Quelles différences y a-t-il entre l’économie sociale et l’économie solidaire ? Qu’est-ce qui distingue l’ESS du reste de l’économie ? Quelles structures économiques appartiennent à cette famille ? Quelles sont les limites et dérives de ce modèle ? Tentons de répondre à ces questions.
L’ESS. Ces 3 lettres désignent une branche de l’économie où les gains financiers sont considérés non comme une fin, mais comme un moyen pour permettre l’activité de l’entreprise. Cet autre mode d’entreprendre attire de nombreux travailleurs. L’ESS en France, c’est 2,5 millions de salariés représentant 12,7% des emplois privés cumulés en métropole et outre-mer, soit 10 fois plus que dans l’industrie automobile par exemple. C’est aussi 10% du PIB national et 24% de nouveaux emplois créés depuis 2000.
Pourtant, malgré son poids dans l’économie française, le projet de l’ESS est souvent banalisé alors même qu’il pourrait beaucoup apporter aux réflexions actuelles sur l’objet social des entreprises, et sur les modes de régulation économique. Alors tentons d’analyser ce secteur particulier en 4 questions, pour comprendre ses forces, ses failles, et essayer d’imaginer l’avenir de l’ESS.
1. Economie sociale, économie solidaire : quelles différences ?
S’il s’agit de deux notions bien distinctes au départ, elles sont aujourd’hui regroupées pour former la grande famille de l’ESS. Commençons par faire un rapide détour historique afin de comprendre la naissance de ce concept global.
Si la loi Hamon de 2014 a posé des bases législatives concernant l’ESS en France, l’émergence des coopératives, mutuelles mais aussi des associations qui la composent est en réalité bien plus ancienne. On peut remonter au XVIIIe siècle pour voir apparaitre les premières coopératives, en réaction aux impacts négatifs du capitalisme industriel. Elles allient à la fois une dimension sociale, économique et politique. La pauvreté, les inégalités, les mauvaises conditions de vie et de travail ou encore le manque de démocratie caractérisent la vie des ouvriers qui cherchent d’autres modes d’organisation et d’entreprendre, différents de l’économie capitaliste.
La loi Le Chapelier interdit en 1791 tout regroupement en corps intermédiaires, mais ces entreprises appartenant à l’économie sociale se développent de nouveau à partir du XIXe siècle. Elles prennent la formes de coopératives, mutuelles, associations, puis de fondations ou, depuis 2014, de sociétés commerciales d’utilité sociale sous certaines conditions.
L’économie solidaire nait plus tardivement, dans les années 1980, dans un contexte de crise sociale : l’État et les syndicats qui réglaient jusqu’alors le bien-être social ne peuvent plus faire face à l’ensemble des problématiques. La surexploitation des ressources naturelles, la déconnexion de la finance face à la valeur, l’explosion des inégalités sont autant de sujets qui font entrer le système capitaliste dans une crise de légitimité. La volonté de créer une économie plus humaine donne naissance à l’économie solidaire, caractérisée par des initiatives collectives telles que le commerce équitable, la finance solidaire ou encore l’insertion par l’activité économique, pour lutter contre les problématiques sociales de l’époque – chômage, pauvreté et exclusion en tête.
Le concept générique d’économie sociale et solidaire englobe donc à la fois les différents statuts, mais aussi les valeurs et le projet de ces entreprises.
2. Gouvernance, performance financière : qu’est-ce qui différentie les entreprises de l’ESS de l’économie classique ?
La loi Hamon de 2014, en édictant un certain nombre de règles auxquelles doivent répondre les entreprises de l’ESS, a clarifié les contours de ce secteur englobant des structures très variées. On retrouve entre autres les grands principes suivants :
L’association et la participation des parties prenantes
La question de la gouvernance est centrale au sein des entreprises de l’ESS. Selon la loi, elles doivent avoir « une gouvernance démocratique, définie et organisée par les statuts, prévoyant l’information et la participation, dont l’expression n’est pas seulement liée à leur apport en capital ou au montant de leur contribution financière, des associés, des salariés et des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise ».
