Il y a 20 ans, les premières lois incitatives relatives à la RSE arrivaient en France. 20 ans après, le bilan est mitigé. Allons plus loin.

Le débat sur la responsabilité de l’entreprise est ancien. D’Howard Bowen à Milton Friedman, les écoles de pensées se sont affrontées depuis 70 ans pour savoir si, oui ou non, l’entreprise devait tenir un rôle dans la résolution des enjeux sociaux et environnementaux.

À priori, à en croire la tendance depuis 20 ans, c’est Bowen et son idée de « responsabilité sociale de l’entreprise » qui ont gagné le débat. En effet, depuis 20 ans, un peu partout se multiplient les nouvelles réglementations, les nouvelles normes, pour encourager les entreprises à s’engager dans une démarche « RSE ». En France, c’est en 2001 qu’on a pour la première fois inscrit dans la loi ce mouvement avec la loi NRE et son reporting extra-financier.

Il y a 20 ans naissait donc l’idée d’une RSE incitative : il faut encourager (mais sans contraindre) les entreprises à s’engager dans le développement durable. Alors, 20 ans après, quel bilan tirer de ce paradigme de la RSE ? A-t-il permis de transformer durablement l’économie ? Pas sûr.

20 ans d’incitations, 20 ans d’hésitations

Cela fait donc plus de 20 ans que le sujet de l’entreprise durable est sur la table. 20 ans que l’on compte sur l’engagement des entreprises et que l’on parle de RSE, 20 ans que l’on espère que le reporting, la transparence et l’accompagnement inciteront les entreprises à transformer leur business models. 20 ans que l’on propose, d’ailleurs, de nouveaux modèles, toujours volontaires : l’économie sociale et solidaire, la raison d’être, l’entreprise à mission.

Alors, 20 ans après, l’économie a-t-elle changé ? Sur la forme, pas tellement. D’abord, très peu d’entreprises semblent aujourd’hui réellement engagées dans une démarche transformative. Globalement, les mêmes entreprises vendent toujours plus ou moins les mêmes produits, aux mêmes clients, avec les mêmes objectifs : croissance des ventes, croissance des profits. Peu d’entreprises ont basculé dans un nouveau modèle, que ce soit celui de la raison d’être ou de l’entreprise à mission. Et pour celles qui l’ont fait, la raison d’être reste un outil de communication plus qu’un outil de transformation.

Et l’éco-conception, l’innovation durable, les projets à impact dans tout ça ? Oui, tous ces concepts ont fleuri partout. Mais qu’ont-ils changé sur le fond ? Pas grand chose. Globalement, nos impacts environnementaux stagnent, voire, ils augmentent. Effet rebond, nouveaux besoins : quand on s’améliore, c’est pour vendre plus, toujours. Et le bilan n’est jamais à la faveur de la planète. Même l’Agence Européenne de l’Environnement l’affirme : toute cette innovation verte n’a pas permis de faire le découplage, c’est-à-dire de réduire les dégradations environnementales engendrées par la croissance économique.

Quant à l’état du monde, il n’est pas meilleur, bien au contraire, qu’il y a 20 ans. Les émissions de CO2 sont au plus haut, les ressources s’épuisent, la biodiversité continue de s’effondrer. Les engagements pris par les Etats lors des différents sommets internationaux sont bien deçà des ambitions que l’on devrait se fixer pour faire émerger un modèle durable. Et malgré ça, certains entreprises continuent de trouver les politiques publiques « trop contraignantes » pour le secteur privé.

Pendant deux décennies, la société a donné aux entreprises les cartes pour se remettre en cause. Des incitatifs, des règles non-obligatoires, des méthodologies, des normes. Les consommateurs ont fait évoluer leurs attentes. Et malgré ça, rien ou presque. 20 ans d’incitations, c’est surtout 20 ans d’hésitations.

