En s’enfermant dans le débat « nucléaire / énergies renouvelables », ne passe-t-on pas à côté de la vraie question : pourquoi produisons-nous notre électricité, et quel modèle de société en découle ?
Comme à chaque campagne électorale, le débat sur la production électrique française rebat son plein. Dans chaque camp, les candidats font leurs propositions pour faire évoluer notre système de production d’électricité, et comme c’est presque toujours le cas sur ce thème, c’est l’opposition entre nucléaire et énergie renouvelable qui cristallise le plus la controverse.
Pour certains, il faut sortir du nucléaire, et miser sur les énergies renouvelables, pour éviter un certain nombre des désavantages de l’énergie nucléaire : risques de sûreté, gestion des déchets radioactifs… Pour d’autre, il faut au contraire conserver, voire développer le nucléaire, énergie bas carbone, qui a l’avantage, contrairement aux énergies renouvelables, d’être plus facilement pilotable et de produire à la demande.
Bien souvent, le débat se concentre autour des spécificité techniques de chaque source de production d’énergie : l’intermittence des énergies renouvelables, le recours aux technologies de stockage de l’énergie ou la question du foisonnement, la vétusté des centrales nucléaires, la question de leur sûreté ou des déchets, le coût économique des différentes sources de production.
Et si tout cela, au fond, était un faux débat ? Et si, à force de s’affronter sur des questions techniques, en forme de querelles de clocher, les défenseurs de l’une et l’autre de ces sources d’énergie finissaient par masquer des débats plus importants, comme l’organisation de notre consommation énergétique, et plus largement, notre modèle de société ? Tentons de comprendre un peu mieux.
Nucléaire ou renouvelable : au fond peu importe ?
Les débats sur le système de production électrique se répètent, année après année, dans les mêmes termes. Grossissons le trait légèrement. Dans le camp des anti-nucléaires, on diabolise l’atome : ce serait une énergie dangereuse, qui nous imposerait une gestion complexe de déchets polluants, cette énergie serait trop chère, et nous placerait dans une situation de dépendance vis-à-vis des pays producteurs d’uranium. Les centrales, vieillissantes, ne seraient plus à la hauteur des enjeux énergétiques de demain, et il faudrait d’urgence les fermer pour les remplacer. À l’inverse, les énergies renouvelables seraient la solution idéale : sans risque, sans pollution, elles garantiraient l’indépendance énergétique des territoires, à un coût de plus en plus faible, et sans réelle complexité techique.
Dans l’autre camp, on défend au contraire l’électricité nucléaire : énergie bas carbone, pilotable, dont les risques seraient maîtrisés, et dont les déchets seraient en fait facilement gérables, notamment avec l’innovation des EPR. Il suffirait alors de prolonger la durée de vie des centrales, pour disposer d’une énergie bas carbone, pilotable. Par contraste, les énergies renouvelables seraient complexes, intermittentes (elles ne produisent pas à la demande et en continu), polluantes, car elles demandent des quantités considérables matériaux, chères, car il faudrait en fait intégrer à leur coût celui de la gestion du réseau électrique.
Ces arguments sont tous en partie vrais et pour certains en partie faux ou exagérés, et si l’on prend le temps de bien les analyser, la seule conclusion évidente qui s’impose est que, nucléaire ou énergie renouvelable, chacun a ses avantages et ses inconvénients. Et que pour le mix énergétique de demain, rien ne nous contraint à n’envisager que l’une ou l’autre de ces voies, en réalité complémentaires. Tous les rapports publiés par experts et scientifiques sur ce sujet ces dernières années (que ce soit ceux de RTE, de l’ADEME, d’associations comme negaWatt ou le Shift Project et bien d’autres) se rejoignent au moins sur une chose : que l’on décide de miser massivement sur les énergies renouvelables, de relancer le parc nucléaire, ou de faire un peu des deux, il faudra accepter un certain nombre de dégradations écologiques, des complexités techniques, et admettre que rien ne sera très simple. En clair, le Père-Noël énergétique n’existe pas.
L’avenir énergétique de la France à la croisée des chemins
Si l’on devait trancher aujourd’hui, il serait d’ailleurs bien difficile de dire objectivement quelle solution est la meilleure. On pourrait par exemple s’interroger longtemps pour savoir quelle option serait la moins chère. Mais les scénarios élaborés par RTE montrent que, qu’on décide de miser sur les énergies renouvelables ou sur le nucléaire, le coût annuel du système électrique français va augmenter. Contre 45 milliards d’euros par an aujourd’hui, il passera à 60-80 milliards. Certains scénarios semblent certes plus économiques que d’autres, mais les différences ne sont pas si énormes : entre un scénario reposant à moitié sur le nucléaire, et un scénario où il ne représenterait plus qu’un quart de la production, l’écart de coût n’est que de 10%. Et encore, avec toutes les incertitudes qui accompagnent ce type de projections. Difficile, dès lors, d’en faire le critère absolu de choix.