Le modèle de l’ESS ne repose pas sur la gouvernance actionnariale, où le pouvoir est entre les mains de ceux qui détiennent le capital. Ici, le pouvoir détenu est décorrélé du nombre de parts en capital possédées par les individus, lorsqu’un capital existe. On est dans un mode de gouvernance participatif dans lequel chaque sociétaire est censé avoir le même pouvoir selon le principe “une personne, une voix”. Les salariés et les parties prenantes aux réalisations de l’entreprise sont intégrées au processus décisionnel. Cette gouvernance dite partenariale a notamment pour but de favoriser la prise en compte des enjeux sociaux et sociétaux.
Autrement dit, dans cette perspective, l’entreprise de l’ESS ne doit pas seulement créer de la valeur pour les actionnaires (ce que Robert Edward Freeman, dans son ouvrage Strategic management: a stakeholder approach (1984), appelle la shareholder value) mais pour l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise (stakeholder value). Pour lui, une partie prenante désigne « un groupe ou un individu pouvant affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de l’organisation ».
Une réflexion sur la performance financière et la redistribution des bénéfices/excédents
Le rapport au gain financier et à la rémunération du capital est un point de divergence entre les entreprises de l’économie sociale et solidaire et les entreprises classiques.
Les entreprises appartenant à l’économie classique sont dites à but lucratif. Leur objectif principal est la recherche de performance financière. Les bénéfices générés peuvent être distribués, à travers la rémunération des actionnaires (via les dividendes), ou la rémunération supplémentaire des salariés (bonus, primes d’intéressement, etc.). L’entreprise peut aussi épargner cet argent pour renforcer ses capitaux propres (on dit qu’elle le met en réserve) ou choisir de ne pas affecter cet argent : c’est le report à nouveau.
Notons également que des contraintes légales s’imposent quant à la redistribution de ces bénéfices. Les sociétés à responsabilité limitée et les sociétés par actions doivent affecter 5% du bénéfice net de l’exercice à une réserve légale, qui est obligatoire, jusqu’à ce que celle-ci atteigne 10% du capital social. Si les statuts de l’entreprise prévoient la constitution d’une réserve statutaire, alors une partie des bénéfices, selon le montant de dotation fixé, doit être affectée à cette réserve. Cela permet à la société de conserver un certain niveau de fonds propres. Une réserve facultative peut également être constituée, à la discrétion des associés.
Les entreprises de l’économie sociale et solidaire se distinguent de l’économie classique par leur absence de lucrativité (le cas des associations par exemple) ou leur lucrativité limitée (les mutuelles et les coopératives : la rémunération des parts sociales, c’est-à-dire des titres de propriété sur le capital d’une entreprise, est limitée). Elles peuvent mener une activité commerciale, et donc potentiellement réaliser des bénéfices, mais ils doivent être avant tout placés au service de l’activité de l’organisation. Ils sont uniquement un moyen au service d’une fin qui est l’activité de l’entreprise.
Et puis, de la même manière que les entreprises classiques, lorsqu’une organisation de l’ESS réalise des gains financiers, elle va ensuite les affecter. Sauf que les conditions d’affectation des bénéfices sont beaucoup plus strictes. Au moins 50% des bénéfices de l’exercice doit être affecté au report à nouveau, ainsi qu’aux réserves obligatoires. Autrement dit, ils sont réinvestis dans l’organisation et contribuent au développement de l’activité dans une perspective de long terme.
Dans le cas des entreprises de l’ESS, la constitution d’une réserve statutaire est obligatoire et est appelée “fonds de développement”. Au moins 20% des bénéfices doit y être affecté. La loi Hamon stipule également que les réserves obligatoires sont impartageables et ne peuvent pas être distribuées. Quant aux opérations d’amortissement et de réduction du capital, elles sont très encadrées. Enfin, si la loi Hamon retient le terme de “bénéfices”, on préfèrera le terme “d’excédents” en comptabilité en ce qui concerne les entreprises non lucratives.
