Rendre les salaires plus transparents pour réduire les inégalités femmes/hommes en la matière et plus largement assurer une équité de traitement entre les collaborateurs, c’est l’objectif d’une directive européenne qui s’appliquera aux entreprises de plus de 100 salariés à partir de 2026. Mais sans attendre la réglementation, de plus en plus d’entreprises se lancent dans une démarche de transparence salariale. Pour quelles raisons, sous quel mode et avec quels bénéfices ? On fait le point sur Youmatter !

La transparence salariale pour quoi, pour qui ?

« Comment se fait-il que je sois moins payée qu’un nouveau commercial qui arrive dans la boîte ? Est-ce que c’est parce que je suis une femme ? » Quand Séverin Prats, le fondateur d’Ethi’Kdo se fait interpeller par l’une de ses collaboratrices il y a 5 ans, c’est un coup de massue qu’il reçoit à la figure. « Je me suis senti honteux de ne pas l’avoir vu venir, de ne pas avoir fait les choses assez bien et aussi inquiet qu’ignorant de ne pas savoir comment prendre les choses en main ». Une fois le choc passé, Séverin Prats a cependant pris le taureau par les cornes, consulté des entreprises et associations qui s’étaient déjà engagées dans la démarche et monté un comité RH/rémunération. L’objectif n’est alors « pas forcément de savoir qui est payé combien mais quels sont les critères qui expliquent ma rémunération, dans l’optique d’être plus juste, transparent et équitable », explique le fondateur de la Scop qui compte une vingtaine de collaborateurs aujourd’hui. 

Chez Yousign, poids lourd de la signature électronique européen, la transparence a été mise en place dès la création de l’entreprise, « dans la continuité de la transparence sur les décisions stratégiques » que défendent les fondateurs, assure Kristina Colak, la directrice des ressources humaines de la société qui compte désormais 200 personnes. Plus que la taille, le secteur ou le statut de l’entreprise, c’est en effet souvent la conviction du dirigeant qui est à la source de l’engagement des entreprises dans cette démarche encore volontaire. Cela va pourtant changer à partir de 2026 en raison d’une directive européenne (voir encadré) qui va amener les entreprises de plus de 100 salariés à dévoiler les rémunérations et leur calcul, à la fois aux collaborateurs mais aussi aux candidats. 

Une petite révolution en France où le sujet est encore considéré comme tabou par un tiers des salariés. Si parler d’argent est devenu OK pour 66% des salariés interrogés pour un sondage Ifop/Deel, ce sont encore principalement les jeunes de moins de 35 ans, notamment les hommes, CSP+ et parisiens qui se sent plus à l’aise et seuls 10% se disent « très à l’aise »

La pratique n’est d’ailleurs pas encore diffusée dans la majorité des entreprises françaises où seulement deux organisations sur cinq communiquent déjà à leurs salariés des informations sur leur politique de rémunération, en adoptant généralement une approche globale, selon une enquête réalisée par le cabinet WTW. Mais poussées par la réglementation à venir et les évolutions sociétales, plus de la moitié des entreprises qui ne communiquent pas encore sur le sujet envisagent de le faire à l’avenir. Et déjà la pratique de transparence des salaires sur les offres d’embauche a doublé depuis 2019 (49,5% en 2023) selon un sondage d’Indeed, principalement pour les postes les moins rémunérés cependant.

Comment s’y prendre pour mettre en place la transparence salariale ? 

D’abord, pas de secret, la concertation avec les collaborateurs s’impose. « Il est important de communiquer en amont de la démarche, avec les instances représentatives du personnel quand il y en a, les managers et les salariés », souligne Thierry Magin, directeur associé et co-fondateur du cabinet MCR spécialisé dans les rémunérations. Chez Ethi’Kdo qui comptait moins de 10 salariés à l’époque de l’initiation de la démarche et pas de direction RH, c’est un comité RH/rémunération qui a été mis en place avec deux salariés volontaires, le directeur général et son bras droit. Celui-ci a voté 4 grands principes : « L’autonomie et la contribution au collectif sont les deux piliers de la rémunération; les salarié.es doivent pouvoir voter leur rémunération; le salaire ne dépend pas de l’âge ou du diplôme et le salaire du dirigeant doit être public et décidé collectivement. » 

Une fois le cadre posé, « la difficulté reste de définir la façon dont on évalue l’autonomie ou la proactivité dans les métiers, de savoir s’il faut du variable ou pas, de rester dans le budget de l’entreprise tout en restant attractif pour les candidats », souligne Laure-Hélène Jacquet, chargée de mission chez Ethi’Kdo et membre du comité RH. Il est alors important de discuter avec les opérationnels et de fonctionner par itération pour améliorer le cadre au fur et à mesure. 

