Face à la crise écologique mondiale, certains se demandent s’il faut attribuer une valeur aux écosystèmes dans lesquels nous vivons… Pour les tenants de cette option, cela permettrait de convaincre le monde économique de se pencher davantage sur la protection de la biodiversité. Mais comment le faire ? Est-ce possible d’attribuer une valeur au vivant ? Et est-ce seulement souhaitable ? 

Peut-on donner un prix à un hectare de forêt, de marais, de jardins, de lacs, ou de dunes ? Sur quelles bases s’appuyer pour définir le montant de cette valeur ? Est-ce les ressources que l’écosystème offre ? Sa diversité biologique ? Sa beauté ? L’attache émotionnelle, spirituelle ou religieuse qu’on lui porte ? 

« Depuis la ‘grande accélération’ (c’est à dire depuis 1950*) notre société invisibilise complètement le rôle de la nature dans l’économie », explique Gilles Kleitz de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) lors d’une table ronde sur la valeur des services rendus par la nature au rendez-vous annuel de la RSE Produrable. 

Lorsqu’une ressource est épuisée à un endroit, il ne reste qu’à l’extraire ailleurs. Telle était la logique jusqu’à présent. Mais cette logique s’épuise elle aussi. À raison car un écosystème donné ne peut être remplacé par un autre. Mais ce qui change la donne au niveau économique, c’est qu’avec la disparition des écosystèmes, ce sont les activités des entreprises qui subissent le coup de la crise écologique. 

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Des vivants sans valeur réelle

Comme le rappelle l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), le GIEC de la biodiversité, dans un rapport sur les « services écosystémique » (c’est à dire les services d’approvisionnement, de régulation, de bien-être… réalisés par la faune, la flore et les écosystèmes), 14 catégories de contributions sur 18 développées par l’IPBES sont sur le déclin. Concrètement, cela signifie la diminution de « services » aussi essentiels que la régulation de la qualité de l’eau douce, de la protection des sols ou de la pollinisation.

La valeur économique de ces « services écosystémiques » est chiffrée à 140 000 milliards de dollars chaque année par les travaux de synthèse de l’OCDE, soit près de 1,5 fois le PIB mondial. Une valeur monumentale, qui demeure pour Gilles Kleitz bien loin de la représentation réelle des Vivants. « La valeur est un instrument d’équivalence qui est très réducteur, précise le directeur adjoint à la science de l’IRD, la Nature n’est pas complètement quantifiable.1 000 hectares de forêt amazonienne, ce n’est pas simplement 1 000 fois un hectare de forêt amazonienne. C’est bien plus que cela ». 

Pour l’ingénieur agronome, la valeur de la nature et son instrumentalisation progressive dans l’économie posent encore de nombreuses difficultés. D’abord, les instruments et les métriques environnementaux sont encore « imparfaits » et « très peu mobilisés par le politique et le monde économique ». L’IPBES constate dans un autre rapport sur la valeur de la nature que moins de 5% des décisions politiques dans le monde prend en compte les différentes valeurs de la nature présente dans la littérature scientifique. Et le déclin de la biodiversité s’accélère comme le montre le dernier rapport du WWF qui alerte sur la disparition de 73% de la population des vertébrés sauvages depuis 50 ans. 

Pour Gilles Kleitz, mieux prendre en compte la valeur économique de ces « services » rendus pourrait permettre de mieux protéger la biodiversité…dans une certaine limite toutefois. « On a un problème majeur de durabilité matérielle dans notre économie quand on ne donne pas de valeur à quelque chose », en outre, « un autre écueil de la valeur de la nature est qu’elle ne permet pas de définir des limites sociales et écologiques », souligne-t-il.

Donner d’autres valeurs au vivant

Conscient de ces problèmes moraux et éthiques, l’IPBES déploie un cadre de réflexion sur la valeur de la Nature qu’elle divise en quatre catégories qui sont pour certaines impossibles à quantifier d’un point de vue financier. 

On retrouve ainsi les valeurs d’usage ou instrumentales propres aux calculs qu’une entreprise pourrait faire sur l’accès aux ressources, mais également des valeurs relationnelles ou holistiques liées à l’identité d’un lieu, à la spiritualité, au soin, et aux relations humaines. Une dernière catégorie reconnaît aussi les valeurs intrinsèques de la Nature, par exemple le droit des autres êtres vivants à vivre, à se développer quelle que soit leur utilité pour les sociétés humaines. 

À ce stade en effet, très peu de travaux de recherches sur la valorisation des services rendus par les écosystèmes intègrent ces données. Des travaux de recherche sur la valeur des mangroves françaises par exemple les ont évalués à 1,6 milliards d’euros en 2021. « C’est ce que cela coûterait à l’État pour les remplacer par des solutions techniques dans les plusieurs domaines comme la protection côtière par la construction de brise-lames ou la régulation du climat par le développement de technologies bas carbone », précisait ainsi aux Echos, Ewan Trégarot, auteur principal de l’étude et chercheur au Centre for Blue Governance de l’université de Portsmouth. 

Mais ce type d’étude sous-évalue très souvent cette valeur. Dans le cas des mangroves par exemple, « l’approvisionnement en bois ou en nourriture des populations, le bon fonctionnement des récifs coralliens ou la valeur spirituelle – plus complexes à évaluer – ne sont pas pris en compte, ni la dégradation du milieu, qui affecte pourtant l’efficacité des systèmes rendus, surtout en termes de séquestration carbone », selon le chercheur. 

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Figure 1 : Les différents types de valeurs (Source : Ipbes, 2022) – La Fondation pour la recherche sur la biodiversité.

Surtout, « au-delà de donner une valeur à la nature, il faut que nous apprenions à mesurer ce qui nuit à la nature, favoriser ce qui conduit à une meilleure connaissance de ses mécanismes, ne pas confondre la valeur économique de la nature avec la valeur marchande et enfin développer les instruments et les directives (CSRD, TCFD, etc…) pour protéger les écosystèmes », estime Bettina Laville, Présidente de l’institut d’études avancées de Paris (IEP) lors de la table ronde. Pour la Présidente d’honneur du Comité 21, c’est notre façon même de faire société qui est à l’origine du problème. « L’IPBES nous appelle à des changements transformateurs qui vont jusqu’à reconsidérer nos modèles de développement, nos standards d’une bonne qualité de vie, en définitive, des éléments presque existentiels de nos vies », conclut Bettina Laville. 

Crédit photo : Canva.

*La Grande accélération désigne l’amplification brutale, à l’âge industriel et surtout depuis le milieu du XXe siècle de l’ensemble des processus d’origine humaine conduisant à modifier l’environnement.