Comment faire une place à la nature dans l’entreprise ? Jusqu’à présent les entreprises privilégiaient au mieux des comités de parties prenantes avec des ONG environnementales. Mais depuis quelque temps, l’idée de faire siéger la nature au conseil d’administration fait son chemin dans les entreprises les plus engagées. Norsys, une entreprise de services numériques dont les dirigeants ont formulé le concept de permaentreprise vient de se lancer. Comment cela fonctionne concrètement et quels effets en attendre ? On vous dit tout sur Youmatter !
En 2023, « Mère nature » s’invitait au board d’Apple pour lui rappeler – très (trop?) gentiment- combien elle devait peser dans les décisions stratégiques du groupe. Mais ça c’était juste pour la publicité. Dans les faits, la multinationale n’a jamais bousculé son organisation pour faire siéger la nature dans son conseil d’administration.
Trop compliqué ? Utopique ? En tout cas, Norsys, une entreprise de services numériques connue notamment pour être dirigée par le président du conseil d’administration de Greenpeace et l’inventeur de la permaentreprise, Sylvain Breuzard, vient de franchir le pas. « Nous n’avons pas de lien direct avec le vivant et nous n’avions pas forcément l’expertise mais nous sommes à un moment où l’on doit vraiment prendre en compte la question de la dépendance de notre économie au vivant, donc nous avions envie de muscler le jeu en passant à une soutenabilité forte », explique Thomas Breuzard, directeur permaentreprise de Norsys à Youmatter. Et l’organisation qu’il annonce s’avère relativement ambitieuse bien qu’encore en construction.
La nature actionnaire
Pour ce faire, Norsys a fait appel au sociologue des organisations et auteur de La nature au travail, Frantz Gault. Avec les dirigeants de Norsys, celui-ci a imaginé une représentation multiple de la nature, en guise de contre pouvoirs dans différentes instances de l’entreprise : le Conseil d’administration (CA) mais aussi le conseil éthique, le comité de mission, le CSE et le comité de pilotage du modèle de permaentreprise. Tous ces représentants qui sont en cours de recrutement, seront réunis au sein d’un Haut Conseil pour la nature « qui jouera un rôle de coordination, d’influence et d’anticipation au sein du groupe », soulignent ses dirigeants. La nature sera invitée à prendre part à toutes les décisions qui la concerne et ses représentants pourront s’auto-saisir.
Concrètement, la présidence de la fondation actionnaire de Norsys sera déléguée au représentant de la nature, c’est-à-dire Frantz Gault. Celui-ci aura par ce biais un siège au CA avec droit de vote mais aussi un droit de regard sur tous les projets stratégiques susceptibles d’avoir un impact environnemental, voire de veto sur certains sujets très précis, ce qui est inédit, même dans les rares entreprises qui ont fait entrer la nature dans leur board comme l’entreprise cosmétique britannique Faith in Nature ou comme actionnaire comme chez Patagonia. Parmi les sujets sur lesquels les représentants de la nature pourraient s’exprimer : l’acquisition de nouvelles sociétés, l’arrivée de nouveaux clients ou l’usage de l’IA au regard des enjeux environnementaux.
Comment représenter la nature ?
Mais comment représenter la nature quand on est un être humain ? « C’est effectivement la grande question ! Ma vision, c’est qu’il ne faut pas une logique de type Louis XIV « La nature, c’est moi ! » mais multiplier les compétences scientifiques et philosophiques à travers différents représentants et c’est ce que nous nous sommes attachés à faire », explique Frantz Gault à Youmatter. Certains seront des personnalités externes, issues du milieu académique (pour le comité d’éthique par exemple), d’autres des représentants internes, comme pour le CSE qui va devenir un Conseil social et économique ET environnemental (CSEE). Ils devront aussi représenter les femmes comme les hommes ainsi que les jeunes générations.
Les représentants des salariés auront un rôle d’alerte pour les sujets liés au confort des salariés comme les voyages d’entreprises mais aussi sur le bilan environnemental de l’entreprise. Quant à Frantz Gault, il aura « un pied dedans » car il devra « comprendre le business de l’entreprise » mais aussi « un pied dehors » en « ayant le recul nécessaire » pour bien représenter la nature, souligne-t-il. Chaque représentant de la nature aura sa fiche de mission établie par les dirigeants de l’entreprises et les experts. Un « point essentiel pour que les représentants sachent ce qui est attendu », selon Marine Yzquierdo, avocate et membre du CA de Notre Affaire à tous. Pour éviter de tomber dans le greenwashing, ceux-ci devront aussi être « indépendants » souligne la spécialiste.
Si les représentants de la nature ne sont pas forcément appelés à être rémunérés, il s’agit davantage de rétribuer la nature via les dividendes perçus par la fondation actionnaire. A l’origine, ceux-ci étaient destinés à financer des projets numériques à finalité environnementale et social comme Data for Good. Une partie ira désormais à des projets liés à la protection de la nature.
Faire grandir l’entreprise dans son rapport au vivant
Ce triptyque où « la nature est actionnaire, siège dans différents organes de gouvernance et où elle intègre le dialogue social » est l’une des formes les « plus abouties » de ce qui existe aujourd’hui sur le sujet, relève Marine Yzquierdo. Mais même si le terreau de l’entreprise à mission et de la permaentreprise de Norsys semble fertile, il reste encore à mettre les principes en action et à les éprouver aux réalités du terrain. « Malgré notre maturité sur la question du bien commun, il nous reste beaucoup de chemin à faire sur notre lien avec le vivant », tient à souligner Thomas Breuzard.
Le pari n’est pas si évident. De fait, même si l’entreprise a déjà fait des renoncements business liés à l’éthique et au respect de l’environnement depuis la création du comité éthique il y a trois ans, « l’entreprise est sur le chemin du changement mais la bascule ne se fait pas d’un coup : il reste beaucoup de pédagogie et de preuves à faire » auprès des 600 salariés notamment, reconnaît Thomas Breuzard. Mais « ce que je pressens c’est que nous allons avoir des espaces de dialogue et des mécanismes de décisions qui vont nous permettre de nous rapprocher progressivement de notre idéal » sur l’entreprise régénérative. Les premières expériences menées dans d’autres sociétés montrent en effet un « changement de culture d’entreprise progressif « soulignent Frantz Gault et Marine Yzquierdo.
Là où il faudra être vigilant, c’est aussi sur la cohérence globale de l’entreprise : « si l’entreprise fait de la maximation du profit son seul objectif, cela ne marchera pas, quelle que soit l’organisation mise en place et l’on versera alors dans le greenwashing », tient à alerter Marine Yzquierdo. Cela sera-t-il suffisant pour changer les rapports de force habituels de l’entreprise ?
Pour Norsys, les premières décisions sont attendues en 2025 et il faudra plusieurs mois voire années pour mesurer l’efficacité du dispositif. Mais avec cette initiative, l’objectif est bien aussi d’embarquer d’autres entreprises dans le sillage, dès maintenant. Plusieurs sociétés réfléchissent d’ailleurs à s’engager dans cette démarche. « Toutes n’ont pas forcément vocation à aller aussi loin que Norsys, précise toutefois l’avocate. D’autres options existent et peuvent progressivement amener les entreprises à mieux intégrer la nature dans leur stratégie ». Les expérimentations sont les bienvenues.
Illustration : Thomas Breuzard présentant la nouvelle organisation de Norsys avec la nature actionnaire lors de la Regen Night de la CEC, 12 novembre 2024 (capture d’écran).