Marketing et sobriété, un oxymore ? Son objectif n’est-il pas de vendre toujours plus ? Et pourtant, au-delà de pratiques plus responsables ou plus sobres, des chercheurs se penchent sur la notion du « marketing de la suffisance » voire du « démarketing sociétal » et des entreprises, pionnières et engagées, l’expérimentent auprès de leur clientèle. Alors, est-il possible d’utiliser des outils qui ont fait leur preuve pour les détourner à des fins de sobriété ? Youmatter fait le point, exemples à l’appui !

« Achetons moins. Produisons mieux ! » Ce n’est pas un slogan d’ONG mais la baseline de LOOM, marque de vêtement qui se veut durable, avec des coupes intemporelles, des matières saines et une production européenne. Il emprunte aux codes de Patagonia, un pionnier du genre, qui en 2011 se payait le luxe de prendre un page dans le New York Times pour inciter les lecteurs à ne pas acheter la veste de la publicité (Don’t buy this Jacket). Ce marketing à l’envers ou démarketing, commence à se faire une place au sein des entreprises engagées, voire au-delà.  

Home Page du site internet de Loom et publicité de Patagonia parue en 2011 dans le New York Times

Rompre les codes de son secteur et de la surconsommation

« Dans un contexte où ressources limitées, on voit apparaître un questionnement sur le ‘juste besoin’ et la limitation de nos impacts », soulignait Valérie Martin, cheffe du service Mobilisation Citoyenne et Média de l’Ademe, lors d’une table ronde sur le marketing et la sobriété à Onde de Coop. Dans les entreprises les plus engagées, cela se traduit dans les produits et services proposés mais aussi dans la façon de les vendre. « Chez Loom, on refuse de jouer sur les ‘dark paterns’, ces artifices marketing qui incitent à la surconsommation comme les prix en 99 centimes, ou les alertes ‘derniers jours ou derniers produits’ qui créent un sentiment d’urgence qui empêche le consommateur de réfléchir à son véritable besoin », assure Julia Faure, la cofondatrice de la marque*. 

Pour inciter ses clients à acheter à prix rond – et juste- les vêtements dont ils ont besoin, Loom mise plutôt sur des gammes courtes, de la qualité, des améliorations par itération au fil des retours clients, et surtout une transparence et une cohérence, du site internet au point de vente. « Dans notre boutique, nos vendeurs peuvent vous déconseiller d’acheter un pull parce qu’il ne correspond pas à votre morphologie ou votre besoin. Sur le site, on va expliquer clairement où on en est, ce qu’on fait de bien et de moins bien et sur notre blog on décrypte le fonctionnement du secteur, ce qui nous permet d’avoir la confiance de nos clients mais aussi d’être lus par des prescripteurs », souligne Julia Faure. De quoi en faire un exemple type de « démarketing sociétal » dans le sens où « délibérément et par souci de maîtriser son impact, la marque ne cherche pas à maximiser la demande de ses produits » écrivent Yohan Bernard, Laurent Bertrandias et Leïla Elgaaied-Gambier dans Le marketing à l’ère de la sobriété**. 

Chez TeleCoop, opérateur téléphonique alternatif, les offres ont également été pensées à contre-courant du secteur des Télécoms. Alors que les opérateurs historiques misent sur le renouvellement des téléphones et des forfaits boostés à des flux de données toujours plus gros, TeleCoop a fait des forfaits à consommation réelle ou données limitées sa marque de fabrique. Quant aux nouveautés et promotions, « ces leviers de façon raisonnable et on ne compte pas dessus pour grandir », assure Marion Graeffly, co-fondatrice de TeleCoop. Et à rebours des gros opérateurs, ce sont les anciens clients qui en profitent en premier lieu, permettant ainsi de les fidéliser. 

