Après 25 ans de négociations, va-t-on aboutir à un accord de libre échange entre l’Union européenne, le deuxième marché mondial, et le Mercosur, qui représente plus de 80% du PIB de l’Amérique du Sud et le quatrième bloc économique mondial ? Le sommet du Mercosur, qui se tient ces 5 et 6 décembre en Uruguay, est vu comme un moment clé pour la signature de cet accord souvent décrit comme un échange « voitures contre nourriture ». Mais cet accord cristallise les passions tant il symbolise l’heure des choix auxquels nous sommes confrontés pour la transformation écologique et sociale de notre agriculture et plus largement de notre économie. Explications. 

Importation de viandes, sucre ou maïs d’Amérique du Sud contre l’exportation de voitures, machines, produits chimiques et vêtements européens…sans droits de douane : c’est le deal attendu à travers l’accord de libre échange entre l’Union européenne et le Mercosur  (Argentine, Bolivie, Brésil, Paraguay, Uruguay). Celui-ci pourrait être signé ces 5 et 6 décembre à l’occasion du sommet du Mercosur. Après 25 ans de négociations, avec ses hauts et ses bas, les deux partenaires semblent mûrs. Les dernières barrières « techniques » ont récemment sauté, notamment avec l’inflexion de l’UE qui a notamment accepté de reporter son règlement sur la déforestation qui déplaisait tant au Brésil. 

Un moment clé pour le choix de notre modèle agricole

Un accord qui paraît pourtant obsolète au regard des enjeux économiques, sociaux et écologiques qui ont largement évolué au cours de ces vingt cinq dernières années…bien davantage que le texte. Ainsi, si le traité de libre-échange mentionne bien l’accord de Paris par exemple, il ne comporte aucun moyen de mise en œuvre de celui-ci, par exemple en ce qui concerne les forêts (alors que faciliter les importations de bœuf en provenance d’Amérique du Sud dans l’UE risque d’augmenter la déforestation pour augmenter les prairies nécessaires), ni de mécanisme de règlement juridictionnel en cas de non respect de l’accord, souligne Michel Degoffe, professeur de droit public économique à l’Université de Reims, sur le site du Club des juristes

« L’accord de libre échange avec le Mercosur est dans la droite ligne des accords de libre échange des trente dernières années. Et il est tout aussi nocif pour une agriculture durable et les droits sociaux des agriculteurs », souligne la consultante Marine Colli, spécialiste des politiques agricoles et des accords de libre échange. Mais alors que notre modèle agricole et plus largement économique montre ses limites, cet accord doit être vu comme un « symbole » d’un « en même temps » intenable où l’on s’illusionne de pouvoir combiner libre échange et transition écologique, sans s’en donner les moyens, souligne-t-elle. « C’est le moment où le politique doit assumer un choix très clair sur le modèle agricole qu’il soutient ». En clair, soit on veut stimuler la compétitivité d’un système agricole industrialisé, soit on assume de faire du protectionnisme pour sauvegarder notre modèle agricole et soutenir les plus fragiles. Ne nous y trompons pas, derrière les négociations politiques, « c’est bien cela qui se joue », insiste-t-elle.  

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Un principe de précaution insuffisant

Car si l’Union européenne a multiplié les textes renforçant les normes environnementales pour la production du territoire ces dernières années, c’est loin d’être le cas dans les pays du Mercosur. L’Union européenne impose des normes aux agriculteurs que ne respectent pas leurs homologues sud-américains. Le Brésil, par exemple, applique des normes sanitaires plus souples que celles qui prévalent en Europe et même que les standards internationaux. Elle autorise par exemple le bœuf aux hormones de croissance interdit dans l’UE et plusieurs pays du monde à la suite de la crise de la vache folle. Quant au modèle d’élevage sud américain (intensif avec des parcs d’engraissement pouvant compter une centaine de milliers de bêtes), il n’a rien à voir avec celui pratiqué dans l’Union et encore moins en France. 

Pour Aymeric Proffit, agriculteur en Seine-et-Marne et membre du CJD, l’accord de libre échange avec le Mercosur fait office de « goutte d’eau de trop » pour une profession déjà en difficulté et confrontée à des « injonctions contradictoires », comme le souligne Marine Colli. « Alors que nous essayons de donner du sens à notre production, en vendant directement aux consommateurs, en travaillant sur une filière territoriale, en réduisant les pesticides et en essayant de trouver des alternatives, nous subissons des pertes de productivité, de production et de revenus et nous allons devoir accepter des importations à bas prix de pays qui n’ont pas toutes ces réglementations ?« , s’insurge Aymeric Proffit. C’est de « la concurrence déloyale », tranche-t-il. 

