En 2019, l’Union européenne lançait en grande pompe le Green Deal pour engager les 27 sur la voie de la transition écologique avec l’objectif de la neutralité carbone d’ici 2050. 5 ans plus tard, le contexte politique a changé et si la décarbonation reste bien un cap réaffirmé par la présidente de la Commission et le rapport Draghi sur la compétitivité, les compromis qui se dessinent pour assurer sa mise en œuvre risquent d’amenuiser les autres pans de la transition écologique et sociale. Le point sur les voies explorées par l’UE mais qui ont aussi une résonance au niveau national. 

Décarboner tout en maintenant une croissance soutenue et la compétitivité des entreprises de l’Union européenne. C’est la quadrature du cercle à laquelle la présidente de l’UE, Ursula von der Leyen s’est engagée lors de sa réélection en juillet dernier pour convaincre l’aile droite du Parlement, qui reste majoritaire dans cette nouvelle légilsature. « Je veux être claire : nous maintiendrons le cap sur notre nouvelle stratégie de croissance et sur les objectifs que nous avons fixés pour 2030 et 2050. Nous mettrons l’accent sur la mise en œuvre et sur l’investissement, afin d’obtenir des résultats sur le terrain », avait-elle déclaré devant le Parlement lors de son discours d’investiture. 

Pour gagner en crédibilité économique et en poids politique, celle-ci avait missionné l’ancien président de la Banque centrale européenne et ex Premier ministre italien Mario Draghi à trouver des pistes, rendues publiques le 9 septembre. En rendant un « plaidoyer pour poursuivre un certain nombre d’efforts initié par le Green Deal » et en appuyant son financement, « y compris avec des outils de dettes communs », celui-ci a « fait le job » reconnaît, Mathilde Dupré, co-directrice de l’institut Veblen. Mais pour réussir ce jeu d’équilibriste, les compromis sont nombreux. Et « vu le résultat des élections, c’est le plus petit dénominateur commun qui a gagné sur les questions écologiques », déplore-t-elle. Or ce rapport très attendu devrait donner la tendance des réformes économiques à mener dans l’UE pour les prochaines années. Et cela va avoir des incidences fortes sur la façon de mettre en œuvre et de financer la décarbonation de l’économie européenne.

Une priorité donnée  la « croissance verte » et à la compétitivité 

Pour faire face aux défis économiques, numériques, énergétiques, sociaux ou démographiques, « l’Europe a de plus en plus besoin de croissance », souligne ainsi Mario Draghi dans son rapport sur la compétitivité. Pour « bien annoncer la couleur », le mot croissance est utilisé 28 fois dans l’avant propos et 15 fois dans la première page et présenté comme « seule façon de relever ces défis », note l’économiste Timothée Parrique dans un post LinkedIn. Une vision à laquelle souscrit le Medef qui salue « le choix de la croissance par l’investissement » car « seul le développement économique nous permettra d’assurer le financement de notre modèle social, de continuer à créer de l’emploi et d’augmenter le pouvoir d’achat ». 

Les mots d’Ursula von der Leyen lors de la conférence Beyond Growth de mai 2023 – «  la croissance économique n’est pas une fin en soi  » – semblent loin. Même si son message sur l’obsolescence d’une croissance centrée sur les combustibles fossiles reste toujours de mise, c’est la compétitivité des entreprises européennes face aux entreprises étrangères, américaines ou chinoises qui devient l’objectif ultime à atteindre. Et pour cela Mario Draghi invite à lever certains tabous comme la réforme des marchés publics, des aides d’Etat ou de la concurrence. 

Cependant, en prenant le seul cap de la course de la compétitivité avec la Chine et les Etats-Unis, l’Europe fait une triple erreur : économique, géopolitique et écologique, estime Christian Schaible, responsable de l’industrie zéro pollution au Bureau européen de l’environnement (BEE), une organisation qui regroupe les principales ONG européennes.  » La compétitivité n’est pas la finalité, c’est la protection de la planète et de ses habitants qui l’est ». Or, au-delà du rapport Draghi, « la problématique de compétitivité l’emporte désormais sur celle de leur responsabilité », note de son côté Patrick d’Humières, spécialiste de la responsabilité sociétale des entreprises. 