On pourrait aussi disserter longtemps pour savoir s’il est plus écologique de miner massivement de l’uranium pour les centrales nucléaires ou de miner massivement du cobalt et du neodyme pour fabriquer des éoliennes. On pourrait débattre à l’infini pour savoir si les déchets radioactifs sont plus dangereux ou polluants que les déchets issus de la production d’énergie renouvelable. On ne trouverait pas pour autant de réponses simples à ces questions.
Malgré tout, il faudra bien prendre des décisions et donc faire des arbitrages. Le système énergétique français, qui dépend à plus de 70% de l’énergie nucléaire aujourd’hui, ne pourra pas garder éternellement la même structure. Les centrales de production actuelles, prévues initialement pour une durée de vie de 40 ans, peuvent voir leur usage prolongé, comme l’a indiqué plusieurs fois l’Agence de Sûreté Nucléaire. Mais elles ne pourront vraisemblablement pas fonctionner encore 25, 50 ou 100 ans. Il faudra donc bien, dans les décennies qui viennent, faire des choix pour remplacer ces centrales vieillissantes, qu’il s’agisse de nouveau nucléaire ou d’énergie renouvelable.
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Le vrai débat : comment consommera-t-on l’énergie ?
Mais contrairement à ce que l’omniprésence du débat « nucléaire / renouvelable » dans l’espace public laisse entendre, ce n’est pas tant la façon dont nous produisons notre électricité qui déterminera le plus profondément la pertinence future de notre système énergétique du point de vue économique, écologique ou géostratégique. C’est plutôt la façon dont nous consommons cette électricité.
Quels que soient nos choix en matière de production énergétique, ils auront des conséquences, et elles seront d’autant plus difficiles à gérer que nous allons devoir consommer (et donc produire) de grandes quantités d’électricité. Plus nos besoin en électricité seront élevés, plus il faudra construire de nouvelles centrales de production, qu’elles soient nucléaires ou d’origine renouvelable. Dans tous les cas, cela veut dire un système électrique plus complexe à équilibrer, plus de ressources à extraire, plus de problématiques d’entretien des infrastructures, plus de déchets. Selon que l’on cherchera à produire plus ou moins d’électricité, ce ne sont pas non plus les mêmes contraintes pour gérer l’intermittence des énergies renouvelables ou les pics de production, les maintenances du parc nucléaire et le reste.
Avant de déterminer comment nous allons produire notre électricité, il serait donc bon de savoir pourquoi nous allons la produire, c’est-à-dire pour quels besoins énergétiques. La question fondamentale qui devrait structurer nos débats en matière d’énergie devrait donc être la suivante : allons-nous viser une société sobre en énergie, ou une société d’abondance énergétique ? Et c’est peut-être là que nous avons le plus de marges de manoeuvre, selon les choix technologiques, économiques et sociaux que nous allons faire.
Les différents scénarios d’experts publiés ces derniers mois laissent d’ailleurs à ce sujet de nombreuses portes ouvertes. Les travaux de RTE sur les futurs énergétiques de la France envisagent ainsi un scénario de relative sobriété énergétique, dans lequel la France produirait en 2050 grosso modo autant d’électricité qu’aujourd’hui (un peu plus de 500 TWh par an) mais aussi des scénarios dans lesquels la production s’établirait à des niveaux jusqu’à 50% plus élevés qu’aujourd’hui (autour de 750 TWh annuels). L’ADEME va encore plus loin, en envisageant un scénario de sobriété maximale où l’on consommerait en 2050 seulement 300 TWh d’électricité par an (40% de moins qu’aujourd’hui).
Sobriété ou abondance énergétique
En fonction de ces différents scénarios, c’est en fait notre modèle de société qui est en jeu. Les scénarios d’abondance énergétiques, qui prévoient la hausse continue de nos consommations électriques sur les prochaines décennies, se fondent sur l’hypothèse d’une société toujours marquée par l’omniprésence technologique et l’hyperconsommation. Des villes toujours plus étendues, des logements toujours plus grands, toujours plus de high-tech, d’objets connectés, toujours plus de numérique, de voitures (électriques ou non), etc. Dans ces scénarios, la production énergétique vient servir la hausse constante des productions et des consommations, sans distinction d’utilité sociale ou écologique.
