L’annonce a fait grand bruit dans le milieu de l’environnement : Shell, une des plus grandes compagnies pétrolières mondiales, cède l’intégralité de ses permis d’exploration en zone Arctique pour permettre la création d’une aire marine protégée au Canada. Un geste salué par tous les défenseurs de l’environnement… Mais qui cache une affaire bien plus complexe qu’il n’y paraît. C’est l’occasion pour nous de faire un tour du monde des projets de protection des zones maritimes, en plein essor dans le monde : entre formidable outil de communication et responsabilité écrasante, la gestion de ces zones cristallise les défis environnementaux du 21ème siècle.
Le cas de Shell et des aires marines arctiques
La nouvelle paraît trop grosse pour être vraie, et pourtant : Shell renonce bien à ses permis d’exploration en zone Arctique canadienne. Mieux, ces permis sont cédés à l’ONG Conservation Nature Canada dans le but de faciliter la mise en place d’aires marines protégées, à l’entrée du célèbre passage du Nord-Ouest. Ces 30 permis couvrent une zone de 8600 Km², nécessaire aux Inuits pour leur alimentation ancestrale et riche en biodiversité marine.
Oui mais voilà, en fouillant un peu on s’aperçoit que Conservation Nature Canada et Shell ont un passif judiciaire : l’ONG conteste depuis des années la validité ces permis, et depuis avril devant la Cour Fédérale canadienne. Ceux-ci ont été délivrés en 1970 mais jamais renouvelés, pour de nombreux juristes ils sont donc invalides de fait. Il n’en fallait pas plus pour motiver l’entreprise pétrolière à transformer un boulet judiciaire en opportunité : la cession de ces territoires à l’ONG a donc permis la fin des poursuites, tout en profitant d’un éclairage particulier quant à la date de l’annonce de cette session… la veille de la journée mondiale des océans.
Cette journée a également vu le rapport de la Société pour la Nature et les Parcs du Canada pointer du doigt le manque d’ambition du Canada dans la création des aires marines protégées : un objectif de 10% de zones marines protégées d’ici 2020 existe, mais seuls 0,11% de ces zones fait déjà l’objet d’une protection. La cession de ces permis d’exploration permettrait donc de doubler la surface d’aires marines protégées existantes au Canada. Nous sommes donc à l’intersection entre politique, environnement et communication : un cas que l’on retrouve de plus en plus dans le monde entier.
Les aires marines protégées : un outil de « communication massive »
Pourquoi créer une aire marine protégée ? Déjà, pour protéger les ressources halieutiques et la biodiversité marine. Cet outil permet de limiter la pression humaine sur des zones fortement impactées ou particulièrement riches, et ça fonctionne si le gestionnaire s’en donne les moyens.
Mais c’est également une « arme de communication massive » : l’Australie protège 344 000 Km² de la Grande Barrière de Corail, les Etats Unis 380 000 Km² au large d’Hawaï en 2006, Les Kiribati (Pacifique) 410 000 Km² en 2008 et les Britanniques 544 000 Km autour des îles Chagos dans l’Océan Indien, soit la surface de la France. Ces chiffres titanesques permettent d’attirer l’attention de l’opinion publique internationale sur les difficultés qu’ont les îles à gérer leurs eaux littorales : entre pillage par des flottes de pêche étrangères et montée du niveau de la mer, les tentatives de sanctuarisation alertent sur les problèmes de ces zones marines. Mais elles sont aussi l’occasion pour ces pays de marquer leur emprise sur ces eaux : l’intérêt environnemental affiché est devenu le meilleur allié des intérêts économiques sous-entendus, en particulier dans le domaine des ressources halieutiques.
La France n’est pas en reste et a mis son millefeuille administratif au service de la protection des océans. La loi du 14 Avril 2006 a créé l’Agence des Aires Marines Protégées (AAMP), chargée de la création, de la gestion et du développement des 15 statuts de protections qui composent la notion « d’aire marine protégée » dans le droit français. On trouve dans ces statuts de protection aussi bien les réserves naturelles marines que les Parcs Naturels Marins, qui sont les échelons les plus protecteurs, ainsi que les aires de protection du biotope qui sont l’outil le plus souple.
Ajoutez à cela les Plans de Gestion de l’Environnement marin (PGEM) présents en Polynésie et le fait que plusieurs statuts de protection, nationaux ou internationaux, peuvent se superposer, vous aurez une idée de la complexité du millefeuille.
Gestion ou sanctuarisation des aires marines protégées ? Trop souvent aucun des deux
Beaucoup s’y trompent : non, placer une étendue marine sous un statut de protection ne garantit pas une « no take zone », un sanctuaire ou une réserve intégrale où rien ne serait prélevé dans le milieu. Les espaces protégés disposant de ce statut de protection très poussé sont extrêmement minoritaires. Et c’est bien là où l’on s’aperçoit de la vacuité des effets d’annonce de ces immenses zones « sous protection », quand l’on sait par exemple que seul 33 % de la Grande Barrière de corail fait l’objet d’un classement conservatoire, interdisant toute activité extractrice (pêche ou autres activités).
