En matière d’écologie, collapsologues et rationalistes s’opposent de plus en plus. Pourra-t-on les réconcilier ? Est-il possible d’envisager une écologie qui se prépare au pire sans sacrifier l’innovation et la science ? Tentons de comprendre.

Depuis plusieurs années, l’écologie est au cœur des débats médiatiques, politiques et scientifiques. Que l’on parle du réchauffement climatique, de la crise de la biodiversité, de la dégradation des sols ou de l’épuisement des ressources, l’écologie est partout. Au point qu’elle devient même un sujet de crispations et de polémiques.

Récemment, les réseaux sociaux et l’espace médiatique ont vu l’une de ces polémiques se cristalliser autour de la notion même de « crise », en opposant deux grands courants de pensée. Ceux qui d’un côté pensent que les problèmes écologiques nous mènent à une crise globale imminente, quasi inévitable, et ceux qui estiment à l’inverse que les enjeux écologiques peuvent être résolus notamment par l’innovation et la science. Sur Twitter, par éditos et interviews interposés, on voit donc s’affronter d’un côté les collapsologues, avocats de l’effondrement, et de l’autre les rationalistes défenseurs de l’innovation.

Collapsologues contre rationalistes : une opposition idéologique profonde

Cette opposition, on la retrouve un peu partout ces derniers temps : post Facebook, threads Twitter, articles et éditos, et encore d’autres posts… Chacuns à leur tour, ils se renvoient la balle. Mais qui sont-ils exactement, et que se reprochent-ils vraiment ? Dans le camp des figures souvent assimilées aux « collapsologues », on trouve (bien qu’il récuse cette étiquette) Aurélien Barrau, astro-physicien , mais aussi Pablo Servigne, auteur, Philippe Bihouix, ingénieur de l’École Centrale et au sens large les mouvements écologistes d’inspiration décroissantistes. De l’autre, du côté des rationalistes, on trouve Laurent Alexandre en tête, chirurgien-urologue et entrepreneur, pro-science déclaré, mais aussi Gérald Bronner, sociologue, ou encore Olivier Babeau, professeur à l’Université de Bordeaux.

Ce qu’ils se reprochent ? Tout, ou presque. En tout cas, au sujet de l’écologie, presque tout les sépare, les prémisses de leurs pensées sont opposées, leurs idéologies semblent bien irréconciliables. Pour le comprendre, tentons de remonter un peu aux racines de ces deux courants bien différents.

La collapsologie ou l’éloge du pire

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La collapsologie, du latin collapsus, signifiant « tombé d’un seul bloc », et du grec logos (discours), désigne l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, considéré comme inéluctable à plus ou moins brève échéance, et des alternatives qui pourraient lui succéder.  La pensée collapsologue part des constats scientifiques de la crise écologique. Le climat se dérègle (c’est le GIEC qui le dit) avec des conséquences graves pour l’écosystème global et le système socio-économique mondial. La crise de la biodiversité est forte : des espèces disparaissent, partout, sous la pression de l’urbanisation, des pratiques agricoles et du réchauffement climatique, au point que certains scientifiques parlent désormais de la Sixième Extinction de masse. Les ressources disponibles diminuent (et leur accès devient plus difficile) tandis que nous produisons plus de déchets, difficiles à gérer. Nos taux de retours énergétiques diminuent et les rendements agricoles aussi à certains endroits… Bref : pour les collapsologues, l’avenir n’est pas rose, c’est le moins que l’on puisse dire. Pour eux, à moyen terme, c’est l’avenir des sociétés humaines qui est mis en danger. Ainsi, Aurélien Barrau, bien qu’il ne se revendique pas collapsologue, déclarait lors du festival Climax 2018 : « Nous sommes en train de mettre en place le crash du système planète terre. […] Je n’ai plus peur de parler de fin du monde ».

