Depuis une dizaine d’années une nouvelle façon d’évaluer l’environnement progresse au sein des institutions et des travaux scientifiques. Nous passons d’une vision « idéalisée » de l’environnement à celle « utilitaire » : on veut savoir si l’environnement rapporte plus qu’il ne nous coûte pour sa protection. C’est en se basant sur une nouvelle notion, celle des services écosystémiques, que l’on peut dorénavant chiffrer l’utilité des mers et océans du globe : le Produit Marin Brut est né. A travers cette démarche les institutions comme le WWF constatent que les avertissements scientifiques sur l’intérêt de la préservation de la mer ne suffisent pas : il est temps de parler un langage quasi universel, celui du portefeuille. Et ça ne plaît pas à tout le monde.
Le Produit Marin Brut : 24 000 Milliards de dollars US de patrimoine marin !
Le WWF, le Global Change Institute de l’Université du Queensland et le Boston Consulting Group ont démontré dans un rapport intitulé « Raviver l’économie des océans » la valeur intrinsèque des océans et leurs services à l’humanité. Et par valeur j’entends la valeur « pécunière », ce que pour un être humain on pourrait appeler le patrimoine : 24 000 milliards de dollars US ! C’est tout simplement la valeur des mers et océans de notre planète. À titre de comparaison, le Fonds de pension gouvernemental de la Norvège est valorisé à 893 milliards de dollars, et c’est le plus important de la planète.
En plus de cela le rapport estime la valeur des biens et des services rendus par nos mers, sous une forme comparable à celle du PIB (Produit Intérieur Brut), ce qui place les océans comme 7 ème richesse mondiale avec 2 500 milliards de dollars US… Annuels ! C’est le PMB, le Produit Marin Brut, qui peut ainsi être comparé aux autres indicateurs économiques sur la même base : ce que produit l’océan en une année.
Pour sortir ces deux chiffres les scientifiques ont comptabilisé tout d’abord le patrimoine océanique mondial, en prenant en compte les actifs et les activités liés au système océanique. Parmi les actifs on compte les stocks halieutiques (poissons, crustacés, coquillages…) mais aussi les récifs, les herbiers et les mangroves, directement responsables du maintien des populations halieutiques côtières par leur rôle de nurserie. Ces actifs représentent 6 900 milliards de dollars US.
Ensuite les services rendus par les océans ont été comptabilisés : c’est la voie principale de circulation des marchandises dans le monde, ce qui lui impute une valeur de 5 200 milliards de dollars US.
Enfin les « actifs adjacents » ont été pris en compte, tels l’absorption du carbone par les océans et la production des littoraux (tourisme principalement) pour une valeur totale de 12 100 milliards de dollars US.
Ce qui nous donne au final le chiffre hallucinant de 24 000 milliards… En estimation la plus basse ! En effet l’étude ne prend pas en compte certain services mal connus, très indirects ou peu chiffrés comme les énergies marines ou encore la participation des océans à l’équilibre climatique.
Sur ce patrimoine nous en tirons annuellement pour 2 500 milliards de dollars US, le fameux Produit Marin Brut (PMB). Ce chiffre est à comparer au PIB de la France (2 900 milliards de dollars US en 2014, 5ème PIB mondial) ou du Canada (1 800 milliards de dollars US) et placerait les océans au 7ème rang des économies mondiales !
Ce rapport consacre deux choses : les océans sont au centre de la richesse humaine, aucun autre écosystème ne pouvant rivaliser avec sa richesse et ses services écosystémiques. Et cette richesse est en danger, par la mauvaise gestion que nous en avons.
Produit Marin Brut : une analyse économique qui dérange
Si j’estimais la valeur d’une vie humaine sur des critère économiques, comment réagiriez vous ?
Mal, l’être humain étant bien plus que le reflet de sa contribution à l’économie. Eh bien c’est exactement ce qu’il s’est passé avec le rapport du WWF.
Tout d’abord il faut y voir une évolution dans la protection de l’environnement : l’évaluation économique des services rendus par l’environnement, via la notion de services écosystémiques, est récente et ne plaît pas aux tenants de l’écologie conservatoire.
Que cela nous plaise ou non, l’être humain vit en exploitant les richesses naturelles de la planète. Cela ne signifie absolument pas qu’il doit le faire en la détruisant ! C’est cette nécessité de promouvoir un développement équilibré préservant les générations futures qui a donné naissance en 1978 au développement durable.
Les services écosystémiques s’inscrivent dans cette démarche : loin de mettre un prix sur nos océans et leur richesse, le rapport évalue leur valeur, et donc les pertes en cas de mauvaise gestion. L’économie devient donc un langage commun, une façon d’expliquer à un jeune enfant capricieux que s’il saute à pieds joints sur son sac de bonbon il n’en mangera pas un seul. La démarche actuelle consiste à expliquer à ce jeune enfant les effets de la gravité et l’effet de l’accélération de sa masse sur l’intégrité délicate de ce paquet de bonbon ! On a vu plus efficace.
Le changement de langage, en s’emparant de celui de l’économie, est un outil supplémentaire pour évaluer les politiques de protection. Il ne se substitue pas aux informations scientifiques, il les complète.
Ensuite le rapport insiste sur le lien entre protection de l’océan et bonne santé économique du patrimoine. En effet ce sont les deux tiers de ce patrimoine qui dépendent directement de la bonne santé des océans. Le résumé du WWF le dit très clairement : « Sous l’effet de la dégradation des actifs naturels, la capacité des océans à nourrir et à assurer la subsistance de centaines de millions d’êtres humains s’érode. » 61% des stocks de poissons actuellement pêchés sont complètement exploités, à cumuler avec les 29% de stocks sur-exploités pour obtenir un total de 90% des stocks halieutiques mondiaux surpêchés ! Les habitats sont tout autant sous pression, avec une déforestation des mangroves trois à cinq fois plus importantes que pour les forêts continentales. Ces actifs font partie du Produit Marin Brut et leurs services vivants sont bien plus importants que ceux qu’ils peuvent rendre de leur exploitation. C’est notamment ce qui a conduit les pays les plus riches à s’engager financièrement pour le maintien de la biodiversité dans les pays en voie de développement.
Il est urgent que les acteurs économiques s’emparent de l’exploitation durable de l’océan : c’est ce que rappelle le WWF en déclarant « Un trésorier ou un PDG averti n’attendrait pas le prochain rapport financier pour corriger le tir : il agirait sans plus tarder. » Si demain l’on peut chiffrer économiquement l’impact d’une décision sur le patrimoine mondial de l’humanité, n’est-ce pas là la façon de prendre la meilleure décision pour le bien commun ? Le Produit Marin Brut y participe et tant mieux ! Car dès que ça touche à l’océan, c’est bien l’humanité toute entière qui paye les pots cassés d’une mauvaise décision.
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