Rendre la sobriété désirable

Mais comment faire en sorte que ce marketing sobre et de la suffisance se propage à grande échelle et rende la sobriété désirable pour tous ? « Le marketing aura un rôle à jouer pour faire bouger les lignes et les mentalités », assure ainsi le marketeur Frédéric Canévet dans son livre « Adapter son business model dans un monde en déconsommation »***. « Pour donner envie de changer notre consommation, il faut vendre la déconsommation et la rendre désirable », estime-t-il. Bref, créer de nouveaux imaginaires que ceux de la surconsommation comme moyen d’accès au bonheur aujourd’hui véhiculé par la publicité. Avec un objectif en tête « faire en sorte que les entreprises les plus responsables soient mieux armées et aient plus de chance de survivre que celles qui ne recherchent que le profit »

Pour cela, il va falloir travailler « sur l’utilité, l’écoconception, la valeur perçue en repensant sa pratique, en innovant différemment, vers plus de qualité, de durabilité et d’éthique » au lieu de la quantité et du profit à court terme, écrit-il. « Sans tout réinventer, il s’agit de reprendre toute la démarche marketing – construction des offres, tarification, réseaux de vente, publicité-, stratégique et opérationnelle, en questionnant les objectifs de celui-ci », abonde Isabelle Dabadie, maître de conférence en sciences de gestion et co-directrice de l’ouvrage collectif Le Marketing à l’ère de la sobriété. 

Une prise de conscience des marketeurs ?

Mais attention : « même des entreprises éco responsables succomberont aux changements », prévient Frédéric Canévet. Et même elles n’ont pas « encore trouvé la clé » reconnaît Marion Graeffly. Trois ans après sa création, la première coopérative de téléphonie a bien séduit 10 000 clients mais ceux-ci étaient déjà largement convaincus par la nécessité de limiter sa consommation de données. 

La réglementation commence aussi à faire bouger les choses en encadrant l’utilisation des allégations marketing par exemple et ce questionnement fait désormais son entrée dans les universités et écoles de commerce, souligne Isabelle Dabadie. « Il y a de plus en plus de travaux de recherche sur les sujets de sufficency business models », affirme-t-elle. « Et l’intérêt est réel chez les praticiens car il y a une prise de conscience des limites du modèle actuel »

Mais ne nous emballons pas : « si certaines entreprises sont proactives, elles sont encore minoritaires », reconnaît-elle. « Le marketing a longtemps eu pour objectif de vendre plus. Beaucoup de techniques, notamment dans le marketing digital, sont dans une logique d’acquisition et de forte croissance et beaucoup de praticiens ou d’étudiants ne voient pas ce qu’il peuvent faire », déplore la professeure.

Les limites du démarketing

Si des marques grand public commencent à prendre le tournant comme Mustela (Expanscience) qui abandonnera les lingettes jetables en 2027 au nom de l’écologie, peu sont prêtes comme elle à tirer un trait sur 20% du chiffre d’affaires…« Orange intègre depuis longtemps dans sa recherche des réflexions sur la sobriété même si tout cela ne se traduit pas (encore) en offres disponibles sur le marché », souligne Isabelle Dabadie qui travaillé avec la marque de télécoms sur le sujet. Orange a notamment financé une thèse CIFRE sur le marketing de la sobriété et des projets sont menés autour de l’innovation frugale, des low-tech, etc.

Mais dans un contexte de concurrence accrue entre opérateurs, difficile de passer de la réflexion aux actes. « Nous avons essayé de pousser la sobriété auprès des équipes marketing en investiguant toutes les pistes, de l’éco-conception à la limitation des données en passant par les services mais honnêtement, c’est hyper compliqué pour un opérateur classique, avec une dynamique de système qui nous pousse au toujours plus », estime Marc Vautier, Référent de la communauté Orange Expertise Énergie & Environnement. 

