Inspiration. Le mouvement des agriculteurs nous invite à nous pencher sur les travers de notre système agro-alimentaire et notre rapport au vivant. Pour pousser la réflexion, voici trois livres qui nous plongent dans les arcanes de notre système de production, qui semble faire fi des alertes pourtant nombreuses et désormais anciennes sur son impact écologique, sanitaire et social. Trois livres qui nous donnent aussi l’espoir qu’une autre agriculture est possible.
Silence dans les champs de Nicolas Legendre
par Florentin Roy
En quelques décennies, la Bretagne s’est élevée comme l’un des fleurons de l’agro-industrie européenne. Fière de sa ruralité et de son agriculture, la région a été portée par des figures fortes (politiciens, industriels et agriculteurs), mais non moins imprégnées d’une idéologie libérale destructrice. La montée fulgurante de son industrie, la Bretagne l’a payé cher : les suicides, la compétition, la précarité, l’endettement, la destruction des écosystèmes et la violence ont grandi de pair avec le développement économique de la région. La course au profit, diffusée à marche forcée jusqu’au dernier lopin de terre breton, aura épuisé les Hommes et la Nature. Or, “La vieille Armorique n’est pas un cas isolé. Non. Elle est un cas d’école. Un laboratoire”, souligne le journaliste indépendant Nicolas Legendre. Son livre nous rappelle que la machine infernale est toujours en marche, et qu’elle continue inlassablement sa destruction sur le territoire français et au-delà.
Dans Silence dans les champs, Nicolas Legendre, lauréat du prix du livre Albert Londres 2023, dépeint les mécanismes du “système” agro-industriel breton. Fils de paysans, le journaliste indépendant connaît bien ces paysages armoricains. Pendant près de 7 ans, il a arpenté la région et récolté le témoignage de ces hommes et femmes, agriculteurs, ouvriers d’usine, élus, citoyens pris dans les rouages de la machine, broyés par une agro-industrie omnipotente. Sur les terres bretonnes, la colère est partout, mais personne ne parle. La violence symbolique, psychologique, parfois physique, tour à tour exercée par les défenseurs de l’agro-business, les industriels, les agriculteurs, les élus ou les coopératives qui ont façonné le visage de la Bretagne contemporaine, fait taire toute opposition.
Dans le monde décrit par Nicolas Legendre, les tricheurs sont les vainqueurs, les opposants sont humiliés, puis oubliés, et la reconnaissance n’existe que pour ceux qui rentrent dans le moule. Les politiques productivistes, marchandes, libérales doivent être le fer de lance des agriculteurs, en tout temps et quoi qu’il en coûte. Malgré ce tableau sombre, Nicolas Legendre laisse cependant poindre quelques éclaircies avec ces paysans qui se sont réappropriés leur passion, leur ferme et leur destin.
Silence dans les champs, Nicolas Legendre, Éditions Arthaud, 2023, 352 p., 20 €.
Printemps silencieux de Rachel Carson
par Béatrice Héraud
En 1962, l’ouvrage de la biologiste Rachel Carson fait l’effet d’un coup de tonnerre. Elle y décrit par le menu les ravages des pesticides et du DDT en particulier sur les sols, l’eau, la biodiversité et in fine la santé humaine. Car en voulant combattre la nature par une chimie dont les effets délétères se propagent en cascade sur la chaîne alimentaire, l’homme s’est empoisonné lui-même et avec lui, tout son environnement. Ce printemps silencieux que dépeint Rachel Carson, c’est un printemps où les oiseaux ne chantent plus car ils ont disparu des champs et des arbres, décimés par les pulvérisations d’insecticides. C’est aussi le silence qui pèse autour de ces ravages dans le monde scientifique, politique et agricole.
Ce silence, le livre de Rachel Carson l’a fait voler en éclat dès sa publication. Et elle en a subi de plein fouet les conséquences en subissant des attaques sexistes issues d’une partie du monde industriel et politique, qui ont tout tenté pour la faire taire. Mais la voix de la biologiste, qui a su vulgariser de façon magistrale ce sujet éminemment complexe, a porté. Printemps silencieux s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires et a été traduit en 16 langues. Encore aujourd’hui, il fait l’objet de rééditions tant son propos reste d’actualité. Comme le souligne l’éditeur WildProject, Printemps silencieux est cependant bien plus qu’un best seller. C’est un “monument de l’histoire culturelle et sociale du 20ème siècle”. On le cite souvent comme point de départ de la structuration du mouvement écologiste et de la lutte écoféministe.
Grâce à sa démonstration implacable des mécanismes chimiques des pesticides et de leurs effets, Printemps silencieux a aussi été le déclencheur de l’interdiction du DDT, dérivé de l’agent orange utilisé lors de la guerre du Vietnam, en tant qu’insecticide. Il y a 60 ans donc, Rachel Carson montrait que l’on avait les connaissances pour prédire le désastre annoncé sur nos sols, la biodiversité, l’agriculture et notre santé. Et que des solutions alternatives (notamment biologiques) pouvaient être mises en place pour peu qu’on veuille bien les financer et les expérimenter. Mais au vu des reculs observés encore récemment sur les législations françaises et européennes encadrant les pesticides, force est de constater que si nous avons entendu, nous n’avons pas vraiment écouté.
Printemps silencieux, Rachel Carson, Wildproject 2022, 352 pages
Paysans, le champ des possibles de Marie-France Barrier, Céline Gander, Marie Jaffredo
par Béatrice Héraud
En 2016, Marie-France Barrier s’interroge sur le sens de son métier de documentariste. Elle veut revenir à la terre et va s’engager sur douze semaines de formations à la permaculture. Ces quelques mois la convaincront qu’elle n’est pas faite pour devenir maraîchère, mais qu’elle peut agir à sa manière, en mettant en avant ces agriculteurs ou forestiers qui remettent le fonctionnement du vivant au centre de leurs pratiques agricoles.
Roman graphique aux aquarelles soignées, Le champ des possibles est une ode à la nature et à ceux qui en prennent soin dans le monde paysan (ceux qui en plus de nous nourrir dessinent le paysage). Dans le contexte actuel de crise agricole, Marie-France Barrier, qui dirige aujourd’hui l’association « Des enfants et des arbres », nous donne à voir qu’une autre agriculture est possible. En recueillant le témoignage de viticulteurs, éleveurs, céréaliers et forestiers pionniers ayant opté pour différentes méthodes et structures, la journaliste donne corps aux difficultés de la transformation (financement, organisation…) mais surtout aux bénéfices économiques, environnementaux et sociaux que les agriculteurs et la société en retirent.
En insistant aussi fortement sur le rôle des sols et des arbres, la journaliste fait oeuvre de pédagogie sur ces éléments essentiels à la qualité des cultures et plus largement des écosystèmes, mais pourtant trop souvent oubliés. Elle nous pousse à réfléchir sur la façon de produire notre nourriture, en liant partage de la valeur, relation avec le vivant et souveraineté alimentaire. On ressort de cette lecture ragaillardi, avec le sentiment que non, « il n’y a pas de fatalité à la mort du monde agricole » ! Et que des agriculteurs se battent chaque jour pour le faire vivre, durablement.
Paysans, le champ des possibles, Marie-France Barrier, Céline Gander, Marie Jaffredo, Les Escales, 2023
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Illustration Giuseppe Rosso / Pexels