L’application de ces principes de gestion financière a des avantages, soulignés par Jérôme Blanc, professeur des universités à Sciences Po Lyon :
L’absence de lucrativité, ou son contrôle strict, permettent de mieux respecter les intérêts de l’ensemble des parties prenantes et d’envisager de façon plus sereine ses interactions avec l’environnement (la société et l’écologie), loin de la pression d’investisseurs soucieux d’obtenir un retour sur investissement rapide et à un niveau élevé.
Jérôme Blanc, dans un article intitulé « Responsabilité sociale des entreprises et économie sociale et solidaire: des relations complexes » (janvier 2008)
Les apporteurs de capitaux sont considérés comme des parties prenantes parmi d’autres. Par ailleurs, le fait que les réserves obligatoires soient impartageables et non distribuables permet de préserver la finalité sociale de l’organisation.
Pour autant, il souligne aussi que ces principes de gestion financière compliquent l’accès au capital nécessaire pour développer une activité. Venons-en donc aux limites de l’ESS.
3. Quelles sont les limites de l’économie sociale et solidaire ?
Poids de la concurrence, pression financière, dérives managériales… L’ESS aussi connait ses faiblesses qu’il convient d’analyser pour mieux appréhender le secteur dans son ensemble.
Des entreprises de l’ESS tentées de faire le strict minimum
Les règles ne font pas tout. S’il est vrai que les entreprises de l’ESS doivent se soumettre à un certain nombre de règles statutaires formelles offrant des garanties en matière de responsabilité sociale et sociétale, cela n’empêche pas des entreprises classiques de faire preuve de plus d’efforts en la matière que les entreprises de l’ESS, qui peuvent se borner aux règles statutaires.
Alors que certaines entreprises classiques dont la ou les marques sont largement connues du grand public peuvent être en pointe en déployant de grands efforts (pour, par exemple, contrôler les conditions de l’activité de nombreux sous-traitants), rappelle ainsi Jérôme Blanc, des entreprises d’économie sociale peuvent au contraire en rester aux strictes règles auxquelles elles sont tenues sans même chercher à les faire vivre véritablement (par exemple, en matière de participation démocratique des sociétaires ou des adhérents) et sans se poser les questions que les grandes entreprises soumises au regard public sont aujourd’hui contraintes de se poser.
Le professeur de sciences économiques souligne en outre que la majorité des règles statutaires ne concernent même pas les questions environnementales, alors qu’elles constituent une des trois bases de la RSE.
Il s’agit donc de faire vivre le projet véritablement. Si l’on pousse la logique encore plus loin, on peut affirmer que le fait de soutenir le projet peut prévaloir sur l’existence de règles qui n’apparaissent même plus comme une nécessité, un prérequis. On en voit l’illustration avec certaines (rares) entreprises classiques qui s’orientent d’elles-mêmes vers une gouvernance démocratique.
Les dérives productivistes et managériales : l’exemple de plusieurs grandes coopératives agricoles ou laitières françaises
On peut aussi mettre en lumière la difficulté des entreprises de l’ESS à faire vivre le critère de la gouvernance participative et démocratique lorsqu’elles grossissent et font des profits. C’est le cas de plusieurs grandes coopératives agricoles ou laitières françaises qui, au-delà du critère de la gouvernance, sont aussi accusées de verser dans une logique productiviste et de recherche de gains financiers toujours plus importants, contribuant à faire disparaître le modèle coopératif d’origine.
C’est ce qu’explique Eric De La Chesnais, dans un article pour Le Figaro (2015), en écho aux crises du lait et du porc :
Créées dans l’optique de mutualiser la vente des productions et des achats, les coopératives agricoles sont devenues des géants qui tirent les prix vers le bas.