Le courant collapsologue est l’aboutissement contemporain de la pensée écologique et techno-critique qui s’est développée tout au long du dernier siècle. Dans le corpus intellectuel de la collapsologie on retrouve des penseurs issus de la tradition d’Heidegger comme Ulrich Beck (« La société du risque » et le principe de précaution) Hans Jonas (« Le Principe de Responsabilité »), Gunther Anders (« L’obsolecence de l’Homme »), Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau : autant d’intellectuels qui ont, dès la seconde moitié du 20ème siècle, tenté de dénoncer les excès ou les dérives de la pensée technique et du « progrès » technologique. Leur argument : la technologie se construit aux dépens de la nature, et souvent aussi aux dépens de l’Homme. La pensée collapsologue est aussi en filiation avec des auteurs comme Bruno Latour et la pensée de la décroissance, ceux qui expliquent qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible. Il s’agit d’une pensée de gauche, bien souvent anti-capitaliste, d’origine marxiste, fondée sur une sociologie bourdieusienne qui voit dans les structures sociales contemporaines des mécanismes déterministes, d’oppression et de domination (domination de l’homme comme de la nature).

Aujourd’hui, les collapsologues, bien qu’étant un corpus hétérogène, préconisent donc pour sortir de la crise et éviter la catastrophe de changer de modèle. Changer le capitalisme, passer à la décroissance, sortir du modèle de la haute technologie pour passer aux low-tech, changer nos structures politiques, nos modes de production d’énergie, nos modes de vie, nos habitudes de consommation, notre mobilité. Tout changer.

Le rationalisme ou l’éloge du mieux

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À l’inverse, les rationalistes regardent la crise écologique avec le filtre idéologique d’une pensée positiviste, au sens d’Auguste Comte. Sans nier pour la plupart la réalité de la crise climatique ou des problèmes environnementaux, ils refusent le catastrophisme collapsologue. La pensée rationaliste constate que la science, le progrès, l’innovation ont depuis longtemps apporté des réponses aux problèmes écologiques, économiques et sociaux. De l’invention du Procédé Haber Bosch qui a permis la modernisation de l’agriculture, à l’innovation médicale en passant par les grandes révolutions des énergies (y compris renouvelables) : ce sont à chaque fois des avancées technologiques qui ont permis de dépasser les limites de nos sociétés. Pourquoi ne trouveraient-ils pas encore une solution ?

Le courant rationaliste semble trouver son inspiration d’abord dans la pensée des Lumières : ces Lumières libérales, avides de sciences et des progrès comme Francis Bacon et les autres fondateurs du cartésianisme. Mais la pensée rationaliste a aussi des racines dans toute la pensée économique classique et néo-classique, de Léon Walras, Vilfredo Pareto, Joseph Aloïs Schumpeter (« Le cycle des affaires » et la destruction créatrice). Leur argument : l’innovation, l’entrepreneuriat, la concurrence et l’émulation entre les individus permettent des progrès techniques, sociaux et économiques. On retrouve cette idée récemment chez Steven Pinker, professeur de sciences cognitives au MIT et à Harvard, qui explique dans l’un de ses derniers ouvrages (« La part d’ange en nous ») comment l’humanité a progressé, notamment grâce à la science et à l’innovation. Cette pensée positiviste et rationaliste est en général plutôt issue de la droite, libérale (au sens politique et économique), et fondée sur une sociologie plutôt weberienne ou boudonienne, mettant à l’honneur l’autonomie individuelle.

Ce courant de pensée affirme aujourd’hui la nécessité de se baser sur la raison, la science, le progrès, l’innovation pour résoudre nos défis sociaux, environnementaux et économiques. Libérer la créativité des individus, limiter les blocages institutionnels et politiques, investir dans la recherche, les nouvelles technologies, font partie des propositions, mais sans vraiment changer le modèle capitaliste libéral et industriel occidental.

Deux philosophies sûres de leurs prémisses, irréconciliables dans leurs excès

On le voit, sur le papier, difficile de faire plus opposé. Pro-science, voire scientiste d’un côté, technocritiques de l’autre. Libéraux d’un côté, interventionnistes de l’autre. Un remake actualisé et modernisé de la séculaire opposition entre capitalistes mondialistes et anti-capitalistes alter (ou anti)-mondialistes. Et l’opposition est d’autant plus forte que dans un camp comme dans l’autre, la certitude de la validité de sa position tend parfois à l’excès.

