solutions de financement encore taboues ou qui font désormais figures de serpents de mer comme le fait de réduire les subventions néfastes à la biodiversité (2,5% du PIB mondial en 2023 selon Earth Track) et la réduction des pressions exercées par nos activités économiques sur le vivant.
Illustration : canva