Les nodules polymétalliques : derrière ce terme abscons se cache l’une des dernières frontières infranchissables pour l’appétit humain en ressources naturelles. Connus depuis le XIXème siècle, on a pensé leur exploitation possible dès les années 1970 en se basant sur des considérations erronées quant à la nature des écosystèmes des grands fonds océaniques : on les pensait inhabités comme un vaste désert, on sait maintenant que c’est tout l’inverse. C’est une étude publiée par une équipe scientifique internationale dans la revue Scientific Reports de Nature qui nous l’apprend : exploiter le fond de l’océan impacterait de façon irrémédiable un écosystème fragile et vital, encore vierge de toute influence humaine. De quoi nous poser quelques questions sur les frontières et les impacts de notre appétit en ressources minérales.
Les nodules polymétalliques, un vieux serpent de mer ?
Les nodules polymétalliques : définition et localisation
Que sont les nodules polymétalliques ? Ce sont de petits blocs de minéraux mettant environ 3 millions d’années à se former. On les trouve en vaste champs sur les plaines abyssales de tous les océans du monde, et en particulier dans le Pacifique dans la « zone de fractures de Clarion-Clipperton » , au large du Mexique, entre 3000 et 6000 mètres de profondeur. La profondeur de ces champs de nodules les place en haute mer, donc en dehors de la juridiction de tout Etat.
Le mécanisme de leur formation n’est pas vraiment connu : ce que l’on sait c’est qu’au centre des nodules se trouve un « noyau », souvent une dent de requin ou un fragment de roche. Les minéraux présents dans l’eau de mer précipiteraient et se cristalliseraient en couche successive sur ce noyau, formant en plusieurs millions d’années un nodule de quelques centimètres, composé principalement de manganèse (27-30 %), de nickel (1,25-1,5 %), de cuivre (1-1,4 %) et de cobalt (0,2-0,25 %). En 1981 on estimait la ressource à 500 milliards de tonnes de nodules au fond de l’eau !
Ce sont ces 3 derniers minéraux qui excitent toutes les convoitises : leurs cours sont volatiles et la production très limitée (1,36 million de tonnes pour le nickel) et concentrée dans les mains de quelques pays. Ce sont des minéraux stratégiques, servant dans l’industrie lourde, le bâtiment ou dans la production de biens de consommation courante (informatique). Dans un contexte d’épuisement des ressources terrestres il n’a pas fallu longtemps pour que des mains se tendent vers le fond de la mer.
Les premières études exploratoires et pré industrielles ont eu lieu dans les années 70 : les premières images rapportées par le submersible habité Nautile de l’Ifremer révèlent des champs entiers de nodules polymétalliques, faisant penser à un eldorado attendant qu’on se baisse pour les ramasser. Les premières campagnes s’intéressent donc à la faisabilité technique et aux rendements à atteindre pour garantir une compétitivité de la ressource.
Nodules polymétalliques : une exploitation économiquement impossible il y a 30 ans
La France est sur les rangs, mais aussi l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, la Russie, la Grande Bretagne et les USA. Ils seront rejoints entre autres par l’Inde, des petites îles du Pacifique comme les Kiribati ou les Tonga, la Chine et la Belgique.
Sous l’égide de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM) les pays souhaitant explorer les ressources marines abyssales se partagent les zones et débutent leurs explorations après avoir soumis leur programme à l’Autorité. Pour la France il s’agit de 5 campagnes de 1970 à 1987 : l’exploration est confiée à un consortium appelé AFERNOD regroupant l’ancêtre de l’Ifremer et le CEA tandis que l’étude des moyens d’exploitation est confiée au consortium GEMONOD. Il en résulte un important développement des capacités océaniques exploratoires françaises grâce à l’Ifremer et aux technologies développées pour l’occasion, d’ailleurs toujours en service (submersible habité Nautile par exemple). Bien sûr, aucune étude d’impact environnemental n’a lieu, et les tests en mer de techniques d’exploitation ne s’intéressent qu’aux données économiques… Puisque l’on pense exploiter un vaste désert.
Mais concernant l’exploitation c’est une véritable déconvenue. Les calculs économiques font apparaître la nécessité d’extraire plus de 1,5 millions de tonnes de nodules polymétalliques par an pour être rentable, tandis que l’intérêt se porte principalement sur le nickel, le cuivre et le cobalt et pas sur le manganèse, qui est présent en majorité mais non stratégique vu sa cotation très faible sur les marchés internationaux. Les calculs font apparaître en 1988 un investissement initial d’un milliard de Dollars US, faramineux pour l’époque, avec un retour sur investissement fortement dépendant des cours des matières premières… 25 ans plus tard. Tout est à développer : les tests de techniques d’extractions plus futuristes les unes que les autres se heurtent aux difficultés de l’exploitation en mer d’une ressource à 6000 mètres de profondeur.
Avec l’entrée en vigueur de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer en 1994, les règles se durcissent pour l’exploitation minière des fonds sous-marins et les pays se découragent progressivement, accompagnés par les changements géopolitiques et la chute du prix des matières premières.
Le bilan environnemental catastrophique de l’exploitation des nodules polymétalliques, confirmé 20 ans plus tard
Aucune étude exploratoire ni aucun test d’exploitation mené pendant ces « années fastes » ne s’est intéressé à l’environnement et à l’impact de l’extraction de cette ressource. Tout juste reconnait-on que le fond marin serait labouré dans ses premiers centimètres et qu’un important panache de sédiment recouvrirait la zone.