La décarbonation, rien que la décarbonation 

Du côté de la Commission comme du rapport Draghi, la décarbonation est présentée comme une boussole pour les réformes à réaliser et bénéfique pour l’économie, notamment pour faire baisser les prix de l’énergie et réduire notre dépendance extérieure. Mais si cette direction fait globalement consensus à Bruxelles, elle commence à être remise en cause dans certains pays et surtout l’ampleur de l’ambition est encore loin de faire l’unanimité au Parlement européen. L’objectif de la Commission de réduire de 90% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040, soutenu en juillet par Ursula von der Leyen, coince encore côté PPE qui reste le premier parti européen. D’où le cap de la croissance censé séduire l’aile droite du parlement. 

Problème : « avec la croissance pour cap, il faut concilier compétitivité et neutralité carbone, quitte à faire fi les autres limites planétaires, qui sont pourtant mal en point, comme la biodiversité et la pollution », déplore Mathilde Dupré. « C’est un vrai recul par rapport à la version 2019 du Green Deal qui avait pour objectif de trouver un modèle économique décorrelé de l’utilisation des ressources naturelles », estime-t-elle. Ainsi, on ne trouvera le mot biodiversité qu’une fois sur les 328 pages du rapport Draghi et les directives sur les études d’impact sur les oiseaux, habitats et eau sont uniquement mentionnées pour être revues à la baisse dans le but de favoriser le développement des énergies renouvelables. « Il n’y a aucune mention de l’industrie européenne comme fournisseur de solutions pour des services d’eau durables, la production alimentaire ou d’autres services essentiels à la vie », ni de précisions sur le fait que les ‘secteurs stratégiquement importants’ seront « effectivement compatibles avec la production durable et la lutte contre la triple crise planétaire » relève aussi le BEE.

Vers une réindustrialisation « verte » 

En juillet, la présidente de la Commission avait annoncé un pacte pour une industrie propre dans les 100 premiers jours de sa seconde mandature. Celui-ci doit s’appuyer sur davantage d’aides publiques et d’appels d’offres pour décarboner tous les pans de l’industrie européenne. « Le nouveau paquet législatif devrait s’accompagner, entre autres, d’un règlement d’accélération de la décarbonation de l’industrie, d’un règlement sur l’économie circulaire, d’un nouveau cadre « simplifié » pour le règlement sur les produits chimiques (Reach), prenant en compte les PFAS, et d’une ébauche pour un nouvelle union européenne de l’énergie zéro carbone », note Actu environnement. 

Cette décarbonation ne pourra cependant se faire qu’à une seule condition : celle d’une industrie verte compétitive qui doit s’articuler autour d’une dizaine de secteurs clés comme l’énergie, les technologies propres, l’automobile ou les semi-conducteurs, estime le rapport Draghi. De fait, selon lui, « si la décarbonation conduit à la désindustrialisation », c’est la mort politique du Pacte Vert, rapporte Euractiv. Or, pour se mettre à niveau face à la concurrence, cette nouvelle stratégie industrielle a un coût. L’économiste l’estime à des investissements supplémentaires de l’ordre de 750 à 800 milliards d’euros par an. Un montant qui n’effraie pas le Medef mais selon la fédération patronale il faudra toutefois « travailler sur les modalités de ces investissements : budget européen, fonds souverain pour les technologies stratégiques, conseil européen de l’innovation ». 

La simplification au risque de la déréglementation ? 

« Une charge réglementaire et administrative excessive peut nuire à la compétitivité des entreprises de l’UE par rapport à d’autres blocs » et « elle a une incidence négative sur la productivité », note le rapport Draghi. Or celui-ci recense quelque 13 000 textes législatifs adoptés dans l’UE entre 2019 et 2024 contre 3 500 aux Etats-Unis. L’économiste plaide donc pour une simplification, ce qui est plutôt bien accueilli. Mais celle-ci a tendance à se focaliser essentiellement sur les réglementations environnementales, déjà de plus en plus sujettes à des enlisements depuis quelques mois comme l’a montré la directive sur la restauration de la nature.

Le rapport propose ainsi de mettre le principe de précaution en retrait au profit de l’innovation. Mais aussi de rendre le droit de l’environnement plus flexible avec des « exemptions limitées (dans le temps et le périmètre) dans les directives environnementales de l’UE, jusqu’à ce que la neutralité climatique soit atteinte ». Parmi les réglementations visées, celles sur les produits chimiques (REACH et PFAS) ou les directives eau, oiseaux et habitats pour assurer le développement de filières spécifiques comme les énergies renouvelables ou les batteries en accélérant les procédures. Mais aussi la directive sur les déchets et déchets d’emballage.  

