La sobriété c’est aussi dans notre habitat ! Faible occupation des sols, matériaux locaux et biosourcés, énergie positive : Dominique Gauzin-Müller, architecte, professeure d’architecture et membre du groupe d’experts indépendants de l’association Négawatts, nous explique la démarche de l’architecture frugale et créative.

La crise aux multiples facettes qui secoue le monde remet en cause nos modes de vie, en particulier les pratiques gaspilleuses en sol et en matières premières qui se propagent depuis plusieurs décennies. La responsabilité du secteur du bâtiment et des travaux public est lourde. Un changement radical et immédiat de ses pratiques s’impose. C’est ce que défend le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative ». L’objectif est une architecture plus respectueuse du vivant, qui transforme l’existant avant de construire du neuf, qui valorise les matériaux écologiques et les savoir-faire artisanaux, qui privilégie des solutions techniques simples et robustes. 

Une approche humaniste et solidaire

Le secteur du bâtiment est responsable d’environ 40 % des émissions de CO2 et produit 40 % des déchets tout en consommant 60 % des ressources naturelles. Pour participer au nécessaire changement de paradigme, trois pionniers de l’architecture écoresponsable[1] ont lancé, en janvier 2018, le « Manifeste pour la frugalité heureuse et créative dans l’architecture et l’aménagement des territoires urbains et ruraux »[2].

Outre les enjeux autour des changements climatiques, c’est la conscience du gaspillage des matières premières qui dicte une sobriété des usages. Comme il n’est pas possible de croître indéfiniment sur une planète finie, surtout avec une démographie galopante, la frugalité va forcément s’imposer très rapidement. Déployée volontairement dès aujourd’hui, en solidarité avec les générations futures et les pays moins favorisés, elle participera à l’instauration d’un modèle de société à la fois plus écologique et plus équitable.

Une posture

La frugalité est la juste consommation des fruits de la Terre. Les signataires du manifeste ont donc été baptisés « glaneurs ». Dans l’architecture et l’aménagement des territoires, la frugalité, c’est d’abord une posture qui touche trois domaines d’actions : un usage très pondéré du sol, la réduction de la consommation d’énergie avec un minimum de technicité et la priorité à des matériaux de construction écologiques issus de la région. Loin du renoncement souvent associé à la décroissance, cette démarche est portée par une vision optimiste, qui incite à la créativité et renforce des relations humaines bienveillantes.

L’émergence d’un mouvement

Considérée par un nombre croissant de citoyens comme nécessaire et salutaire, la frugalité rassemble. En mai 2021, le manifeste avait déjà été signé par plus de 12 200 personnes de 65 pays, créant un véritable Mouvement international. Un quart des signataires sont issus de la société civile. Les autres sont des professionnels du bâtiment : 35 % d’architectes, 10 % d’ingénieurs et 20 % d’urbanistes, paysagistes, etc. Tous les départements et régions d’outre-mer sont représentés, et environ 10 % des signataires vivent à l’étranger. Peu à peu, des groupes locaux ont émergé en Bretagne, en Lorraine, en Alsace, au Maroc, au Vietnam, etc. Aujourd’hui, une trentaine de groupes actifs partagent l’approche frugale au sein de leur territoire en organisant rencontres professionnelles et festives, visites de chantiers, etc.

Halle polyvalente à Ancy-Dornot, Moselle
Architectes : Studiolada, Christophe Aubertin
© Olivier Mathiotte

Frugalité en sol

« Le bâtiment frugal emploie avec soin le foncier et les ressources locales ; il respecte l’air, les sols, les eaux, la biodiversité, etc. Il est généreux envers son territoire et attentif à ses habitants. »[3] La frugalité commence donc dès le choix de l’implantation et la rédaction du programme autour de la question : Faut-il encore construire ? Elle appelle une utilisation raisonnée du sol, le respect du site et la valorisation du territoire. Elle encourage la transformation du « déjà-là » pour donner une nouvelle vie à des immeubles existants. Elle lutte contre le mitage du paysage et peut aller jusqu’à la sanctuarisation des terres agricoles, afin de garantir une production alimentaire locale.

La frugalité en sol peut être illustrée par la transformation de bâtiments avec de nouvelles fonctions, comme la conversion d’une ferme en boulangerie ou d’une ancienne usine en pépinière d’entreprises. Une approche écoresponsable de l’usage du foncier s’exprime aussi par la revitalisation d’un centre-bourg grâce à la rénovation d’un ensemble immobilier délabré. Et quand il faut vraiment construire, choisir un terrain délaissé au centre d’une commune permet d’éviter l’étalement urbain et le mitage du paysage.