L’élaboration d’une grille de salaire, avec des critères très précis, est en effet absolument essentielle. Cela peut prendre du temps, aux alentours de 6 mois, selon Thierry Magin. Chez Ethi’Kdo, il y a douze niveaux d’autonomie, avec des actions concrètes à réaliser, comme celle de mener un projet structurant pour l’entreprise. « Pour la contribution au collectif, nous voulons récompenser ceux qui prennent soin des autres, qui permettent à tous de mieux travailler et qui sont essentiels à la coopérative », précise Séverin Prats. Chez Yousign, il peut y avoir entre 20 et 30 critères, à la fois sur des hard et soft skills. 

Cette étape est cruciale pour « pouvoir expliquer le calcul et les éventuelles différences de salaires » selon Thierry Magin:  « Pour construire la grille de rémunération spécifique, au-delà de ce que propose la convention collective par exemple, on peut s’appuyer sur une méthodologie dite de « pesée des postes ». MCR a développé la sienne propre « Paci : P pour projet d’entreprise, A pour autonomie, C pour complexité et I pour impact », explique le consultant. « Si ce n’est pas fait et/ou cela est mal présenté, on court à la catastrophe », précise-t-il. Ensuite, cette grille doit ensuite être revue annuellement sous peine d’être obsolète, précise Katarina Colak. 

La formation des managers à l’utilisation de cette grille est enfin essentielle pour assurer l’efficacité du dispositif, d’autant que certaines entreprises « partent de très loin » sur les rémunérations, déplore Thierry Magin. 

Quels sont les bénéfices attendus et observés de la transparence salariale ? 

Le premier bénéfice attendu de la transparence salariale est d’abord celui de l’équité salariale. En rendant visible le montant des salaires mais aussi la façon dont ils sont calculés dès l’embauche, l’objectif est bien de réduire les injustices et inégalités, notamment entre les femmes et les hommes. En effet, selon la Commission européenne « le manque de transparence des rémunérations est l’un des principaux obstacles à l’élimination de l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, qui continue de s’élever à environ 13 % en moyenne dans l’UE en 2020 ». 

Pour Yousign, l’objectif est atteint : « nous n’observons pas d’écart de salaires et il y a une proportionnalité parfaite des augmentations entre les femmes et les hommes. Cela se traduit aussi dans les effectifs et les promotions: nous avons à la fois 40% de femmes dans nos équipes et 40% de managers », précise la DRH. Même chose pour le turn-over de Yousign qui reste moins élevé que chez les concurrents. C’est d’autant plus simple que les salaires y sont en moyenne 5% plus élevés que la moyenne du secteur, un  avantage concurrentiel évident. 

A l’inverse chez Ethi’Kdo, la transparence a surtout permis de mieux expliquer des salaires qui peuvent être moins élevés que chez la concurrence pour certains métiers comme les commerciaux : « nous précisions la rémunération sur les offres d’emploi et l’on explique la grille salariale le plus en amont possible lors des entretiens d’embauche : cela permet aux candidats de se demander si le poste leur correspond et si l’évolution salariale fonctionne avec leur niveau de vie. En gros, nous payons plutôt bien les débutants mais les seniors peuvent être en dessous du marché classique », explique Séverin Prats. Quand les salaires sont bas, le jeu de la transparence est à double tranchant. « Cela peut freiner et c’est OK mais certaines personnes ont divisé par deux leur salaire parce que le poste et les valeurs de l’entreprise correspondait à leur attentes », souligne-t-il. Le tout est d’être clair dès le début. 

Et pour les salariés ? Une étude réalisée par l’Ifop pour Deel montre que 8 salariés sur 10 jugent que la transparence des salaires est bénéfique, notamment pour réduire les inégalités (60%). Les deux tiers souhaitent ainsi que les salaires soient fixés dans des fourchettes communes. Dans les entreprises pionnières, les salariés estiment qu’ils comprennent mieux le calcul de leur rémunération actuelle et ce qu’ils doivent faire pour obtenir des augmentations. « Pour moi, c’est un vrai plus dans une organisation car on arrive mieux à se projeter et on se sent en confiance sur la façon dont on est évalué et la place que l’on a dans l’entreprise », souligne Laure-Hélène Jacquet. 

A l’embauche, cela peut être à double tranchant pour le salarié mais c’est aussi plus juste car le salaire est « beaucoup moins lié à la capacité de négociation du candidat », souligne Laure-Hélène Jacquet. D’autant que l’on sait qu’à ce petit jeu, les femmes sont souvent perdantes…

Quels sont les freins à la transparence salariale ? 

