Rupture ? Transition ? Comment le développement durable doit-il transformer la société : brutalement ou progressivement ? Alors que le débat repart, rappelons qu’un modèle durable ne peut-être que « négocié » entre les parties-prenantes.
Rupture ou transition : le débat éternel du développement durable ?
Tout un courant idéologique, fait d’impatients extrêmes comme ces jeunes qui auraient volontiers mis le ministre de l’Ecologie sur le bûcher au nom de « la maison qui brûle » et d’anticapitalistes insubmersibles qui ont troqué le gilet rouge contre le vert, s’acharne à désespérer la campagne : ce n’est pas la méthode qui est en cause, disent-ils, mais le système qui mène la planète au collapse ! On a connu cette discussion manichéenne dans les années des grands sommets sur la terre dont les figures étaient Joan Baez et René Dumont, Ignacy Sachs et Yoko, pour ceux qui s’en souviennent.
Et puis est passé par là une réflexion raisonnable inspirée par Gro Bruntland et reprise par la Banque mondiale qui nous a livré la recette du développement durable, invitant les entreprises à parler avec Greenpeace, sinon à l’accepter, délivrant quelques avancées optimistes auxquelles on a cru parce que les présidents de grands groupes nous ont dit qu’on pouvait gagner en Bourse et être responsable ! Qui ne se souvient du lancement improbable du Global Compact il y a trente ans exactement, où le Secrétaire Général des Nations Unies, le regretté Koffi Annam, appelait « le business » à s’intéresser au monde, encadré à sa gauche par le Président de Goldman Sachs et à sa droite par le numero 2 du partie communiste chinois ?
Depuis la période du rejet des « faux » progrès, suivie par celle des promesses de les rendre propres et justes, on est arrivé aujourd’hui à celle du doute et de l’opportunisme associés, dont on ne peut pas dire qui gagnera, écartelés que nous sommes entre les disciples de Greta qui ne veulent plus marcher aveuglément et les apôtres de la finance durable qui assurent qu’on peut « changer la roue en roulant » ! Les scientifiques ont remis un peu d’ordre dans ce délire idéologique et sont moins seuls, renforcés aujourd’hui par les juges qui commencent à se servir du principe de précaution ; ils sont confortés par les élus locaux qui sont les premiers recherchés en responsabilité par des citoyens qui veulent l’air de la montagne dans le métro mais qui continuent d’acheter les plastiques en Chine et le gaz au Quatar. Nos sociétés sont perdues en vérité, contradictoires et insatiables à la fois.
Les férus d’Histoire se rappelleront que c’est la conquête sauvage du continent américain qui a assuré le triomphe du mercantilisme deux siècles après, alors que la tentative simultanée de la réforme d’une Eglise condamnée n’a suscité que des conflits sanglants et une intolérance extrême, avant que « les Lumières » n’ouvrent d’autres perspectives. En ces périodes qui accumulent les sauts technologiques, les effervescences politiques et les aspirations libératoires, nul ne sait où penche le plus l’équation de la transformation indispensable, entre raison et passion, inertie ou violence. S’il est certain que les modèles non durables – trop nocifs ou polluants, déloyaux ou inaccessibles, de la malbouffe à la manipulation – ont peu d’avenir, encore faut-il se donner de nouveaux repères de croissance qui allient la satisfaction du bien commun à celle des intérêts légitimes qui ne sont que des moyens.
4 leviers pour changer de paradigme vers un modèle durable
Premier levier, celui de la trajectoire de progrès, concept issu de la COP21 et des nouveaux ODD qui ne se contente pas de décrire une situation faite de risques, comme on l’a trop fait jusqu’à maintenant, mais de poser des objectifs dans le temps, pour réduire les impacts négatifs, augmenter les impacts positifs, en cohérence avec la bio-capacité de la planète et la progression des valeurs communes, dans un agenda précis et avec des cibles identifiées, en précisant les coûts d’inaction et d’action. Fondé sur des bases scientifiques ou consensuelles, le concept de trajectoire résout le dilemme rupture versus transition en posant les termes d’un changement attendu, suivi et justifié.