Frugalité en matériaux

Un point essentiel concerne l’énergie nécessaire à la fabrication des matériaux de construction et les pollutions qui en découlent. La production du béton armé est responsable d’environ 8 % des émissions de CO2. Gros consommateur de sable et granulats, de plus en plus rares, il devrait donc être réservé aux ouvrages pour lesquels il est incontournable, comme les fondations et les ponts.

Dans le domaine des matériaux et de leur mise en œuvre, une approche frugale est guidée par l’usage de ressources locales et la valorisation de savoir-faire artisanaux. La réduction de l’empreinte environnementale d’un bâtiment s’accompagne ainsi de l’essor économique du territoire qui l’entoure. « Nous savons nous passer de matériaux qui gaspillent les ressources. La construction en bois, longtemps limitée aux maisons individuelles, est mise en œuvre à présent pour des équipements publics d’envergure et des habitations collectives de plus de vingt étages. La terre crue, matière de nos patrimoines, sort du purgatoire dans lequel le 20e siècle l’avait plongée. »[4]

De plus en plus de maîtres d’ouvrage publics, de promoteurs privés, d’aménageurs et même de majors du bâtiment commencent à porter de l’intérêt au bois, à la paille, au chanvre et à la terre crue. Ils ont compris que les pratiques actuelles ne sont plus viables, et cherchent des alternatives.

Frugalité en énergie

Dans le domaine de l’énergie, le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative » prône des solutions sobres et efficaces pour assurer le confort thermique en toutes saisons. Lorsque les besoins ont été minimisés par des mesures bioclimatiques, une isolation renforcée et une ventilation naturelle, ils peuvent être couverts par des énergies renouvelables produites localement. Dans le neuf comme en rénovation, inventivité et intelligence collective conduisent à des solutions robustes, qui misent sur l’implication des occupants. « Il est possible de construire des édifices sains et agréables à vivre sans ventilation mécanique ni climatisation, voire sans chauffage. Nous savons le faire et cela ne coûte pas plus cher. Pourquoi ne pas généraliser ces pratiques ? » La frugalité refuse l’hégémonie de la vision techniciste : « Ce n’est pas le bâtiment qui est intelligent, ce sont ses habitants ».[5]

Essor de l’humain

La frugalité concerne la relation au milieu, le choix de matériaux à faible impact environnemental, une conception bioclimatique favorisant la ventilation naturelle, mais surtout l’adéquation avec les souhaits et les besoins des utilisateurs. Elle vise la décroissance du matériel, mais prône la croissance et l’épanouissement des relations humaines, dans toute leur richesse. Cela demande une approche holistique rassemblant dès l’amont tous les acteurs du projet pour un partage des connaissances et une synergie entre des compétences variées.

La conception de bâtiments frugaux fait souvent l’objet d’une démarche participative intégrant les futurs usagers, voire les riverains. Elle instaure une collaboration bienveillante entre le maître d’ouvrage, les architectes, les ingénieurs des bureaux d´études et de contrôle, les entreprises, etc. Ce mouvement témoigne d’un équilibre possible entre tradition et modernité. Il entérine le retour du vernaculaire, les circuits courts, l’exploration du génie du lieu et la reconnaissance de l’intelligence de la main.

Naturoptère à Sérignan-du-Comtat, Vaucluse
Architectes : Dominique Fahri et Yves Perret
© Fabrice Perrin

Rencontres et publications

L’association publie régulièrement des documents pour partager les idées et les valeurs du mouvement. Intitulé « Les signataires prennent la parole », le premier Carnet de la frugalité témoignait des encouragement, critiques et suggestions reçues après le lancement du manifeste. En 2019, deux rencontres ont été organisées dans des territoires en transition : Lens et Loos-en-Gohelle en mai ; Guipel, Hédé-Bazouges et Langouët en novembre. Dans les deux cas, il y avait une majorité de femmes et beaucoup de jeunes. Les débats de ces manifestations professionnelles et festives ont été restitués dans deux Carnets de la frugalité[6]. Lors des rencontres bretonnes, le travail en ateliers participatifs a fait émerger quinze engagements pour un urbanisme communal frugal en direction des candidats aux élections municipales[7]. En 2020, les rencontres ont été remplacées par un cycle de douze conférences en ligne sur le thème « Métamorphoser l’acte de construire »[8]. Après une longue période de réunions en ligne, une Fête du soleil rassemblera le 20 juin 2021 des « glaneurs » de la frugalité au Domaine de Tizé, près de Rennes[9].