Par ailleurs, le risque de greenwashing est loin d’être inexistant comme le soulignent les chercheurs dans Le marketing à l’ère de la sobriété: « Conscientes des associations positives en termes de réputation ou de qualité perçue, les entreprises peuvent être tentées d’utiliser le démarketing dans une logique contraire à la sobriété, pour accroître leurs ventes en se donnant une image responsable ». On pense à des marques comme KLM et à sa campagne fly responsibly qui invitaient les voyageurs à se questionner sur l’impact de leurs déplacements. Une démarche qui bien qu’intéressante en théorie, n’était évidemment pas sans arrière pensée et ne visait pas tant à réduire la demande qu’à montrer « patte verte ».

Autre problématique du démarketing : l’effet rebond ou les impacts sociaux, avec de potentielles difficultés économiques et pertes d’emploi si le business models n’intègre pas la façon de continuer à être rentable tout en incitant à la sobriété…Un « équilibre subtile » qui trouve plus facilement sa place dans les petites entreprises ou les structures coopératives qui ont clairement défini les objectifs et besoins à la fois de l’entreprise et de ceux qui y travaillent, un peu à la manière…des moines ! 

Marketing de la suffisance : et si on s’inspirait de l’économie monacale ? 

En 2022, les ventes annuelles de Chartreuse, cette liqueur produite par les moines, atteignent 1,2 million de litres dans le monde. Un record qui constituera un pic ont décidé les 24 moines du monastère de la Grande Chartreuse l’an dernier. Pour préserver leur approvisionnement sur les 130 plantes que compte la recette et protéger leur vie monastique, ils ont en effet choisi de limiter la production à son niveau actuel et de davantage se consacrer à l’herboristerie. « On revient à des choses beaucoup plus fondamentales, c’est-à-dire le soin, la santé, les plantes aromatiques et médicinales. Nous avons le temps pour cela. Nous avons fixé un cadre pour 2030 et je pense que ce temps long nous aidera à conserver la qualité, comme nous l’avons toujours fait », expliquait le moine président de Chartreuse Diffusion, Emmanuel Delafon, sur France Bleu Isère. 

Un exemple à suivre pour les entreprises qui souhaitent s’engager dans le marketing de la suffisance, estime Marie-Catherine Paquier, responsable du Département Marketing à EBS Paris-European Business School. Alors que les entreprises classiques qui se lancent dans cette démarche décident souvent de ce qui est « assez » pour leurs consommateurs, la planète et le vivant, l’économie monastique adopte une logique contraire, explique-t-elle dans Le marketing à l’ère de la sobriété. Ils vont d’abord se demander : qu’est ce qui est assez pour nous ? avant de laisser les autres s’adapter librement à ces choix faits en interne. Cette logique internally driven peut être jugée comme « égocentrique » mais c’est « certainement la plus difficile à entreprendre » estime la chercheuse. Si l’on est « clair avec soi-même, ses envies, le but de l’entreprise, sa vocation », le marketing de la suffisance en découlera naturellement, explique-t-elle. Une logique confirmée sur le terrain par les exemples de Loom ou Telecoop et plus généralement par les coopératives ou fondations actionnaires. Mais les deux démarches ne s’excluent pas : « ces deux logiques aux injonctions paradoxales doivent cohabiter et entre elles aussi en résonance l’une avec l’autre », précise Marie-Catherine Paquier. 

* Les citations de Valérie Martin, Julia Faure et Marion Graeffly sont issues de la table ronde « Quel marketing de la sobriété ? » qui s’est tenu à Onde de Coop le 12 septembre 2024. 

** Le marketing à l’ère de la sobriété : nouveaux régimes de consommation, sous la direction de Jean-Baptiste Welté et Isabelle Dabadie, éditions EMS-Managements & Société, 2024, 315 pages, 25 €. 

***Adapter son business model dans un monde en déconsommation, Frédérice Canevet, Eyrolles, mai 2024, 334 pages, 24 €.

Illustration : capture d’écran de la campagne publicitaire de l’Ademe, décembre 2023 baptisée : Posons-nous les bonnes questions avant d’acheter