Écologie : des certitudes aux excès

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Côté collapsologues, on est certain que l’effondrement systémique arrive, tout cela théorisé par les Jared Diamond (« Effondrement ») et autre Dmitry Orlov (« Les cinq stades de l’effondrement »). Rien ne pourra l’en empêcher si ce n’est une remise en cause fondamentale de notre modèle de société : ni les efforts de transition énergétique, ni l’innovation et l’invention de nouveaux modèles de production et de nouveaux usages. Il faut dire que les scientifiques sont plutôt alarmistes sur les questions écologiques. Mais à entendre certains collapsologues, il faudrait jeter bébé avec l’eau du bain : puisque la technologie (notamment énergétique) nous a amené à la crise, il faudrait refuser jusqu’à l’idée même que la technologie puisse permettre de trouver des solutions. Que penser alors des énergies renouvelables, qui sont pourtant le fruit de l’innovation et du capitalisme ? Ou de la voiture électrique, qui pollue toujours largement moins que la voiture thermique, quoi qu’on en dise ? Que penser du nucléaire, une technologie certes polémique, mais qui a l’avantage d’émettre extrêmement peu de CO2 sur son cycle de vie (moins que les panneaux solaires par exemple). Sur ces questions, les collapsologues affichent des positions contrastées et parfois ambiguës, souvent résumées par des aphorismes définitifs tels que « On ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés » (ce que l’on ne saurait contredire puisque ce serait d’Albert Einstein) ou « On ne combat pas une crise planétaire par des mesures d’ajustement ».

Il ne s’agit pas ici de dire que tous les écologistes et collapsologues sont anti-science ou que son plus médiatique représentant Aurélien Barrau le soit (ce qui serait sans doute faire un faux procès au scientifique qu’il est). Mais on retrouve parfois dans le courant collapsologue cette idée, sans doute excessive, que tout est à jeter dans notre modèle actuel et qu’il faut tout changer.

À l’inverse, les rationalistes (peut-être en réaction) semblent défendre à tout prix ce modèle, arguant, comme le fait que Laurent Alexandre, que l’on vit mieux aujourd’hui qu’hier grâce à lui. Ce serait donc le signe que tout va bien ? Que notre modèle fonctionne bien, qu’il n’a pas d’externalités négatives, ou que les phénomènes de dégradation environnementales et de point de bascule n’existent pas ? Et ce, en dépit d’un corpus scientifique de plus en plus solide affirmant le contraire ? Même pour ceux qui acceptent l’existence du danger écologique, pas de panique, car le modèle de l’équilibre général, de la destruction créatrice et de l’entrepreneur philanthrope trouvera bien une solution : l’IA, la singularité technologique, la fusion nucléaire, l’hydrogène soit disant vert. Là encore, partant d’une position qui se défend, on se retrouve ça et là à des excès caricaturaux, avec là aussi des tics de langage : « Les ayatollah verts« , les « éco-illogiques »…

Il ne s’agit pas, à nouveau, de dire que tous les tenants d’une pensée scientifique et positiviste soient des scientistes idéologiques. Mais à force, certains peuvent donner l’impression de rejeter jusqu’à l’idée que le modèle contemporain libéral et technologique puisse avoir quelques blocages.

Le risque du dogmatisme ?

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Pire, dans chacun des camps on trouve des excès et des positions qui frôlent le dogmatisme. Dans le camp de l’écologisme, le refus de la modernité se traduit parfois dans des extrêmes difficiles à justifier du point de vue scientifique. C’est le cas quand on en vient, sous prétexte de refuser les dérives de la technique, à nier l’utilité des vaccins, à refuser des technologies comme la 4 ou la 5G (même en l’absence de preuve réelle de nocivité), à développer des positions anti-science sur des sujets comme le nucléaire, l’homéopathie, l’énergie libre ou même la biodynamie. Le courant de l’écologie radicale en vient à refuser toute forme d’action de l’homme sur le vivant.