De nombreux exemples inspirants

Il existe déjà des projets d’urbanisme ou de paysage et de nombreux bâtiments que l’on peut qualifier de « frugaux ». Ils sont valorisés dans des expositions et des publications, qui apportent des références concrètes. Le premier ouvrage, qui présente quinze exemples en région Sud[10], est sorti en 2019 ; le suivant, consacré à la région Grand Est, sera édité en juin 2021 par la Maison de l’architecture de Lorraine.

Les bâtiments conçus par Philippe Madec et Alain Bornarel sont frugaux par le choix des matériaux et par leur performance thermique, même sans climatisation. Un des plus emblématiques est le centre œunotouristique viavino à Saint-Christol, un ensemble où le confort d’été est apporté par la ventilation naturelle. Construit en bois et en pierre locale, il montre que les matériaux vernaculaires peuvent servir la modernité. Á Sérignan-du-Comtat, sous le même climat méditerranéen, le Naturoptère des architectes Dominique Fahri et Yves Perret, est protégé des surchauffes par sa toiture végétalisée largement débordante. En osmose avec son environnement naturel, il accueille le vivant, animal et végétal.

Centre œunotouristique viavino à Saint-Christol, Hérault
Architectes : atelier philippe madec
© Christophe Le Cardonnel

Priorité aux matériaux biosourcés et géosourcés

Avec environ 6 000 bâtiments isolés en paille, dont de nombreux équipements scolaires et sportifs d’envergure dans le Grand Paris, la France est pionnière européenne pour l’utilisation de cet abondant coproduit de l’agriculture. Le groupe scolaire Stéphane-Hessel, à Montreuil, est très bien isolé par des caissons en bois remplis de bottes de paille de 37 cm d’épaisseur. Il est à énergie positive, c’est à dire qu’il produit grâce à des panneaux photovoltaïques plus d’énergie qu’il n’en consomme. Le bois local, décliné en petites sections pour la magnifique halle d’Ancy-Dornot dessinée par Christophe Aubertin, a été mis en œuvre par le charpentier de ce village lorrain. La pierre et la terre crue apportent aux matériaux biosourcés leur inertie et leurs qualités haptiques, et reconnectent les habitants avec la nature. Utiliser la juste quantité du bon matériau au bon endroit est un des principes de la frugalité.

Groupe scolaire Stéphane-Hessel à Montreuil, Seine-Saint-Denis
Architectes : M’cub, Christian Hackel
© Luc Boegly

Un projet de société

« Le maintien des solutions architecturales urbanistiques et techniques d’hier, ainsi que des modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, est incompatible avec la tâche qui incombe à nos générations : contenir puis éradiquer les dérèglements globaux. Dans les esprits, l’usage partagé prend le pas sur la possession, la mutualisation sur la privatisation, la sobriété sur le gaspillage. Un monde nouveau naît. »[11]À travers rencontres, conférences, expositions et publications, l’espoir des glaneurs est de donner envie aux professionnels, aux décideurs et aux citoyens de s’impliquer dans le nécessaire changement de paradigme. La frugalité heureuse et créative, c’est avant tout un projet de société.


[1] Les rédacteurs du manifeste sont l’ingénieur Alain Bornarel, l’architecte et urbaniste Philippe Madec et la critique d’architecture Dominique Gauzin-Müller.

[2] https://www.frugalite.org/include/telechargement/le-manifeste.pdf

[3] Extrait du Manifeste de la frugalité heureuse et créative

[4] Extrait du Manifeste de la frugalité heureuse et créative

[5] Extrait du Manifeste de la frugalité heureuse et créative

[6] https://www.frugalite.org/include/telechargement/carnet-de-la-frugalite-2-actes-des-rencontres-delens.pdf https://www.frugalite.org/include/telechargement/carnet-de-la-frugalite-3-actes-des-rencontres-guipel-langouet-et-hede-bazouges.pdf

[7] https://www.frugalite.org/include/telechargement/communique-de-presse-fev-2020.pdf

[8] https://topophile.net/rendez-vous/metamorphoser-lacte-de-construire-frugalite-heureuse-et-creative/

[9]

[10] https://www.frugalite.org/include/telechargement/construire-frugal-en-provence-alpes-cote-dazur.pdf

[11] Manifeste pour une frugalité heureuse et créative