L’économie et les entreprises sont dans un moment charnière. Alors que tous les repères du vieux capitalisme sont en train de disparaître, les nouveaux repères, ceux d’une économie vraiment durable, ne sont pas encore vraiment là. Décryptage.
L’actualité récente de nos « enjeux durables » confirme la perte de repères qui se répand dans les médias, chez les gouvernants et les décideurs privés : l’horizon de la croissance s’assombrit et on déplore « le manque de cap stratégique face au changement climatique » pour guider les investisseurs, comme le répète la cheffe économique de l’OCDE Laurence Boone.
Du coup, les tenants d’un nouveau paradigme comme Muhamed Yunus annoncent publiquement que la concentration croissante des richesses est la bombe à retardement qui nous menace le plus, tandis que le président de Total qui se veut « la major la plus responsable » répète qu’il n’y a pas de raison de ne pas produire tout le pétrole demandé jusqu’en 2040 au moins, pour ne pas désespérer la Bourse. En fait l’économie mondiale qui a augmenté de 10% en 2018 la valeur des dividendes distribués, alors que le niveau des salaires moyens stagne, joue avec le feu et plus précisément avec le climat.
Entre urgence climatique et Black Friday
Les études et les avertissements scientifiques se succèdent et convergent comme l’iceberg sur le Titanic : nous devrions passer dans la décennie qui vient d’une croissance des émissions de + 1,5% actuellement à moins 7,6% dans la décennie 2020-2030, rappelle le dernier rapport des Nations Unies (Emission Gaz report 2019). Les arguments ne manquent pas au Parlement Européen qui cherche à voter « l’urgence climatique ». La revue The Lancet a calculé que ces périls devraient reprendre les gains d’espérance de vie et de bien-être gagnés dans le siècle précédent. Et ce ne sont pas les annonces positives des Régions Sud et Ile de France pour replanter 2 millions d’arbres qui effaceront l’échec du plan de déforestation proposé par les grands distributeurs du monde dont le CDP nous indique qu’aucun des engagements ne sera atteint.
Au moment même où les grandes entreprises françaises (AFEP) veulent s’émanciper des reporting climat au profit de « scénarios stratégiques sur mesure » il s’annonce une grève pour le Climat avant la Cop 25 de Madrid. Situation courageuse les opinions n’hésitent plus à se mobiliser, mais pathétique car les compteurs de la consommation – Black Friday and Christmas obligent– ne sont pas très au vert , même si la ministre de l’Ecologie se mouille pour dénoncer « une frénésie de consommation » et même si Nielsen nous indique les premiers effets positifs du NutriScore sur les achats.
Des petites victoires avant un changement de paradigme ?
De fait, il y a des acteurs qui y croient et qui s’impliquent : la BEI a banni les fossiles ; la Commission Européenne ouvre un portail pour conseiller les entreprises sur leur approvisionnement responsable ; la Banque Mondiale promeut « la finance bleue » avec des nouveaux « sustainable water bonds » et les Nations Unies poursuivent la négociation pour un Traité mondial sur les droits humains dans les chaînes de valeur. L’OCDE engage la négociation pour universaliser la fiscalité minimum sur les sociétés, au moment où les économistes français auprès du Premier Ministre (CAE) n’hésitent pas à calculer le coût de l’optimisation fiscale à près de 5 milliards pour le Trésor Public.
Il n’y a pas de petites victoires à regretter : quand les premiers CEO français se mobilisent sur l’inclusion au travail des personnes handicapées, quand le secteur de l’immobilier (SCPI, OCPI) lance son label ISR, quand 80% du SBF 120 rémunère ses patrons sur des critères RSE (cf. Deloitte), ou quand nos compagnies aériennes européennes font ce qu’elles peuvent pour « qu’on ne soit pas honteux de prendre l’avion », avec plus de compensation et de biocarburants, quand Axa annonce la mise en conformité avec l’Accord de Paris de tous ses portefeuilles d’investissement, c’est bon à prendre ! Ce que résume parfaitement le nouveau Commissaire Européen français Thierry Breton qui voit dans « la sustainability, une prise de conscience que les entreprises doivent projeter leurs activités en veillant à un certain nombre de facteurs qui ne figurent pas automatiquement dans leur objet sociale comme l’environnement, le social, l’aménagement du territoire, sinon leur pérennité est menacée.» (Usine Nouvelle). Ce que l’éditorialiste Dominique Seux complète avec une approche moins résignée : « les entreprises sont aussi comptables d’une part de l’intérêt général » !
Le capitalisme est au milieu du gué
Nous naviguons bien d’un « capitalisme spéculatif » que décrit Pierre-Yves Gomez dans son nouveau traité sur « l’esprit malin du capitalisme » à « une terre inhabitable » qui est le nouveau best-seller américain écrit par David Wallace-Wells, qui a trouvé écho dans la campagne américaine marquée par l’irruption d’une volonté régulatrice très nouvelle, exprimée par la candidate Elisabeth Warren, ex-professeur à Harvard et qu’on entend aussi au Royaume-Uni où le leader du Labour considère que « l’internet est devenu une chose trop sérieuse pour la laisser aux entreprises ». De nombreux sages dans les colloques sur l’Intelligence Artificielle qui se multiplient disent la même chose, craignant que cette activité cruciale ne tombe dans l’irresponsabilité.
Face à ces remises en cause radicales dans le discours politique, une bonne nouvelle nous vient du Bengladesh dont les résultats économiques sont encourageants : l’industrie textile est en train de sortir ce pays du sous-développement, mais aussi explique Le Monde, grâce à l’appui d’ONG et d’entreprises qui ont tiré les leçons de l’accident du Rana Plaza. Mais tout le monde sait aussi que ce pays est l’un des plus exposés à la montée des eaux et qu’il a peu de solutions pour infléchir son modèle ; contrairement à une Europe au pied du mur pour décider si elle veut se doter ou non d’une taxonomie des activités durables pour orientera vraiment les investissements ! « On est bien au milieu du gué », pour reprendre l’expression du Sénateur Ronan Le Dantec, parlant de l’engagement des acteurs non-étatiques à la veille de la Cop 25.
Photo par Xavi Cabrera sur Unsplash