De fait, l’accord ne prévoit pas de clauses miroirs (un produit ne peut pas entrer sur le territoire de l’autre s’il ne respecte pas des normes aussi strictes). Tout juste se réfère-t-il au principe de précaution « dans les cas où les preuves ou informations scientifiques sont insuffisantes ou peu concluantes et qu’il existe un risque de dégradation grave de l’environnement ou de la santé et de la sécurité au travail sur son territoire ». Cependant comme le souligne Michel Degoffe : « il n’est pas question de la sécurité sanitaire des aliments ». Sans compter que les normes environnementales européennes sont en train d’être détricotées.

En attendant, le Brésil a déjà mentionné devant l’OMC que les normes européennes lui semblaient trop strictes et l’Argentine a obtenu une condamnation de l’Union européenne sur l’étiquetage obligatoire des produits comportant des OGM par un juge de l’OMC. « On peut donc envisager des conflits à terme lorsque l’accord sera appliqué, d’autant plus qu’en cette matière, les Etats se sont tout au plus engagés à dialoguer sans imposer un règlement juridictionnel », précise le juriste. 

La question du modèle social en toile de fond

Au-delà des enjeux environnementaux, c’est aussi le modèle social qui est en jeu, souligne de son côté Blaise Desbordes, directeur général de Max Havelaar France. « Cet accord est lié à l’agrobusiness et à l’utraproductivisme dont les victimes collatérales seront l’agriculture familiale, les pratiques durables et in fine, notre santé et celle des terres », estime-t-il. C’est aussi ce que dénoncent plusieurs organisations comme Attac, la CGT ou la Confédération paysanne dans une pétition

« Parce que cet accord est basé sur la déréglementation du commerce de produits agricoles et alimentaires, il méprise et détruit l’agriculture. Cette mise en concurrence tire les prix vers le bas et met en danger les filières d’élevage bovin, volaille, miel et sucre. Cette compétition est responsable de la disparition des paysannes et paysans et compromet la souveraineté alimentaire », dénonce ainsi Laurence Marandola, porte-­parole de la Confédération paysanne. 

Par ailleurs, si les agriculteurs français devraient payer le prix fort, les transformateurs pourraient eux tirer leur épingle du jeu, au détriment notamment des consommateurs : ceux-ci n’ont en effet plus l’obligation d’afficher l’origine de la viande dans les produits transformés. « C’est du pain béni pour eux car ils vont pouvoir accélérer l’utilisation de viande « non UE », à des prix plus bas, dans leurs produits », souligne Marine Colli. « On s’oriente vers une course aux prix bas dans laquelle seules les grandes entreprises seront gagnantes », abonde Blaise Desbordes. 

Au-delà d’hypothétiques clauses miroirs sans moyens de contrôle adéquats, c’est donc la négociation en amont de normes plancher qu’il faudrait instaurer dans les conditions de libre échange, selon le DG de Max Havelaar France. « On pourrait imaginer des quotas d’importations devant répondre à des normes environnementales comme l’agriculture biologique ou sociales comme le commerce équitable », propose-t-il. Un vœu pieu ? Si dans certains pays, des produits comme le Rwanda, les principes du commerce équitable commencent à se faire une place importante dans l’exportation de café par exemple, ni les acteurs du commerce équitable, ni ceux de la bio ne pèsent aujourd’hui dans ce type de négociations…

La France peut-elle bloquer l’adoption du traité de libre échange avec le Mercosur ? 

Avec 484 votes contre 70, les députés de l’ensemble des groupes parlementaires ont opposé un net refus à l’accord de libre échange avec le Mercosur lors d’un débat à l’Assemblée le 26 novembre. Et le gouvernement est au diapason : dans une tribune commune publiée par Le Figaro, les ministres de l’Agriculture et du Commerce extérieur, Annie Genevard et Sophie Primas affirment que celui-ci provoquerait « des déséquilibres profonds pour nos producteurs », confrontés à une « concurrence déloyale ». Pour autant, aussi symbolique qu’il soit, ce vote est loin d’avoir le poids politique suffisant pour peser dans la signature ou non de l’accord par l’Union européenne et le Mercosur. Car c’est bien à l’échelon supérieur que l’accord doit se conclure et si la France dispose en réalité d’une sorte de droit de veto dans la signature de cet accord qui n’est pas seulement commercial, il n’est pas sûr qu’elle en fasse usage, ni qu’elle puisse le faire si comme le souhaite Bruxelles, la signature de l’accord est scindée en deux avec une partie commerciale (votée à la majorité des deux tiers) et politique (voté à l’unanimité). Le gouvernement Barnier cherche aujourd’hui davantage à créer une minorité de blocage. Il a déjà rallié l’Autriche et la Pologne mais face à une Allemagne qui soutient un accord qui arrange ses exportations d’automobiles et de produits chimiques, la France cherche le soutien d’un grand pays comme l’Italie qui s’est pour l’instant montré réservée sur le sujet. On attend de voir si la détermination de la France va jusqu’à l’imposition de son veto. Et si elle sera en moyen de le faire… 

Illustration : Canva