Passer à la vitesse supérieure

Si notre ambition de faire la transition écologique est réelle, il faut sans aucun doute changer de paradigme, et vite. Les signes sont clairs : la transition ne peut pas attendre que le secteur privé mette fin à ses atermoiements. Elle ne peut attendre non plus qu’une hypothétique capacité d’innovation vienne trouver demain des solutions techno-économiques à des problèmes auxquels il aurait déjà fallu s’attaquer hier. Surtout que ces solutions, de l’hydrogène prétendument vert au tout numérique soit-disant durable, n’ont de solutions que le nom.

Il est temps aujourd’hui de le dire le plus clairement possible : notre modèle économique n’est pas soutenable, et les entreprises qui en sont le socle ne le sont pas plus. On ne changera pas cet état de fait en attendant des entreprises qu’elles se décident, à leur rythme, à changer à la marge des modèles de production qu’elles n’ont vraisemblablement aucun intérêt à changer.

Tant que nous continuerons, en tant que société, à payer collectivement sans rechigner pour les dégâts causés par une économie prédatrice, les acteurs de cette économie n’ont pas de raison de se priver. D’autant que pendant que la société paye pour les dégâts climatiques et environnementaux, les entreprises et leurs actionnaires, eux, encaissent : en 20 ans, les dividendes distribués aux actionnaires du CAC40 ont augmenté de près de 300%.

Définir un modèle d’entreprise durable, et le faire appliquer

Pour que les choses changent, il est temps de définir vraiment ce qu’est un modèle d’entreprise durable, un modèle d’économie durable. Et clairement, ce modèle ne pourra pas être celui d’aujourd’hui, ce modèle linéaire, qui exploite les ressources sans soucis du long terme, pour produire des objets jetables, destiné uniquement à alimenter des exigences absurdes de profit. Un modèle d’entreprise durable, c’est un modèle d’organisation pensé dans le respect des limites planétaires, avec les enjeux de soutenabilité comme premier critère, avant le critère économique et financier, avec des lignes directrices éthiques claires.

Longtemps, les dirigeants politiques (bien aidés par le lobbying incessant des organisations économiques) se sont refusés à plancher sur la définition de ce modèle, se contentant de l’incitatif, toujours. Mais sous la pression d’une société civile qui refuse de plus en plus le statu quo, les choses bougent, un tout petit peu. Un embryon de définition de modèle d’entreprise durable se trouve, pour celui qui prend le temps de bien regarder, dans la loi sur le devoir de vigilance. Enfin, avec cette règlementation, on passe du modèle de l’incitation à celui de la règle, et de la contrainte. Les nouvelles règles liées au devoir de vigilance disent clairement : voilà ce qui est éthique, ce qui ne l’est pas. Et elles élaborent même, pour la première fois, un régime de sanction, dont la gestion vient d’être confiée par le Parlement au tribunal judiciaire. La taxonomie verte européenne va dans le même sens, en disant : voilà ce qui est durable, voilà ce qui ne l’est pas.

Il faut aujourd’hui généraliser ce modèle. Le rôle des institutions politiques est de définir notre horizon commun, et il n’y a pas de raison que le monde économique échappe à cette logique. Il faut pouvoir dire clairement quelles pratiques sont durables, compatibles avec nos objectifs écologiques, ou non. Il faut pouvoir encadrer et conditionner les modèles d’affaires. Nous devons aller plus loin que le modèle d’une RSE incitative, faite de compromis mous. Nous ne pouvons plus nous cacher, non plus, derrière l’éternelle complainte d’un secteur privé qui voit toujours dans les règles collectives des freins à sa créativité, à sa capacité d’innovation, et surtout (il faut bien le dire) à sa croissance. Ce secteur privé, qui n’est pourtant pas le plus à plaindre, doit accepter que l’on a changé de monde. Et qu’avec les grandes libertés qui sont les leurs, vient une grande responsabilité, même un devoir.

Il est temps de dire aux entreprises : voilà ce que la société attend de vous. Voilà votre horizon. Et ce n’est plus une option.

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