Les grandes annonces n’offrent donc qu’une protection minimale sur les zones qu’elles concernent, sans règles contraignantes qui permettraient qu’une police les fasse respecter.
Cet état de fait est le reflet d’un débat entre deux visions de l’écologie : d’un côté les « gestionnaires », qui pensent que les activités dans une zone protégée doivent être encadrées et gérées pour une protection optimale de l’environnement, et de l’autre les « conservateurs » qui préfèrent que toutes activités humaines soit bannies de la zone, pour une protection maximale et une mise sous cloche de l’environnement afin qu’il soit le moins possible perturbé.
Les dérives sont possibles dans les deux cas de figure, par exemple en autorisant des rejets de boues polluantes dans le cas du premier ou en détruisant l’économie locale de la pêche artisanale dans le cas du second. Le meilleur mode de fonctionnement pour une aire marine protégée se trouve à l’intersection des deux visions, à l’image de ce qui est fait en France dans les Parcs Naturels Marins : une zone sous haut statut de protection (cœur de parc) et une autre permettant des activités peu impactantes pour le milieu mais utiles au tissu économique local (aire d’adhésion).
Mais la mise en place de cet outil est longue et coûteuse, ce qui ne la rend pas adaptée à de grandes surfaces maritimes. Les gigantesques surfaces annoncées comme étant dorénavant des aires marines protégées relèveront donc d’un statut de protection adapté à leur gigantisme, protection forcément inversement proportionnel à leur taille.
Aires marines protégées : une volonté internationale
Le sujet des aires marines protégées devrait être abordé lors des négociations en cours au sein de l’ONU pour donner une nouvelle convention au droit de la mer, afin de succéder à celle de Montego Bay (CNUDM) qui fait actuellement autorité. En effet cette convention n’est plus adaptée aux défis internationaux du 21ème siècle, qu’elle ne pouvait anticiper en 1982, lors de sa signature : elle a apporté un tribunal international du droit de la mer ainsi que des précisions sur les notions de Zone Economique Exclusive (ZEE) ou de mer territoriale mais ne dit rien du partage des ressources océaniques, de la gestion des pollutions dans les eaux internationales ou… des aires marines protégées en haute mer.
Cette dernière notion existe déjà : en 2010, 15 pays européens réunis au sein de la convention OSPAR ont décidé de façon unilatérale de créer 6 aires marines protégées dont deux sont en dehors de toute juridiction nationale. Bien entendu cette classification n’engage que les pays signataires et il est à leur charge de faire respecter les mesures de gestion telles que l’interdiction de pêche en eau profonde.
Pourquoi protéger ces zones échappant à tout contrôle étatique ? Elles recèlent une biodiversité importante, les monts sous-marins agissant comme des hotspots pour les écosystèmes océaniques. Oui, la haute mer n’est pas un vaste désert ! Les pêcheries industrielles ne s’y sont pas trompées et sur exploitent déjà ces hotspots.
Dans le cas des aires marines protégées en haute mer ou dans celui de leurs cousines littorales le principal problème reste le même : sans une police chargée de faire respecter les conditions de gestion de ces espaces, ces accords ne sont que des traits sur une carte pour les pilleurs des mers. C’est le cas pour les îles Galapagos par exemple, qui font donc appel à l’ONG Sea Shepherd pour défendre leurs eaux contre la pêche illégale. On en arrive donc à une privatisation de la défense des océans motivée par un manque de moyen des pays en développement et une solidarité internationale inexistante. Alors qu’espérer pour une aire marine protégée en haute mer, ne dépendant d’aucune juridiction nationale capable de défendre ses intérêts ? Le seul espoir repose sur une volonté internationale de contrôler les activités ayant lieu dans ces zones protégées : sous une forme ou une autre, une police internationale chargée de faire respecter le droit international de l’environnement en mer doit être mise en place, sous peine de faire de la haute mer une zone de « non droit ».
Depuis quelques années la notion d’aires marines protégées est passée d’un statut quasi confidentiel à un emblème de la protection des océans pour l’opinion publique. On peut s’en réjouir puisqu’il s’agit d’un indice que cette opinion publique se saisit des problématiques de l’environnement marin ; mais c’est également devenu un paravent masquant le peu d’investissement des acteurs dans cet outil de protection. On annonce des chiffres titanesques pour chaque nouvelle aire marine protégée mais sans les outils juridiques contraignants les accompagnant. La nouvelle convention des Nations Unies pour le droit de la mer sera à ce titre révélatrice des intentions des pays signataires : vont-ils s’engager pour une protection durable des ressources océaniques, en s’accordant sur de véritables outils juridiques contraignants ? Il faut l’espérer !
Voir aussi : Les enjeux de la protection des océans