Concrètement, la très grande taille de ces entreprises éloigne le pouvoir de décision du niveau local. Des technostructures apparaissent, et le pouvoir échappe aux coopérateurs, ce qui érode le principe de gouvernance démocratique et participative. L’idéal coopératif de départ est également mis à mal lorsque les coopératives tirent les prix vers le bas, et mettent les agriculteurs et exploitants en situation de précarité, tandis qu’elles affichent de bons résultats financiers. Certaines coopératives vont jusqu’à fusionner entre elles, ou racheter des entreprises privées, afin de poursuivre leur croissance, à l’instar de ce qui est pratiqué dans l’économie classique. Cette tendance à l’homogénéisation des formes d’organisation économique selon les caractéristiques des sociétés anonymes témoigne de la difficulté de l’ESS à s’imposer et faire vivre ses valeurs initiales dans le système économique capitaliste dominant.
Les entreprises de l’ESS les plus exposées à la concurrence du secteur marchand vont ainsi chercher à s’adapter à leur environnement en adoptant un comportement économique rappelant des similitudes avec celui des entreprises classiques. « La logique réactionnelle qui explique la naissance des organismes d’économie sociale (contre les effets du capitalisme) s’atténue au profit d’une logique d’adaptation fonctionnelle à ce mode de production” explique le sociologue et économiste Jean-Louis Laville dans son livre L’économie solidaire : une perspective internationale, 2000 (p.20).
Concrètement, des pratiques de gestion basées sur la logique de rentabilité prennent le pas sur des valeurs comme la solidarité ou l’égalité de traitement entre sociétaires. Le cas de certaines coopératives agricoles qui excluent leurs adhérents les moins performants en est une illustration.
Plus qu’une modification des pratiques de l’ESS, cette concurrence accrue conduit jusqu’à des “décoopérativisations” et “démutualisations”, paroxysme de la dérive de l’entreprise de l’ESS vers la société commerciale classique. Il s’agit du processus par lequel des coopératives et mutuelles changent de statut juridique pour devenir des sociétés cotées (c’est-à-dire que tout ou une partie de son capital, divisé en actions, est échangeable sur un marché financier). Cela se produit lorsque des entrepreneurs classiques reprennent les projets de l’ESS lorsqu’elles sont en bonne santé financière et qu’ils pensent pouvoir les rendre encore plus rentables.
Le dévoiement du modèle de l’ESS face aux difficultés de financement
Jusque dans les années 1960, les entreprises de l’économie sociale parvenaient à s’autofinancer via le bénévolat par exemple, ou avaient recours à des ressources non monétaires avec les aides publiques. Puis peu à peu, l’effet couplé de la mondialisation entraînant notamment une concurrence plus forte, et du désengagement de l’État et des collectivités territoriales dans l’aide aux entreprises a poussé ces dernières à trouver de nouvelles sources de financement afin de faire face aux difficultés financières.
On assiste alors à une hybridation des ressources de l’ESS. Certaines entreprises vont notamment chercher des fonds sur les marchés financiers. C’est le cas des coopératives par exemple, qui s’ouvrent alors à des investisseurs non coopérateurs. Or, la participation des partenaires à l’activité constitue l’identité même du secteur de l’ESS.
Le recours à des capitaux extérieurs venant de la finance privée accentue de fait l’exigence de rentabilité des activités de l’entreprise. Cela fait écho au projet Big Society de David Cameron, avec l’idée de mobiliser la finance privée au service de projets non lucratifs via la création d’une “Big Society Bank”, mais de soumettre l’octroi de fonds à des impératifs de résultats et de rendement, ce qui n’est pas sans conséquence pour les travailleurs sociaux.
On peut identifier deux conséquences principales à cette transformation : la rupture du principe de “double qualité”, théorisé par Vienney selon lequel les associés sont également des usagers du service fourni par l’entreprise, et la logique de rentabilité qui devient de plus en plus importante par rapport à la qualité.