Et ce conservationnisme se mue parfois en un (dangereux) conservatisme. Par exemple quand, de l’idée de protéger la nature, on glisse doucement vers l’idée d’un retour à la nature, avec ses tentatives hasardeuses de définir ce qui est ou n’est pas naturel. C’est ce que l’on retrouve dans les courants écolo de la droite « Laudato Si » incarnés par la Revue Limite, qui voudraient, sous prétexte de ne pas franchir les limites naturelles, imposer une anthropologie ouvertement réactionnaire, s’opposant à des libertés individuelles comme l’IVG ou le mariage des personnes de même sexe. C’est le cas aussi quand l’idée d’urgence écologique pousse certains écologistes à parler de dictature verte (bien que certains, comme Aurélien Barrau justement, contestent fermement cette idée), tandis que d’autres estiment carrément qu’il faudrait contrôler les naissances.

Les excès inverses peuvent-être trouvés chez les rationalistes, quand la confiance qu’ils placent en la science finit par devenir aveugle aux problèmes du monde. Dans la lignée des Kurzweil, Bolstrom et Chalmers, certains voudraient penser que c’est l’IA qui résoudra tous nos problèmes, et qu’il n’y a donc qu’à miser sur la croissance et l’innovation pour se sortir de la crise. La guerre technologique serait le principal enjeux, peu importe qu’en attendant de savoir qui la gagne, on soit d’ores et déjà en ligne avec les pires scénarios du GIEC. Sur l’agriculture : même chose. Puisque la science nous a fait tant progresser dans ce domaine, alors il serait inutile de se préoccuper de changer nos pratiques agricoles, de les rendre moins dépendantes aux produits phytosanitaires ou de faire émerger une pratique moins nocive pour les sols et la biodiversité. Là encore, tout ça en dépit de tous les indices qui émergent dans de nombreuses disciplines sur ce sujet et même si c’est ce que préconisent les experts de l’INRA.

Ce rationalisme extrême, qui ne considère que ce qui ne peut-être formulé de façon définitive par la science, finit par oublier comment cette science peut parfois revenir sur ses pas, dire qu’elle s’était trompée, ou changer de regard sur une problématique dont elle n’avait analysé qu’un aspect.

En fait, plus ces deux visions s’opposent et se réfutent l’une l’autre, plus elles tendent à s’enfoncer dans le radicalisme de leurs postures.

Réconcilier l’écologie avec la science, et la science avec l’éthique

Pourtant, à l’ère du « en même temps », on pourrait penser qu’il est temps de dépasser ces clivages ancestraux. Après tout, il n’est pas impossible d’envisager une écologie scientifique, rationnelle, capable d’embrasser ce que la technologie apporte de meilleur tout en refusant ses dérives. Il n’est pas non plus impossible de penser une approche rationnelle du monde qui intègre dans sa conception de l’innovation les principes de responsabilité et de précaution. Après tout, plusieurs siècles se sont écoulés depuis que Rabelais écrivait que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Résoudre le problème de l’écologie avec la méthode scientifique et la démocratie

Il est certain que des problèmes fondamentaux persistent au sein des grands paradigmes de pensée techno-critiques qui sont à la base de la collapsologie et de l’écologie radicale. Le premier de ces problèmes est sans doute le dilemme fondateur que l’écologie entretient avec le concept de méthode scientifique. Aussi fort que la collapsologie veut croire qu’elle est une discipline scientifique, ses postulats n’en restent pas moins des hypothèses jusqu’alors invérifiables, et ses théories restent donc impossibles à reproduire ou à vérifier. Oui, l’état écologique de la planète est de plus en plus alarmant. Oui les indices pointant vers une fragilité croissante de nos sociétés face à la pression écologique se multiplient.