Le deuxième levier est celui des parties prenantes, c’est-à-dire de toutes les catégories qui sont concernées par le projet économique et qu’on ne peut traiter à la légère sous prétexte d’en privilégier une ou d’en mépriser une autre. Ce concept n’a pas été intégré à la gouvernance des firmes et il lui reste extérieur. Il n’est pas difficile de prévoir que la double pression des juges et des revendications va progressivement lui conférer une densité juridique qui changera la finalité de l’entreprise, en tout cas des plus grandes, si elles veulent garder une licence à opérer autrement que par la force ou le déni, surtout si elles dépassent les Etats où s’en moquent. On devra substituer la légitimité des parties concernées à la légitimité patrimoniale, fragilisée partout. C’est très différent.
Troisième levier de la transformation en cours, qui n’est pas une rupture révolutionnaire mais non plus une transition inerte : c’est le passage de la création de valeur partagée à a valeur négociée. Michael Porter, grand prêtre du management des trente glorieuses, a voulu sauvé son dogme en ouvrant le territoire des besoins non satisfaits au champ des aventuriers de l’entrepreneuriat, les persuadant que la solvabilité n’était qu’une étape et que leur rôle était de s’en emparer dans l’intérêt des citoyens qui ne veulent pas rester pauvres et des riches qui craignent de ne plus l’être toujours. En réalité, la force du concept est de pousser les acteurs à s’entendre, allant des « local contents » arrachés au partage de la valeur discutée, pour négocier l’intérêt commun, en un lieu donné, à un moment donné dans les conditions données. C’est l’esprit de la logique transformationnelle chère aux ONG collaboratives et des « green deals » que les Etats innovants cherchent à promouvoir.
On arrive ainsi au quatrième levier, celui du double projet pour parler « le Riboud » dans le texte, ou celui de l’organisation duale, à la fois économique et sociétale, que l’éditeur en chef de la Harvard Business Review, bible des managers qui se respectent, appellent l’hybridation et qui n’est que le mariage du profit et de la mission, de la raison d’être et de la performance, dont « les capitalistes éclairés » se sont convaincus que se logeait là désormais le ressourcement du système ; en se préoccupant autant du résultat collectif que du bon usage des ressources individuelles, l’économie de marché retrouve un souffle qui clôt le débat inter-religieux : il faut gouverner l’entreprise en accroissant sa valeur propre, pour nourrir la valeur collective, en satisfaisant équitablement les parties concernées, mais en prenant bien soin de gérer le cadre, c’est-à-dire les règles, qui vont préserver la survie, anticiper les limites et améliorer le consensus qui fait « qu’il n’y aura pas d’entreprises qui gagnent dans un monde qui perd ».
Développement durable : ni révolution, ni inertie mais du dialogue
Ni révolution, ni conservation, la dynamique durable est bien plus une collaboration d’intérêts circonstanciés qui s’intéressent plus à la destination qu’au véhicule et qui privilégie la satisfaction du passager à la vitesse et au confort en soi, dès lors que la route est tortueuse et très risquée…Cessons donc les querelles byzantines et sémantiques et attachons-nous à des stratégies raisonnées, posées en commun, pour bâtir « l’entreprise durable » au sein d’une « économie sociale de marché responsable ». C’est le défi du modèle européen et l’un des défis du vote du 26 mai. De fait, du RGPD à la taxation des Gafam, du respect des droits humains à la lutte contre le travail forcé, et de l’éthique de l’information à la neutralité carbone, l’Europe est aujourd’hui la zone la plus engagée vers la durabilité, au travers de l’Agenda 2030 (ODD), en vue de construire un « capitalisme de parties prenantes », alternative au capitalisme de puissance, sino-américain, qui est une vraie menace. Oui, l’enjeu durable n’est plus une affaire « morale », c’est un défi géopolitique.
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