Sur la question de la hausse du prix des carburants, l’opposition monte. En face, le gouvernement mobilise les arguments écologiques. Retour sur un débat exemplaire de dissonance cognitive.
La hausse programmée des taxes sur les carburants a donné lieu ces derniers jours à de fortes mobilisations populaires. Opposés à l’augmentation des prix de l’essence et du diesel, de nombreux Français appellent à bloquer les routes et l’économie ce 17 novembre. En face, le gouvernement mobilise l’argument écologique et la nécessité de la transition énergétique.
Alors que le débat déchaîne les arguments d’un côté comme de l’autre, il fait apparaître la schizophrénie ambiante sur le sujet de la transition écologique. Décryptage.
Transition écologique et prix des carburants : vouloir tout et son contraire
Si l’on devait résumer l’état des consciences sur le débat « prix des carburants – transition écologique », le terme dissonance cognitive serait certainement le plus approprié. La dissonance cognitive est un terme utilisé en psychologie pour décrire les tensions qui existent au sein de la pensée d’une personne lorsque plusieurs de ses croyances sont contradictoires.
Dans le contexte actuel, les sondages sont une preuve intéressante de cette dissonance cognitive, de cette contradiction. Ainsi, il y a à peine deux mois, lors de la démission de Nicolas Hulot, 75% des français déclaraient penser que le gouvernement n’était pas à la hauteur des enjeux écologiques. La mobilisation qui a suivi lors de la marche pour le climat laissait penser qu’une bonne partie des Français étaient concernés par les enjeux de la transition écologique et en particulier de la transition énergétique. Or, dans le même temps, lorsque le gouvernement met en place une politique supposée aider à la dite transition (en encourageant les Français à moins prendre leur voiture), les Français s’y opposent. 78% des Français estiment que l’opposition à la hausse du prix des carburants autour du mouvement du 17 novembre est légitime. De plus, ils sont 76% à penser « qu’il faut avant tout favoriser le pouvoir d’achat des Français, quitte à ce qu’ils utilisent plus longtemps les produits pétroliers. » Paradoxal.
Ce parallélisme des chiffres saisissant montre une chose : si les ambitions des citoyens (que l’on devrait sans doute plutôt qualifier ici de consommateurs) en matière de transition énergétique existent, elles semblent être tout au plus de l’ordre de l’intention. Ou pire, de la dé-responsabilisation. Ainsi, quand certaines études montrent que près de 2/3 des Français estiment qu’il faut augmenter les taxes sur les émissions de CO2 pour inciter les pollueurs à moins émettre de gaz à effet de serre, on peut s’étonner que près des 3/4 refusent que ces mêmes taxes augmentent lorsqu’ils sont eux-même les pollueurs.
Mais les citoyens ne sont pas seuls dans la dissonance cognitive : comment comprendre qu’un gouvernement qui taxe les carburants autorise encore ses entreprises à forer pour trouver plus d’énergie fossile sur son territoire (comme c’est le cas avec les récentes autorisations de forage en Guyane), ou qu’il se félicite de la hausse du trafic aérien, lui même gros consommateur d’énergie fossile (et émetteur de gaz à effet de serre) ?
L’incompréhension autour des enjeux énergétiques et écologiques
On comprend bien qu’il est impossible de concilier ces positions : on ne peut pas à la fois vouloir sortir des énergies fossiles et à la fois refuser soi même de les utiliser (et de les produire) un peu moins. On ne peut pas en même temps vouloir que les pollueurs paient plus de taxes, et refuser soi même d’en payer lorsque l’on est, justement, le pollueur.
Deux grands problèmes sont au coeur de cette contradiction. D’abord l’incompréhension et la méconnaissance des enjeux, et ensuite notre incapacité à remettre en cause notre mode de consommation.
L’incompréhension est facilement vérifiable : peu de citoyens sont réellement au courant des enjeux de la transition écologique ou de ceux de la hausse du prix des carburants. Ainsi, le débat est en permanence truffé d’idées reçues et de contre-vérités. Par exemple, l’idée que le prix du carburant est en hausse continue depuis des décennies et qu’il grève le pouvoir d’achat des citoyens est globalement fausse et ce malgré les variations annuelles parfois importantes. Si l’on reprend les chiffes du salaire médian comparé aux prix moyens du carburant, on voit qu’il fallait 2 à 4 fois plus de temps de travail à un Français dans les années 1970 ou 80 pour s’acheter 1 litre d’essence qu’aujourd’hui, et autant en 2012 qu’aujourd’hui. En résumé : depuis 40 ans, le prix du carburant par rapport à notre pouvoir d’achat a plutôt baissé, et est stable depuis le début des années 2010. On constate aussi que la part des carburants dans le budget des ménages a très peu varié depuis 40 ans : autour de 2 à 4% du budget d’un ménage, soit à peine plus que le budget alcool-tabac. Et tout ça alors que dans le même temps, la consommation de véhicule a plutôt diminué.
Une autre idée répandue est que les transports automobiles particuliers ne seraient pas une priorité dans la lutte contre le réchauffement climatique comparé à l’aviation ou encore au transport maritime. Selon cette logique, pourquoi taxer les automobilistes, alors que les vrais pollueurs sont ailleurs ? Là encore, l’idée est totalement fausse : les automobilistes français émettent près de 1.6 tonnes de CO2 par an et par personne rien qu’avec leurs déplacements en voiture. Ils représentent à eux seuls (avec les conducteurs de 2 roues et d’utilitaires) près de 70% des émissions du transport (6 à 8 fois plus que l’aviation ou le transport maritime). Techniquement, les automobilistes sont sans doute parmi les plus gros pollueurs de France, loin devant la majorité des industries et réduire la consommation de carburants des particuliers est sans doute le levier principal de la transition énergétique.