Pour autant, les théories de l’effondrement sont loin d’avoir tout prévu et tout démontré : le rapport Meadows pourrait se tromper (il s’est d’ailleurs trompé sur de nombreux points), l’effondrement est peut-être encore évitable. Et l’innovation, les progrès techniques, les changements de mode de vie, la réglementation sont peut-être des outils capables de nous éviter le pire ou au moins d’amortir le choc. Personne n’en sait rien, à vrai dire. Mais personne ne peut non plus refuser par avance et par principe cette idée, en tout cas si l’objectif est de lutter de façon pragmatique et par tous les moyens possibles contre le réchauffement climatique et le déclin écologique. La voiture électrique par exemple pollue moins que la voiture thermique et permet de réduire les émissions de CO2 de la mobilité d’une façon plus concrète et moins utopique que l’idée d’un retour immédiat à la mobilité douce pour tous. C’est aussi le cas de l’allègement des véhicules. La biométhanisation réduit de 40% les émissions de gaz à effet de serre comparé au gaz naturel. Les nouvelles techniques d’isolation du bâti permettent de réduire nos besoins en énergie. Tout ça, rendu possible par le progrès technique, va dans le bon sens. C’est certes insuffisant, mais c’est un début.

Si l’on veut que l’écologie en tant que projet de société avance et aille dans le bon sens, elle ne peut plus s’enfermer dans ses paradigmes péremptoires et refuse d’emblée toute possibilité de faire évoluer notre modèle. Le discours radical consistant à proposer la révolution totale ou la mort ne fait que tuer dans l’œuf le projet de l’écologie en le rendant socialement, politiquement et institutionnellement inaudible. Dans le même esprit, il n’est plus acceptable aujourd’hui que certains grands porte-paroles de la pensée écologique relaient des contre-vérités sur des sujets aussi variés que l’agriculture, l’énergie ou la médecine. Il n’est plus acceptable non plus que l’écologie se compromette en permanence avec des pseudo-sciences comme l’antroposophie. Une fois pour toute, l’écologie doit prouver que ce qu’elle affirme et ce qu’elle propose a une valeur scientifique avant de vouloir faire sa révolution, sinon elle se condamne à l’isolement. C’est d’ailleurs le reproche qui lui est fait depuis longtemps par les rationalistes, et c’est en substance ce que réclame Gérald Bronner lorsqu’il appelle à une écologie rationnelle.

On ne peut pas à la fois exiger de la société dans son ensemble qu’elle accepte sans broncher les conclusions scientifiques du GIEC ou de l’IPBES tout en refusant le consensus scientifique sur les pesticides, le nucléaire ou les OGM. Et ce, même si ces conclusions sont parfois contradictoires avec les prémisses techno-critiques qui animent la pensée écologique. Et c’est d’ailleurs le même problème que l’écologie radicale entretient avec la démocratie et ses principes : tantôt elle fait l’éloge de la démocratie directe, quand il s’agit de signer des pétitions ou de lancer des grandes marches, tantôt elle refuse le résultat du processus démocratique en demandant la privation des libertés publiques au nom de la sauvegarde de la planète. Il s’agirait d’adopter une position cohérente, mais cela suppose, encore une fois, de contribuer à l’émergence de la vérité en respectant les processus institutionnels au cœur du débat scientifique (ce qui implique de ne pas y venir avec des postulats déjà arrêtés).

L’écologie radicale y gagnerait sans doute en crédibilité et en acceptabilité sociale, ce qui lui manque aujourd’hui cruellement si elle veut que le modèle qu’elle défend aboutisse un jour (et si possible avant l’effondrement qu’elle prédit).

Pour la défense d’un principe de précaution rationnel


De l’autre côté, les rationalistes pourraient sans doute adapter leur discours à une réalité dans laquelle la complexité sociale et écologique devient de plus en plus évidente. Les adeptes du discours scientifique ont bien raison de rester droits dans leurs bottes, car c’est à ce jour la seule méthode efficace pour faire émerger des conclusions et des avancées solides. Mais ils ne peuvent pas non plus feindre de ne pas voir les effets dramatiques que certaines technologies (dont certaines à l’utilité sociale discutable) ont sur les écosystèmes et les systèmes sociaux. Ils ne peuvent pas non plus éviter de faire l’analyse de la crise de confiance qui traverse le monde scientifique et technologique, parfois à raison. Brandir sans cesse les réussites de la science et se cacher derrière des études scientifiques sans prendre en considération les biais qui peuvent leur être reprochés ne sont sans doute pas les meilleurs moyens pour que les citoyens croient et s’intéressent à nouveau à la science.