Ces scénarios sont théoriquement compatibles avec un système de production électrique décarboné, qu’il soit majoritairement nucléaire ou entièrement fondé sur les énergies renouvelable. Mais qu’il soit l’un ou l’autre ne change pas le fond du problème : un tel système au service d’une économie prédatrice restera une catastrophe écologique, même s’il n’émet pas de CO2 – hausse des consommations de ressources, hausse des dégradations écosystémiques, hausse des pressions sur le vivant.
Inversement, les scénarios de sobriété impliquent d’envisager des modes de vie moins énergivores, donc de nous engager dans une démarche de réduction, de rationalisation et d’optimisation de nos consommations énergétiques. Il s’agit alors de mieux isoler nos logements, de mutualiser les espaces et les ressources, de travailler à l’efficacité énergétique. Mais surtout, de penser un modèle de société différent, qui ne soit plus organisé sur le principe d’une consommation aveugle (d’énergie et du reste). Cela implique de sortir des logiques de l’hyperconsommation, de lutter contre le recours systématique aux nouvelles technologies, de penser nos espaces et nos vies sociales autrement. Par exemple, dans une logique de sobriété, il n’est pas souhaitable de penser une société où la voiture électrique deviendrait le mode dominant de transport, car cela créerait une demande importante en énergie électrique, et accessoirement en ressources, qui finirait par être aussi dévastatrice pour l’environnement que l’omniprésence de la voiture thermique. Il faudrait alors plutôt envisager de développer les mobilités plus douces (marche, vélo, transports en commun), avec un objectif : adapter nos modes de vie aux limites écologiques.
En bref, une société d’abondance énergétique et une société de sobriété énergétique ne reposent pas sur les mêmes paradigmes, elles ne valorisent pas les mêmes modes de vie, elles sont même fondamentalement différentes. Et c’est bien dans le choix d’un de ces modèles ou de l’autre que se situent les enjeux les plus fondamentaux de la transition écologique, et en particulier de la transition énergétique.
Transition énergétique : d’abord définir nos besoins
L’enjeu fondamental est donc avant tout de définir le modèle de société que nous souhaitons partager collectivement, car c’est lui qui conditionne nos consommations énergétiques futures et donc nos possibilités énergétiques pour demain. Cette question, au fond, nous impose de nous interroger sur nos besoins. Avons-nous vraiment besoin d’espaces publics saturés d’écrans de publicité ? Avons-nous vraiment besoin de véhicules toujours plus gros et énergivores ? Avons-nous vraiment besoin de produire toujours plus de matériaux, d’objets et de richesses, inégalement partagés ?
Pour répondre à ces questions, il est important d’en connaître les tenants et les aboutissants. À quel coût écologique, social correspondent ces besoins ? Acceptera-t-on par exemple, qu’il faudra peut-être construire un EPR de plus, ou quelques centaines d’éoliennes de plus, simplement pour alimenter en énergie les électrolyseurs produisant l’hydrogène nécessaire à une aviation soit disant « bas carbone » ? Où seront installés ces infrastructures de production ? Qui paiera les surcoûts ? Quelles en seront les externalités économiques, mais surtout sociales et environnementales ?
Quel système énergétique pour quelle société ?
Derrière la question du mix énergétique se cache donc une question de société bien plus profonde : celle de nos aspirations collectives. Quels sont les modes de vie que nous voulons pour demain, quelle répartition des richesses souhaitons-nous promouvoir, quelles valeurs souhaitons nous partager ? C’est avant tout cela qui va déterminer nos choix énergétiques, et la nécessité ou non de redimensionner notre infrastructure de production énergétique.
Penser la transition énergétique sans penser la question de notre modèle de société, c’est un peu comme penser à acheter une caisse à outil sans savoir quels travaux on voudrait faire avec. Quel système énergétique pour quelle société ? Voilà la question, et elle n’a pas de réponse toute faite. Nucléaire comme énergie renouvelables peuvent être mis au service d’une économie prédatrice, ou d’une économie soutenable. Il ne tient qu’à nous de le décider, à condition d’accepter de nous poser cette question.
Or, en nous enfermant dans le débat « nucléaire – énergie renouvelable », on élude la question principale, celle du pourquoi, pour ne traiter que celle du comment.
C’est pourtant là que se joue profondément la transition écologique, depuis toujours.
Photo par Lukáš Lehotský sur Unsplash
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