Tant qu’une majorité de consommateurs n’aura pas compris que des carburants à bas coût, utilisés massivement (et souvent sans nécessité) sont responsables d’une part très importante émissions de CO2 du pays, il sera difficile de faire accepter l’idée qu’il faut limiter rapidement l’utilisation de la voiture et donc des carburants pour amorcer la transition écologique.
Ne pas remettre en cause nos modes de consommation
Le deuxième grand problème, c’est notre incapacité collective en tant que société à remettre en cause notre mode de consommation, un mode de consommation qui offre toujours plus pour toujours moins cher, bien souvent au prix de la stabilité écologique. C’est ce qui est au coeur de l’argumentation du mouvement du 17 novembre : la baisse du pouvoir d’achat ou la limitation de la mobilité sont inacceptables, même si elles permettraient de protéger l’environnement.
Depuis plusieurs décennies, nous construisons nos vies comme si notre capacité à nous déplacer en voiture rapidement et à bas coût était un dû parfaitement normal. Résultat, nous utilisons tous quotidiennement notre voiture à outrance, et nous refusons que cela change. Selon la grande étude sur la mobilité menée par le Ministère des Transports et le Ministère du Développement durable, « parmi les 14,6 millions d’actifs ayant un lieu fixe et régulier de travail et utilisant leur voiture pour s’y rendre, 6,3 millions d’entre eux pourraient ne pas l’utiliser ». En résumé, près de 40% des personnes se rendant en voiture au travail pourraient utiliser les transports en commun ou un autre mode de transport mais ne le font pas. Pour quelles raisons ? Confort ou perte de temps essentiellement. Le refus de la hausse du prix des carburants reflète le même état d’esprit : pas question de changer nos habitudes, de prendre les transports en commun, de marcher ou de perdre un peu de temps.
Pourtant, il est clair que la transition écologique ne se fera pas sans changement drastique de nos modes de vie et en particulier de nos habitudes de transport. On sait aujourd’hui que les transports (au premier rang desquels nos transports quotidiens en voiture) sont responsables de près d’un tiers de nos émissions de CO2. Il sera donc absolument nécessaire de réduire notre utilisation de la voiture pour limiter le réchauffement climatique. Réduire nos transports quotidiens et notre consommation d’essence aurait plus d’impact sur nos émissions de CO2 que de passer à une électricité 100% renouvelable. Malheureusement, ce changement tarde à se produire car peu d’individus (même parmi ceux qui le pourraient facilement) sont prêts à se passer (un peu) de leur voiture. Il est évident qu’il n’est pas facile pour tout le monde de se passer de la voiture, mais les études montrent que les déplacements en voiture pourraient être largement réduits par chacun de nous et ce, même dans les zones rurales. Il faudrait toutefois être prêt à certaines contraintes, et c’est là où le bât blesse.
Pas de sacrifices pour l’écologie, en tout cas pas pour moi
C’est une tendance globale que l’on observe lorsque l’on parle d’écologie : très peu d’individus sont prêts à faire des sacrifices concrets et mesurables pour l’environnement et ce même s’ils se disent par ailleurs concernés par l’écologie. Ainsi, la plupart des consommateurs voudraient lutter contre le réchauffement climatique ou se disent inquiets de la pollution de l’air, mais refusent en même temps de réduire leurs déplacements lorsqu’ils le peuvent. Une majorité de citoyens voudraient une agriculture sans résidu de pesticides, mais refusent de payer un peu plus cher pour une nourriture produite en bio ou en agro-écologie même s’ils en auraient les moyens. Beaucoup de citoyens voudraient mieux protéger les animaux, la nature et la biodiversité, mais refusent en même temps de renoncer au confort de l’urbanisation : maison avec jardin, voiture, grandes surfaces… On voudrait que les choses changent, mais sans changer : sans partir moins (et moins loin) en vacances, sans réduire notre usage de la voiture, sans limiter notre consommation.
Là encore, on est en plein dans la dissonance cognitive. Pour justifier ce paradoxe, toutes les rhétoriques sont invoquées, du déni de responsabilité (« je ne suis pas responsable, il vaudrait mieux taxer les industries polluantes ») au dilemme du prisonnier (« pourquoi serait-ce à moi de faire des sacrifices si les autres n’en font pas ? »). Bien sûr, tout cela est faux : le consommateur est responsable d’une grande partie des émissions de CO2 globales, et ce même s’il faut admettre que c’est avant tout le système économique global qui structure cette situation.
Toujours est-il que si chaque fois qu’un gouvernement (peu importe ses motivations) propose une réforme pouvant demander des sacrifices à la population au nom de l’écologie, il se voit opposer le refus populaire, le changement n’aura pas lieu. On peut comprendre la difficulté à accepter de perdre en confort ou en pouvoir d’achat, mais tout cela est nécessaire pour réaliser le transition écologique. On aura beau prétendre que l’écologie punitive n’est pas la solution, seule une écologie impliquant certains sacrifices aura un impact réel. Nous devons changer nos modes de vie et pas seulement sur la question du carburant : soit nous le faisons, soit la nature nous forcera à le faire. Pour que la transition écologique se réalise, il faut que les citoyens soient prêts à ces changements, et qu’ils les soutiennent, notamment en élisant des représentants prêts à changer globalement le système économique mais aussi en soutenant les réformes qui peuvent aider à réduire nos consommations énergétiques.
Mais pour l’heure, il semble qu’on en soit loin. Encore une fois, la maison brûle et nous regardons le pouvoir d’achat.