Et des biais, il en existe malgré tous les efforts que la communauté scientifique déploie pour les éviter. Les affaires de transparence et de lobbyisme sont à la source du rejet croissant des conclusions scientifiques par certains citoyens. Le caractère idiosyncrasique d’une bonne partie des sciences actuelles, encore peu capables d’étudier efficacement leurs problématiques sous un angle systémique est aussi en cause. On commence aujourd’hui à voir émerger les premières études de qualité sur l’effet cocktail, l’hormèse ou les effets intergénérationnels en toxicologie, celles sur les rétroactions positives et les points de bascule en climatologie, ou celles encore sur l’importance méconnue de la vie des sols dans les sciences agricoles. Il semble alors difficile de faire l’économie d’une réflexion de fond sur le principe de précaution dans des domaines aussi variés que l’agriculture, l’industrie et les nouvelles technologies. Et cette réflexion n’a pas à être abandonnée aux seuls écologistes, politiques et militants, elle peut (et elle doit) être un sujet de réflexion pour les scientifiques. Ne pas s’emparer de cette question c’est refuser la possibilité même que la technologie puisse parfois produire des outils néfaste ou qui vont trop loin. Est-ce bien sérieux ? Après tout, l’émergence d’un principe de précaution rationnel pourrait faire partie intégrante de l’éthique d’une science plus au service de l’écologie et de l’intérêt général.

D’autant que ce serait peut-être l’occasion d’ouvrir de nouveaux champs à l’innovation. L’innovation n’est pas condamnée à n’être qu’high-tech, informatique et voitures autonomes. Elle peut aussi se consacrer à des sujets qui ont un lien plus direct avec l’écologie. La recherche énergétique par exemple, et pas seulement la fusion ou l’hydrogène, mais aussi l’efficacité énergétique, l’isolation, le stockage. La recherche agricole également, et là encore, pas seulement sur la question des intrants phytosanitaires, mais aussi sur la gestion des sols, l’irrigation, l’optimisation des cultures associées. Ce sont là aussi des enjeux où nous pourrions être des pionniers, bien que cela suppose que les fonds alloués à la recherche sur ces sujets soient augmentés et encadrés par des processus démocratiques.

Sous prétexte de combattre le rejet de la science, les rationalistes ne doivent pas devenir des scientistes irresponsables niant l’urgence écologique et les précautions qu’elle réclame.

Un débat de fond à résoudre pour une écologie pragmatique

A ce stade, il semble donc bien difficile d’imaginer une réconciliation entre les écologistes radicaux et collapsologues d’un côté, et positivistes et rationalistes de l’autre. Le chemin à parcourir de chaque côté est encore bien long pour arriver à un socle de discussion partagé. Peut-être même qu’une telle réconciliation est impossible. Ce sont d’ailleurs des contradictions que l’on peut soi même vivre quand on tente de comprendre et de retranscrire les tenants et les aboutissants de l’écologie au quotidien. Parfois il peut sembler que l’innovation, la science, le progrès pourraient nous aider à trouver une solution (l’efficacité énergétique, l’agro-écologie scientifique, la mobilité décarbonée ou les énergies décarbonées), parfois c’est le pessimisme qui prend le dessus face aux constats de l’effet rebond ou des désillusions.

Mais une chose est certaine : pour que l’écologie avance, pour qu’elle soit efficace, pragmatique, elle devra résoudre ces contradictions, à un moment où un autre. Car les oppositions idéologiques stériles amenuisent des forces qui pourtant, chacune à leur manière, n’ont en théorie qu’un objectif : améliorer le sort de l’humanité sur sa planète.

Crédit image : Ink Drop sur Shutterstock