Ces modifications des pratiques des entreprises de l’ESS répondent globalement à une même logique : celle d’assurer leur survie dans un contexte de concurrence accrue et de pression financière. Ce qui nous conduit à une dernière question sur le futur de l’ESS.
4. Quel avenir pour l’ESS ?
Après cet examen des atouts mais aussi des limites et dérives de l’ESS, on peut se questionner sur le futur de ce secteur. Entre des initiatives récupérées par les pouvoirs publics pour être généralisées, mais aussi la banalisation de l’ESS liée à sa méconnaissance ou encore son instrumentalisation, on peut considérer l’avenir de l’ESS dans une triple perspective.
Une récupération de l’ESS
Notamment lorsque les initiatives privées mises en place par l’ESS sont récupérées et généralisées, profitant ainsi à tout le monde. C’est le cas par exemple des sociétés de secours mutuel mises en place au XIXe siècle pour lutter contre les risques auxquels étaient soumis les travailleurs. C’est ensuite l’État qui les a récupérées, donnant lieu à la création de la Sécurité Sociale.
Une banalisation de l’ESS
De manière plus globale, l’ESS a du mal à faire reconnaitre ses spécificités et se retrouve souvent minimisée, banalisée. Et ce, souvent par méconnaissance de son projet. Il y a une tendance à réduire l’apport de l’ESS à la seule question de la participation des salariés à la gouvernance, ou à penser que l’ESS est incompatible avec la conduite d’une activité commerciale. Pourtant, on l’a vu, l’ESS ne limite pas les gains financiers, mais leur appropriation individuelle, afin de préserver la finalité sociale de l’entreprise sur la recherche d’un intérêt économique individuel.
Dans ce contexte, l’ESS n’a que peu irrigué les réflexions sur les pratiques organisationnelles ou sur l’objet social de l’entreprise, par exemple dans le cadre de la loi Pacte de 2019. On peut donc regretter que ces réformes législatives ne soient pas l’occasion de créer des synergies entre ces deux modes d’entreprendre.
Au-delà de sa non prise en compte, des voix se sont également élevées face aux évolutions apportées au secteur dans le cadre de la loi Hamon. En effet, la loi relative à l’ESS a été décriée par certains car il est désormais possible pour des sociétés commerciales répondant à plusieurs conditions de faire partie de la famille de l’ESS. C’est en tous cas un grand bouleversement du modèle tel qu’il a été construit à l’origine, c’est-à-dire un projet à la fois économique et politique, contre les effets du capitalisme.
Ces évolutions législatives viennent bousculer les entreprises de l’ESS. Elles peuvent toutefois constituer une occasion pour elles de se régénérer en réaffirmant leurs valeurs et leurs spécificités.
Une instrumentalisation de l’ESS : le cas de l’utilisation de l’ESS dans le cadre de démarches RSE
L’ESS est également confrontée à un risque, voire une dynamique déjà à l’oeuvre selon certains : l’isomorphisme institutionnel. Cette notion renvoie à l’éloignement de l’ESS de son projet initial, de ses fondements historiques. C’est dans ce contexte que les partenariats noués entre entreprises classiques et entreprises de l’ESS sont décriés par plusieurs.
Les partenariats noués entre entreprises classiques et entreprises de l’ESS sont très variés, et sont mis en place pour de nombreux motifs. Les entreprises de l’ESS en retirent un avantage essentiellement sur deux plans.
Au niveau financier d’abord, car le fait de s’associer à des entreprises classiques leur procure des fonds nécessaires à leur fonctionnement. Et puis, ces partenariats s’inscrivent dans la philosophie de certaines ONG, qui souhaitent tendre la main à ces entreprises désireuses d’améliorer leurs pratiques, ou encore représenter la société civile. Mais ce n’est pas la vision de toutes les ONG. Elles sont par exemple partagées sur la question de la participation des ONG et fondations d’utilité publique au forum économique de Davos, qui réunit chaque année des représentants politiques, des milliardaires, des grands patrons d’industrie, entre autres. Certaines ONG y voient l’occasion de faire entendre des messages forts, tandis que pour d’autres, elle n’est que cynisme et ne conduit à aucun changement de comportement.