Avec la chute du cours des matières premières et l’abandon du développement des techniques d’exploitation sous-marines, les Etats diminuent leurs financements dans les années 1990 et préfèrent se lancer dans les études scientifiques pour justifier leurs permis d’exploration de ces zones auprès de l’AIFM. C’est le moment pour l’Ifremer, seule survivante des consortiums GEMONOD et AFERNOD, de lancer ses deux campagnes d’exploration des fonds marins pour le compte de l’Etat français. Et c’est à ce moment-là que l’étude de l’environnement entre en jeu.
Le contexte a changé : on ne s’intéresse plus à haute voix à l’exploitation mais seulement à l’exploration scientifique, l’AIFM ayant rendu obligatoire le fait de réaliser un état des lieux préalable de l’écosystème benthique (de fond) et de son habitat. Les deux campagnes de l’Ifremer, Nodinaut en 2004 puis BIONOD en 2012 ont permis de renouveler l’autorisation d’exploration de la zone mais aussi de bouleverser nos connaissances sur cet environnement marin encore largement inconnu.
Pour cela les chercheurs se sont intéressés en premier lieu à une zone ayant été ratissée 37 ans auparavant : le constat est accablant, aucun habitat ne s’est reconstitué et pire, l’équilibre chimique de la zone a été bouleversé. Pour comprendre combien c’est inquiétant il faut se rappeler que le plus grand puits à carbone de notre planète, c’est l’océan… Qui le stocke dans les fonds marins. Bouleverser cet équilibre c’est tout simplement mettre un pistolet sur la tempe de toute l’humanité en ces temps de réchauffement climatique global.
L’autre inquiétude pèse sur la biodiversité de ces zones : dans les années 80 nous pensions qu’elle était très peu abondante, voire nulle. BIONOD a prouvé que ce n’est pas le cas, bien au contraire. Non seulement les zones les plus riches en nodules sont aussi les plus riches en biodiversité mais elles sont un habitat à elles seules : elles abritent une vie fixée et une macrofaune deux fois plus importantes dans les zones denses en nodules. On peut compter jusqu’à 1000 espèces d’invertébrés sur la surface d’une feuille A4 ! Si l’environnement autour d’un champ de nodule peut être comparé à un désert, le champ, lui, est une oasis, avec les zones denses au centre.
Mais ce sont ces zones qui sont les plus intéressantes pour l’exploitation des nodules… Et ce n’est pas la peine de penser que l’environnement se reconstituera après l’exploitation : l’étude a démontré que presque 40 ans plus tard ce n’était pas le cas. Les écosystèmes les plus stables, comme les fonds abyssaux, sont les moins résilients et les plus fragiles : ceci est valable sur terre et en mer.
Nodules polymétalliques : le parfait exemple d’une limite à ne pas franchir
L’humain peut-il franchir toutes les limites imposées par l’environnement ? Si l’on regarde l’avancée de la technologie il semblerait que les dernières frontières infranchissables se fassent de plus en plus rares. A ce titre les nodules polymétalliques rappellent une autre controverse technico-environnementale, l’extraction des gaz de schiste.
Dès le début nous savions que les techniques de fragmentation hydrauliques seraient impactantes pour l’environnement, sans savoir à quel point. Pourtant devant la promesse d’un approvisionnement énergétique facilité certains ont sauté le pas : les conséquences ont été importantes pour les populations locales et les ressources en eau, pourtant vitales. La question est la même pour les nodules polymétalliques : nous connaissons maintenant parfaitement les conséquences d’une exploitation de ces champs, mais sans même pouvoir garantir l’intérêt économique, écologique ou pratique de cette extraction.
Tout comme une exploitation durable des gaz de schiste est impossible avec la fracturation hydraulique, l’exploitation durable des nodules polymétalliques est impossible avec les techniques actuelles souhaitées par les industriels. Un simple exemple : si l’on refuse les prélèvements de sable marins sur nos côtes en raison du panache de sédiment qu’elle produit, comment imaginer accepter la même chose à une échelle 100 fois supérieure sous prétexte que ça se produit à 10 000 Km de chez nous ? Ce sont les populations locales des îles du Pacifique qui payeront les pots cassés les premiers, avant l’humanité toute entière si nous perturbons le cycle du carbone océanique.
En raison des impacts important pour les écosystèmes benthiques, l’AIFM a demandé que des zones d’intérêt écosystémiques équivalentes aux zones de productions soient préservées à travers les APEI (Area of Particular Environmental Interest), autour de la zone de Clarion-Clipperton. Mais que faire quand les zones d’intérêt économique les plus importantes sont justement les plus riches en biodiversité ? L’humanité a peut-être trouvé ici une limite que la sagesse recommande de ne pas franchir.
Si à l’heure actuelle l’on ne parle d’exploitation qu’à mots couverts, les intérêts endormis au début des années 90 se sont réveillés et la pression se fait de plus en plus forte sur l’AIFM. Non seulement la convention de Montego Bay est en renégociation, mais en plus les pays en développement avancent leurs pions. L’Inde, la Chine ou la Russie veulent assurer leurs approvisionnements en matières premières et réservent des zones dans le Pacifique. Seule l’AIFM est garante du respect des règles qu’elle a édictées pour la protection des écosystèmes de ces zones. Mais pour combien de temps encore ? Les nodules polymétalliques nous interpellent : jusqu’où l’être humain peut il aller dans la destruction de son propre environnement ?