Qu’est-ce qui freine alors les entreprises à s’engager ? Plusieurs choses : d’abord, c’est la crainte de possibles réactions de la part des salariés (59% des entreprises interrogées dans le cadre de l’étude WTW) ou des représentants du personnel (CSE). C’est pourtant l’inverse qui se produit assurent les entreprises qui l’ont mises en place. « Il y a beaucoup moins de jalousie et de frustration quand il y a transparence, assure Kristina Colak de Yousign. Mais à une condition : celle d’avoir « bien structuré les grilles de salaires et de pouvoir bien expliquer l’ensemble des rémunérations », précise-t-elle. On évite aussi un affichage des salaires au mur qui peut être une demande des salariés mais conduit souvent à des situations malsaines, car tous les salariés ne sont pas aussi à l’aise avec une telle transparence…  

Ce qui amène au deuxième frein: la crainte de ne pas savoir comment s’y prendre ou de mal le faire. Pour l’instant, chaque entreprise avance un peu à sa façon, il n’existe pas de lignes directrices claires et il manque encore de politiques de rémunération adaptées et d’architecture claire des emplois. 38% des personnes interrogées par WTW citent aussi un manque dans la disponibilité et la qualité des données.

Enfin, les entreprises craignent aussi une inflation des salaires. « Si les grilles ne sont pas équitables à la base, cela peut effectivement coûter cher à l’entreprise car il va falloir rééquilibrer avant de communiquer ! », souligne la DRH de Yousign. Un point cependant tempéré par Thierry Magin qui estime que cela ne devrait pas être « catastrophique » dans la majorité des cas : « un écart peut s’entendre quand il y a des disparités géographiques, par exemple entre Paris et d’autres régions. Mais il doit évidemment être modéré et justifié par le prix des loyers et le coût de la vie », précise-t-il. 

Les conseils des experts et pionniers 

Avant de se lancer, voici encore quelques conseils des experts et pionniers pour éviter certains écueils et s’assurer des bénéfices de la démarche :

1) Prenez le temps de structurer votre politique de rémunération, c’est le socle qui permettra la réussite ou pas de la démarche de transparence. Cela peut prendre plusieurs mois mais « c‘est du temps de gagné pour plus tard« , assure Thierry Magin. Et insistez bien sur le dialogue et la communication, souvent « plus complexe et important que la technique de calcul elle-même », souligne l’expert en rémunération. 

2) Formez bien vos managers à la bonne utilisation des grilles salariales et à l’écoute des collaborateurs, ce sont les relais essentiels de la démarche, insiste Katarina Colak. 

3) Interrogez régulièrement les collaborateurs à travers les entretiens annuels mais aussi des enquêtes anonymes, c’est important pour évaluer la température, estime la DRH de Yousign. 

4) Soyez cohérent ! Le dirigeant doit montrer l’exemple. « Chez Ethi’Kdo, qui a un statut ESUS (ESS), on explique que l’on plafonne les salaires à 90% de celui du dirigeant et nous avons un écart de 1,52 entre les plus gros et bas salaires, cela permet de poser le cadre ! », précise Séverin Prats. 

5) Ne cherchez pas forcément à être parfait dès le début. Mais prévoyez des espaces de dialogue et des révisions régulières.

Quelles obligations légales actuelles et à venir sur la transparence salariale ? 

Aujourd’hui en France, la transparence salariale est en grande partie régie par la  « Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel » (2018). Celle-ci demande aux employeurs de plus de 50 salariés un rapport annuel sur leur « indice de l’égalité professionnelle femmes-hommes » (Equal Pay Index). Mais une nouvelle directive européenne sur la transparence des rémunérations adoptée en 2023 va plus loin. Elle vise à lutter contre la discrimination en matière de rémunération et à contribuer à combler l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes dans l’UE. Elle obligera les entreprises de plus de 100 personnes à partager des informations concernant les salaires, et à prendre des mesures en cas d’écart de rémunération entre les femmes et les hommes supérieur à 5 %. 

Parmi les nouvelles obligations : 
– Les employeurs devront informer les demandeurs d’emploi du salaire de départ ou de la fourchette de rémunération initiale sur l’offre de poste ou avant l’entretien. Mais ils ne pourront pas interroger les candidats sur l’historique de leurs rémunérations.
– Une fois en fonction, les salariés pourront demander des informations sur les niveaux moyens de rémunération, ventilées par sexe, pour les catégories de travailleurs accomplissant le même travail ou un travail de même valeur, les critères utilisés pour déterminer la progression de la rémunération et de la carrière, qui doivent être objectifs et non sexistes. 

Toutes les entreprises à partir de 100 travailleurs seront concernées mais à différents niveaux d’obligation: 
– les + de 250 salariés devront communiquer un rapport annuel à l’autorité compétente sur l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes au sein de leur organisation.
– les + de 100, devront communiquer tous les trois ans. 

En cas d’écart manifeste, la directive prévoit l’indemnisation des victimes de discrimination et des amendes, pour les employeurs qui enfreignent les règles. La nouvelle réglementation inverse la charge de la preuve : ce sera désormais à l’employeur de prouver qu’il n’a pas enfreint les règles de l’UE en matière d’égalité et de transparence des rémunérations.

Les États membres disposent de trois ans pour transposer la directive dans leur droit interne. Les mesures devront donc s’appliquer au plus tard à partir du 7 juin 2026. Autant dire que les entreprises qui s’y mettent dès maintenant auront un avantage sur leurs concurrents !

Illustration : Canva