Être partenaire pour un temps avec des pouvoirs économiques est donc sujet à débat au sein même des ONG et fondations. Les personnes qui sont contre vont mettre en avant une série d’arguments.
Elles remettent d’abord en question l’efficacité de ces partenariats. Côté ESS, la dépendance financière engendrée par ces partenariats limiterait leur capacité critique. Et du côté des entreprises classiques, elles dénoncent le manque de sincérité de leurs engagements. “L’explosion de la communication sur la RSE produit des externalités négatives, explique Nadine Richez-Battesti, maîtresse de conférences en sciences économiques à Aix-Marseille Université, elle apparaît comme un instrument de notabilité pour l’entreprise tandis que se multiplient les situations où ces mêmes entreprises ou d’autres, contournent les droits sociaux ou en limitent le développement, refusent de prendre en compte effectivement une dimension sociale et environnementale de l’activité et considèrent les hommes et les femmes au travail comme des facteurs de production coûteux dont il importe de réduire la charge”.
Ainsi, en s’associant avec des entreprises dont la démarche RSE n’est pas sincère, ces entreprises de l’ESS prennent le risque d’être utilisées comme une caution par les entreprises, et de s’éloigner de leurs valeurs et principes originels. “Par cette dynamique, la RSE impose au modèle français d’économie sociale et solidaire une hybridation avec la montée d’organisations “not for profit” en un sens anglo-saxon, détaille Jérôme Blanc, des organisations sans but lucratif, gérées de façon professionnelle, qui ne visent pas la production de biens ou de services (que ce soit ou non en concurrence), mais qui, sur la base d’une affirmation d’un objectif d’intérêt collectif, servent de catalyseur aux démarches de RSE des entreprises lucratives”.
Plus largement, la question de la mobilisation des ressources financières ou encore le poids des logiques de concurrence s’inscrivent parmi les principaux facteurs pouvant conduire à ce risque d’isomorphisme institutionnel.
L’ESS, un modèle de « RSE intégrée »
L’engouement pour l’ESS témoigne d’une recherche d’alternatives au modèle économique dominant et à l’organisation de la production. « Sans être parfaitement exemplaire ni toujours irréprochable, l’ESS a su expérimenter là où ni les pouvoirs publics ni les entreprises classiques n’en ont été capables, en portant une vision de l’entreprise basée sur des pratiques organisationnelles qui pourraient soutenir les actuelles réflexions sur la refonte de l’entreprise » appuient les auteurs de cet article intitulé « Repenser l’entreprise de l’ESS à l’aune de la RSE et de la loi Pacte ».
En particulier, les auteurs insistent sur l’ESS comme modèle intéressant de « RSE intégrée » – notion développée par Alain-Charles Martinet et Marielle A. Payaud – dans la mesure où les enjeux sociaux et sociétaux sont intégrés au fil de l’activité. Elle mêle les logiques sociales, sociétales et économiques pour donner à voir une performance « globale » de l’entreprise. C’est notamment en ce sens que l’ESS pourrait alimenter les réflexions autour de nos pratiques économiques actuelles et le rôle des entreprises. Les entreprises de l’ESS peuvent par exemple aider à penser l’entreprise de l’économie classique autour d’un projet collectif porté par une série de parties prenantes qui va au-delà des actionnaires, ou par la réorganisation du Conseil d’administration comme lieu de démocratie, etc.
Ainsi, favoriser le développement de l’ESS via l’octroi de financements additionnels, faire connaître plus largement le secteur via l’enseignement de l’économie sociale dans les grandes écoles mais aussi encourager les synergies entre l’ESS et l’économie classique semblent s’inscrire parmi les principaux enjeux pour l’ESS demain.
Photo par Hannah Busing depuis Unsplash