Transparence ESG des entreprises : quel avenir pour le Green Deal (CSRD, devoir de vigilance, taxonomie…)

Certains élus et observateurs craignent pour la suite même du Green Deal. Comme le relève Contexte, celui-ci n’est cité que 4 fois sur les 328 pages dont deux fois en note. Et dans le chapitre simplification, les directives phares s’appliquant aux entreprises et investisseurs comme la CSRD (sur le reporting ESG), le devoir de vigilance ou la taxonomie verte sont particulièrement visées. Le rapport insiste notamment sur la lourdeur administrative qu’elle fait peser sur les entreprises – et notamment les PME- mais aussi leur coût (de 150 000 € pour les entreprises non cotées en bourse à 1 million d’euros pour les entreprises cotées), le « risque de surconformité tout au long de la chaîne de valeur », « le risque de chevauchement des méthodologie de comptabilisation des émissions » ou le manque de clarté des exigences comme celles de « ne pas causer de préjudice significatif » (Do not harm). 

Une simplification saluée par le patronat. Dans un communiqué, le Medef « qui avait souligné les méfaits de la sur-réglementation », auprès de Bruxelles, se réjouit de « la proposition de nommer un vice-président de la Commission chargé de simplifier et d’alléger le fardeau réglementaire européen ». Mais le groupe parlementaire centriste Renew prévient : « L’amélioration de la compétitivité ne signifie pas que nous devons renoncer à nos objectifs environnementaux ». La Commission devra bien « s’appuyer sur le Green Deal, sans aucun retour en arrière, par la mise en œuvre complète de tous les textes » et même « le compléter avec un Blue Deal pour les océans, les mers et rivières »

De son côté, la communauté RSE s’inquiète : « Sous couvert de simplification, c’est tout l’édifice de la transparence extra-financière et de la vigilance des multinationales qui pourrait être vidé de son sens. Réduire les enjeux sociaux et environnementaux à la simple décarbonation sous conditions de simplification n’a pas de sens dans le monde d’aujourd’hui », réagit Philippe Vachet, Directeur Général de l’Agence LUCIE.

Une décarbonation basée sur « la neutralité technologique »

Pour assurer la décarbonation, l’approche de « neutralité technologique » commence à s’imposer. Poussée notamment par le patronat, elle est aussi mise en exergue dans le rapport Draghi. Pour accélérer la décarbonisation « toutes les technologies et solutions disponibles (par exemple, les énergies renouvelables, le nucléaire, l’hydrogène, les batteries, la réponse à la demande, le déploiement des infrastructures, l’efficacité énergétique et les technologies CCUS – de captage et stockage du carbone) doivent être exploitées en adoptant une approche neutre sur le plan technologique et en développant un système global rentable », précise le rapport. L’intelligence artificielle est également mise en avant. Une direction saluée par les fédérations de la filière hydrogène (Hydrogen Europe) comme du solaire thermique notamment mais aussi Business Europe ou le Medef qui poussaient cette approche dans leur récente étude sur la transition énergie-climat en Europe et la compétitivité des entreprises

Pourtant, celle-ci est considérée comme un « piège dangereux » par le Bureau européen de l’environnement. De fait, « selon le GIEC, le nucléaire et le CSC comptent parmi les technologies les moins efficaces pour atténuer le changement climatique. Les mettre sur un pied d’égalité avec les énergies renouvelables, qui peuvent être construites beaucoup plus rapidement et à moindre coût, retardera la décarbonisation et entraînera une hausse des prix de l’énergie pour l’industrie européenne ».

La transition juste oubliée 

Si le rapport Draghi mentionne quelques outils pour assurer un soutien aux « industries naissantes », aux industries lourdes impactées par le marché carbone (avec des quotas gratuits en cas d’échec de la taxe carbone aux frontières), l’industrie locale (avec des exigences minimales en matière de production locale dans les marchés publics), ou des instruments d’endettement commun (qui sont encore loin de faire consensus), il n’est pas vraiment question d’outils pour favoriser une transition juste. Les investissements en formation pour assurer la reconversion des industries brunes ne sont ainsi pas mentionnés.
« Il ne s’agit pas seulement de faciliter la transition écologique pour les industries, mais de la réussir », souligne ainsi le BEE appelant les dirigeants européens « à se concentrer sur une politique industrielle coordonnée qui donne la priorité à des partenariats équitables, à des emplois verts de qualité et aux normes environnementales et sociales les plus élevées ». Cette question de la transition juste pour les travailleurs européens, déjà oubliée pour les ménages dans le Green Deal, est pourtant un impératif pour assurer la désirabilité, l’acceptabilité et la faisabilité de la décarbonation, toute compétitive soit-elle par rapport aux autres pays.

Illustration : Canva